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Sergueï Medvedev: «Un fascisme postmoderne a émergé en Russie»

  • par Laure Mandeville, pour Le Figaro - février 2023 Republié par JALR
ENTRETIEN - Le politologue russe pointe la maladie aiguë d’un régime poutinien qui a repris des traits saillants des deux grands totalitarismes du XXe siècle, sans en reprendre l’idéologie, et s’acharne à détruire la nation ukrainienne par la guerre et la terreur contre les civils.
 
Pour Sergueï Medvedev, qui a quitté la Russie et enseigne désormais à l’université Charles de Prague et à l’université libre de Riga, la difficulté du défi que pose la Russie à l’Occident vient de ce que Poutine, depuis 20 ans, a reconstruit «un État Léviathan, héritier du totalitarisme soviétique», «qui a écrasé les bourgeons de démocratie» apparus après 1991.
 
La convulsion néototalitaire et impériale est d’autant plus problématique, qu’elle a aussi happé une grande partie de la société russe, avertit-il. Medvedev, qui est justement l’auteur d’un ouvrage percutant sur l’État Léviathan russe, Les Quatre Guerres de Poutine (Buchet-Chastel), ne croit pas à un réveil de cette société, qu’il décrit comme une «terre brûlée» «immobile» et asservie.
Pour lui, la grande différence avec l’Ukraine vient de ce que cette dernière se pense comme une nation alors qu’il n’y a pas «de nation russe, pas de nationalisme russe», «juste les convulsions d’un empire qui n’a plus les moyens de le rester». Son nouvel ouvrage, A War Made in Russia, sortira en mai en langue anglaise.
 
Le Figaro. - Nous peinons à l’Ouest à définir la nature du pouvoir poutinien. Certains insistent sur sa nature impériale, d’autres ses racines totalitaires, d’autres pointent son fonctionnement mafieux. Et vous?
 
Sergueï Medvedev. - Toutes les définitions que vous donnez sont justes. C’est un pouvoir impérial, totalitaire, mafieux… et j’aime utiliser aussi la formule de Michel Foucault de «biopouvoir», car il vise à contrôler ce qui a trait au corps des habitants, comme on l’a vu avec l’interdiction des LGBT, l’interdiction de l’adoption étrangère, puis la hausse spectaculaire de la violence corporelle de l’État contre les citoyens: les tortures, les viols des prisonniers avec des matraques, l’utilisation de la force brute par la police contre les manifestants…
 
C’est un tournant clé. On assiste à l’émergence d’un pouvoir fasciste. Pas un fascisme comme on l’a eu au milieu du XXe siècle bien sûr, car il n’est pas lié à une idéologie, contrairement au stalinisme ou au nazisme. C’est un fascisme de l’époque postmoderne. En Russie, tout est toujours emprunté. Si on regarde les pratiques de l’armée russe en Ukraine et certains articles écrits par les idéologues poutiniens, il ne s’agit pas de prendre des territoires au Donbass ni de sauver les populations russophones. Il s’agit de détruire l’Ukraine comme nation, comme langue, comme entité politique.
 
Bref, c’est une négation de son existence et de ce point de vue, c’est une sorte de nazisme généré par l’idée russe impériale. La Russie a emprunté au postmodernisme, pour créer son fascisme pour le XXIe siècle, avec les éléments que décrit Umberto Eco. Comble de l’ironie, la Russie qui a supposément envoyé son armée  pour combattre les «nazis ukrainiens», s’est transformée en une sorte d’Allemagne nazie atténuée, diluée, et a même créé son propre svastika avec le signe Z, sans s’en apercevoir.
 
Quels sont ces éléments dont parle Umberto Eco que vous voyez dans le pouvoir poutinien?
 
Le culte du leader, le culte du corps, le culte de la mort, le culte de la guerre, le culte de la victoire… Bien sûr, on n’a pas les parades nazies ni les lois raciales de Nuremberg, ni les camps de concentration. Ce n’est pas du tout la même chose, bien sûr. Mais on a une idéologie de la destruction de la nation ukrainienne, une destruction des villes et de la population, des camps de filtration. On arrête les gens qui portent le trident symbole de l’Ukraine, on tue des professeurs qui enseignent la langue ukrainienne, on les force à réécrire les manuels d’histoire. Nous avons tous vu comment tout cela mûrissait depuis 20 ans et notamment après 2014.
«Ce n’est pas seulement la guerre de Poutine et d’une élite rêvant de revanche.» Sergueï Medvedev
Mais aujourd’hui émerge un tableau clair. Il est d’autant plus noir que cette guerre est acceptée par la plus grande partie de la population russe. Ce n’est pas seulement la guerre de Poutine et d’une élite rêvant de revanche. Oui, quelques dizaines de milliers de personnes ont protesté, et près de 1 million sont partis, mais c’est un pourcent de la population! L’Occident n’a pas pris la mesure du problème.
 
Est-ce avec l’Allemagne nazie des années 1930 qu’il faut comparer ou faut-il relier ce qui se passe avec le totalitarisme communiste, quand Staline a mené la destruction de l’Ukraine, à travers la famine organisée Holodomor, les purges de l’intelligentsia, la lutte contre la culture ukrainienne.
 
Vous avez raison, ce projet de destruction existe depuis très longtemps et concernait toutes les nations de l’empire. Il faut reconnaître que le stalinisme était une forme de fascisme. Mais ce qui est nouveau, c’est que l’on dit à haute voix que l’on veut détruire la nation ukrainienne, qu’elle n’existe pas. J’écris un nouvel article qui revient sur ces deux grands totalitarismes qui ont dévasté le XXe siècle. Le fascisme et le stalinisme. En réalité, un seul a été défait. L’autre a conclu une alliance avec l’Occident et a survécu. Il faut que nous vainquions cette machine totalitaire. Nous sommes confrontés à la même menace qu’en 1939. Bien sûr, Poutine n’a pas envahi le territoire des pays de l’Otan, mais il est l’héritier de cette énorme machine.
Il me semble que les pays occidentaux n’ont pas voulu penser le deuxième totalitarisme du XXe siècle car ils l’avaient largement embrassé, notamment en France, si éperdument prosoviétique. Ils n’ont donc pas vu que le dragon, que l’on croyait à terre en 1991, s’était reconstitué.
 
Oui, le dragon s’est mis à renaître sous Poutine. De ce point de vue, l’année 2022 est terrible mais fait tomber les masques. Nous découvrons une tumeur énorme et dangereuse sur le corps de la Russie et du monde. Vous avez raison de dire que l’élite occidentale porte une lourde responsabilité car elle était entichée de l’idéologie communiste. Elle était aussi séduite par la Russie comme alternative aux États-Unis. Beaucoup de gens dans le tiers-monde le sont toujours! Ils embrassent Poutine parce qu’ils détestent l’Amérique.
«Les bombes ne tombent pas sur Paris, mais la nature de la menace est la même qu’il y a 80 ans.» Sergueï Medvedev
Mais si on le laisse obtenir ne serait-ce qu’un quart du territoire de l’Ukraine, ce sera une grande défaite pour les États-Unis. En Asie, en Chine, on pensera qu’on peut agir comme Poutine. C’est pour cela que le moment présent rappelle la période 1941-1945 en termes de dangerosité. Les bombes ne tombent pas sur Paris, mais la nature de la menace est la même qu’il y a 80 ans.
 
Vous dites que la Russie a rompu avec le processus d’intégration dans le monde global, commencé en 1989.
 
On a assisté à une déglobalisation de la Russie. Tout ce qu’elle avait essayé de créer, toute cette bourgeoisie des villes des trente dernières années, ces 20 millions qui avaient rejoint la civilisation globale, c’est terminé. La guerre de Poutine est une manifestation de cet échec. La Russie poutinienne n’a pas créé de société civile, la démocratie ne s’y est pas enracinée. En revanche, elle a recréé un énorme État Léviathan, qui a écrasé tous les bourgeons de démocratie. Le projet Poutine basé sur le ressentiment a reçu un statut de politique officielle. Pendant 20 ans, l’équipe au pouvoir n’a cessé de répéter que la Russie avait été humiliée, qu’elle devait se relever, en s’opposant au monde entier. La Russie ne se bat pas seulement avec l’Ukraine, mais avec tout l’Occident.
 
Vous comparez le sentiment des Allemands vis-à-vis des Juifs dans les années 1930 et celui des Russes aujourd’hui vis-à-vis des Ukrainiens…
 
Oui, dans le sens où les Allemands estimaient que les Juifs leur avaient donné «un coup de poignard dans le dos». Les Russes pensent que les Ukrainiens les ont poignardés aussi, qu’ils font partie du peuple russe mais les ont trahis en allant vers l’Ouest. Il y a une conscience impériale infantile là-dedans.
 
Cette réaction ne cache-t-elle pas une douleur enfouie, venant de l’accumulation de ce que la Russie a elle-même enduré?
Il ne s’agit pas de douleur. Cette frustration a été formalisée politiquement par Vladimir Jirinovski, qui a été le père idéologique «génial» de Poutine. Jirinovski a inventé ce fascisme impérial postmoderne que je décris. Il ne s’agit pas de souffrance. C’est plutôt l’accumulation d’un mal qui ne passe pas. Le mal du goulag, des répressions, du stalinisme, de l’occupation des pays voisins, de l’invasion de l’Afghanistan. On a tué 1 à 2 millions d’Afghans en 10 ans! Cela dépasse l’entendement. Pendant ce temps, j’allais à l’école, j’avais une vie, personne n’en parlait jamais.
 
Pourquoi une telle passivité russe? Le nombre exorbitant de soldats russes tués (on parle de 130.000) peut-il finir par réveiller le peuple?
C’est affreux à dire mais je pense que la Russie peut accepter même 1 million de morts. 1 million de personnes y sont mortes du Covid. Et rien! Le fatalisme est un élément clé de notre psyché. La Russie est un pays absolument immobile à la manière bouddhiste, elle regarde sa mort avec indifférence. Cela a été un étonnement pour moi cette année. Je pensais que la mobilisation militaire déclencherait un mouvement populaire. Mais rien. Les cercueils arrivent, et les veuves russes remercient le pouvoir, parce qu’on leur donne de l’argent ou des fourrures.
«Cette culture de la mort, du mépris pour sa propre sécurité, est séculaire, c’est celle d’un peuple de serfs.» Sergueï Medvedev
La vie humaine a été totalement dévaluée… C’était toujours le cas en Russie. Si vous regardez les statistiques, vous verrez que le peuple meurt d’alcoolisme, d’accidents, de rixes alcoolisées, sous la pelle du voisin… L’espérance de vie atteint à peine 60 ans! La moitié des Russes ne mettent pas leur ceinture de sécurité! Ils achètent même des gadgets pour empêcher les ceintures de biper mais ne les mettent pas!
Cette culture de la mort, du mépris pour sa propre sécurité, est séculaire, c’est celle d’un peuple de serfs. Cela explique notre passion pour les jeux de hasard. Même dans la classe cultivée, l’idée du destin est très puissante. Tu dois jouer avec lui et il joue avec toi. Les Russes restent soumis car ils ont vécu durant des siècles sous le joug du pouvoir. Il s’agissait d’une forme de colonisation intérieure, comme le raconte le livre très important d’Alexandre Etkind*…
 
Les Ukrainiens sont très différents!
Oui, et c’est manifeste aujourd’hui. Ils ont été soviétiques, mais ils avaient d’autres gènes, un sentiment de liberté intérieure. Ils ont été sous l’influence du catholicisme, de l’Autriche-Hongrie, de la Rzeczpospolita de Pologne. Ils étaient attachés à leurs terres. Quand on parcourt l’Europe, on constate dans les villages que les gens y vivent depuis des siècles. Alors qu’on n’a pas du tout ce sentiment d’appartenance à la terre en Russie, ils y sont par hasard… L’attachement des Ukrainiens à leur terre, leur sentiment de propriété produit le sentiment de leur propre dignité.
 
Les Ukrainiens ont une nation, pour laquelle ils sont prêts à mourir… En Russie, il n’y a pas de nation, pas de nationalisme russe, il y a juste les restes de l’empire. Voilà pourquoi les Russes se battent pour un mythe, celui des «fascistes ukrainiens», qu’il faut vaincre. On assiste en réalité à des convulsions impériales, car la Russie n’est pas une nation mais un empire qui n’a plus les ressources pour le rester.
 
Quels scénarios pour l’avenir? Le pays est plongé dans l’irréalité…
Pour être franc, je ne sais pas. Je ne suis pas sûr que cette génération aura le courage et les ressources intellectuelles et morales pour dire: on avait tort. J’ai peur que nous attende une dégradation lente, un effondrement de la société, une nouvelle vague de migration. Peut-être même n’y aura-t-il plus de Russie au milieu du XXIe siècle? Certains évoquent un éclatement mais pour cela, il faudrait que de nouveaux sujets émergent. Peut-être la Tchétchénie, Kaliningrad? La plupart des républiques sont dépendantes des dotations du centre. Je regarde les mouvements régionaux qui se dessinent, mais entre les 70 ans de communisme et les 22 ans de poutinisme, le pays s’est transformé en terre brûlée déserte. Même s’il y a une défaite de Poutine, je ne sais pas ce qu’il devra se produire pour qu’apparaissent de nouveaux «arbres», de nouveaux sujets…
 
Certains estiment cependant que si le pouvoir perd la guerre, la Russie pourrait voir émerger à nouveau un réformateur, peut-être même quelqu’un de l’opposition démocratique.
Cela me paraît relever de la pensée magique. Que fera-t-on de l’armée, ce corps rongé par l’alcoolisme, les crimes et la corruption? Des flics, de tous les administrateurs? Purgera-t-on ces 5 millions de fonctionnaires des ministères de force? Et que faire des prisons? Même si par miracle arrive au pouvoir un brillant Khodorkovski ou Kasparov, la société malade restera. La situation est bien pire qu’à la fin des années 1980, car l’URSS avait laissé une société éduquée, avec un cadre. Mais 30 ans plus tard, rien n’a été créé. La Russie s’est goinfrée de mythes impériaux, de gaz et de pétrole, et avec la guerre, tout ce qui avait été créé de positif - la culture, les théâtres… - est partiellement détruit.
«J’aimerais que le poutinisme passe comme un mauvais rêve. Mais je ne peux y croire.» Sergueï Medvedev
Certes, il reste des compétences techniques, mais tous ces libéraux propouvoir du secteur bancaire par exemple, qui se sont mis au service de la guerre, faut-il leur pardonner? Je n’ai pas de réponses, j’aimerais que le poutinisme passe comme un mauvais rêve. Mais je ne peux y croire.
 
Il faut un nouveau chapitre. Un procès du totalitarisme. Un repentir collectif.
J’ai du mal à l’imaginer car nous n’avons jamais fait ce procès en 500 ans. La Russie a eu des défaites et elle a eu ensuite de courtes périodes de réforme. Mais l’État ancien revenait toujours. Je pense que rien ne changera sans un reformatage drastique. Le problème, c’est l’État russe, tel qu’il existe depuis 500 ans. Il est antihumain, archaïque et colonial. Sa nature n’a jamais changé. Même sous Eltsine.
 
Cet État doit être détruit, il faut changer totalement la philosophie de l’organisation du pouvoir, aller vers une fédéralisation. C’est l’idée de l’opposant Mikhaïl Khodorkovski. Mais comment passe-t-on de la Russie d’aujourd’hui à son projet? Que faut-il faire pour que l’on puisse «tuer le dragon» comme le propose son dernier livre? Les conditions d’une défaite comme celle de l’Allemagne nazie ne sont pas en vue. On ne peut occuper la Russie et y mener des réformes, ni y obliger la population à regarder des films sur Boutcha.
«Je regarde le pays avec beaucoup plus de pessimisme qu’il y a un an. La Russie se noie dans un marécage.» Sergueï Medvedev
Le problème est que la vague de fascisme dont je vous ai parlé n’est pas seulement présente au Kremlin mais dans chaque école. Les professeurs écrivent des rapports sur leurs élèves et les élèves sur leurs professeurs. Beaucoup de gens bien sûr, parmi mes amis, ne sont pas d’accord. Mais la dégradation de la société russe a atteint des niveaux qui posent question. Je regarde le pays avec beaucoup plus de pessimisme qu’il y a un an. La Russie se noie dans un marécage.
 
Le retour d’une télévision qui dit la vérité, pourrait créer un électrochoc…
 
C’est vrai, cela a été le cas à la fin des années 1980. Mais je ne suis pas certain que cela suffise. La Russie a besoin d’une dépoutinisation, d’une démilitarisation, d’une dénucléarisation, d’une désimpérialisation. Et même d’une démoscovisation. Il faut une nouvelle capitale. Car Moscou, c’est l’héritière politique de la Horde mongole. Je pense que les défis sont tels qu’il est effrayant de penser au futur de la Russie et de l’Europe. Alors, nous nous contentons de penser aux prochains chars que nous livrerons. C’est la tragédie du moment actuel. À cause de l’arme nucléaire, l’Occident ne semble pas se résoudre à une politique vraiment résolue pour vaincre la Russie. Poutine compte là-dessus.�
 
 
 
  • Illustration : Sergueï Medvedev. Fabien Clairefond
Peut être une illustration de une personne ou plus et lunettes
 


22/02/2023
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