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Cynthia Fleury : «Le pogrom du Hamas est l’autre nom de l’indignité totale»

propos recueillis par Kévin Badeau, pour Le Point - novembre 2023
ENTRETIEN. Hamas, régimes illibéraux, management déshumanisé… La philosophe, qui vient de publier un livre sur la dignité, dresse le diagnostic d’un concept bafoué.
 
Elle a beau être sanctuarisée par la Déclaration universelle des droits de l’homme, la dignité fait l’objet d’attaques multiples et d’une ampleur incomparable. Ces assauts viennent du Hamas, coordinateur d’un véritable pogrom en Israël, des régimes illibéraux, qui n’accordent à la vie humaine que peu de valeur, mais aussi des structures économiques, où prospèrent des systèmes managériaux parfois déshumanisés. La philosophe Cynthia Fleury, autrice de La Clinique de la dignité (Seuil), établit le diagnostic d’une valeur bafouée.
 
 
Le Point : Comment définissez-vous le concept de dignité ?
Cynthia Fleury : Je me réfère à la définition de 1948 proposée par l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme : «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.» Cette définition accorde à toute vie humaine une valeur incommensurable et s’inscrit aujourd’hui dans un registre d’indivisibilité des droits premiers que sont l’égalité et la liberté. Mais l’on peut ajouter que nous sommes dans un âge moderne de la dignité et que celui-ci tend à effacer la frontière entre l’humain et le non-humain…
 
Où commence, pour vous, l’indignité ?
L’expérience d’indignité surgit quand le sujet a le sentiment que ses conditions de travail, de logement ou encore ses relations sociales sont défaillantes, lorsque l’intégrité de son corps est mise en danger, ou lorsqu’il estime qu’il y a une atteinte à la symbolique de la dignité par une matérialisation trop déficitaire de celle-ci (quand les conditions matérielles de vie sont insuffisantes, par exemple). La modernité a créé une forme d’intériorisation de la norme de dignité : les individus naissent pour la majorité d’entre eux avec ce sentiment que leur vie et leur personne sont dignes, quels que soient leurs stigmates ou leurs situations économiques. Le sentiment de dignité recouvre donc notre appartenance au genre humain, mais aussi nos ultraspécificités en tant que personnes singulières. Résultat : le seuil de tolérance à l’indignité a bougé. Il est beaucoup plus bas.

«La terreur du Hamas est l’autre nom de l’indignité totale. C’est une terreur qu’il faut combattre et délégitimer.»

 

Peut-on dire que les terroristes du Hamas, le 7 octobre en Israël, voulaient à dessein cibler la valeur dignité ?
Même s’ils revendiquent la «dignité de la résistance», ils ne sont que dans l’instrumentalisation du concept de dignité. Une terreur qui s’abat délibérément sur les enfants, les bébés, les femmes enceintes, les civils faisant la fête et militant pour la paix ; une terreur qui déchiquette les corps, se filme en réalisant l’innommable, en montrant sa jouissance d’humilier et de porter atteinte à l’intégrité corporelle et psychique de l’autre, en l’occurrence ici les Juifs ; cette terreur-là est l’autre nom de l’indignité totale. C’est une terreur qu’il faut combattre et délégitimer. Et aujourd’hui, le sort des otages nous incombe. C’est notre charge à tous de protéger leur vie et leur dignité.
 
Les régimes illibéraux, comme la Russie de Vladimir Poutine, sont-ils eux aussi les ennemis de la dignité ?
Les États de non-droit sont, par définition, des ennemis de la dignité humaine puisqu’ils ne respectent nullement la valeur des vies. C’est pour cette raison qu’Israël, qui est un État de droit, ne peut pas se conduire n’importe comment avec le Hamas et résolument pas avec la population palestinienne. C’est tout le fardeau des régimes de droit : ils ne peuvent pas être des continuateurs de la haine. Leur dette est tournée vers l’avenir et la réconciliation. Leur dignité se situe non pas dans le pardon, ou l’oubli, mais dans la possibilité de faire advenir autre chose que le ressentiment.
Revenons aux démocraties libérales occidentales. La promesse de dignité est-elle toujours d’actualité ?
Depuis les Lumières, nous sommes dans une phase de conquête de la dignité, incarnée par les mouvements ouvriers du XIXe siècle et les mouvements civiques du XXe siècle. En revanche, si nous resserrons la focale sur les vingt dernières années dans les sociétés occidentales, là, oui, nous déplorons des atteintes au concept de dignité. Il y a une sorte d’à rebours matérialisé par la démultiplication de modes dégradés des institutions, alors qu’elles sont censées être garantes de la dignité symbolique et de la matérialisation des conditions dignes.
 
À quoi faites-vous référence ?
Un certain type de management, financiarisé et mondialisé, qui est pratiqué dans les entreprises, contribue au sentiment que ressentent les individus d’être malmenés. Ce «new management» s’est étendu aux administrations publiques. Et, pour beaucoup d’individus, la ligne de partage entre ces modes dégradés et une vie dégradante est ténue.
Les atteintes à la dignité se sont aussi démultipliées dans les Ehpad, les hôpitaux ou les prisons.
C’est tout le paradoxe des institutions publiques, censées être garantes du droit à la dignité et qui se sont laissé envahir par le «lean management», ses principes de rentabilité et de rationalisation gestionnaire. Résultat : un ajustement permanent sur les ressources humaines, en les réduisant et en augmentant leur obligation de productivité, du moins sur le papier, car il y a beaucoup de «casse» humaine. Nous sommes sans doute allés au bout de l’hyperdivisibilité des tâches, en particulier dans le domaine du soin, qui produit une forme d’accoutumance à la déshumanisation. Je ne crois pas en une volonté consciente de se déshumaniser, je dis plutôt qu’un système de procédures et de protocoles a fini, presque malgré soi, par nous éloigner de l’humain.
 
Le souffle de radicalité que vous évoquez dans votre livre est-il un phénomène «normal» ?
Disons qu’il est, hélas, un phénomène assez classique. C’est pourquoi je me suis lancée dans cette «clinique» de la dignité. Car c’est en allant au plus près des situations, en observant les cas spécifiques, la variété des situations, que nous pouvons porter un diagnostic dépassionné. À savoir, faire la différence entre une revendication profondément instrumentalisée et une autre qui l’est moins.
 
Pour paraphraser Alexis de Tocqueville, l’écart qui nous sépare de la dignité est-il plus insupportable à mesure qu’il se réduit ?
C’était la géniale intuition de Tocqueville, qui a bien cerné la problématique entropique de la démocratie et son désenchantement : celle-ci repose sur des bons principes, mais qui ont des effets pervers, et notamment le fait qu’un principe a tendance à se transformer en passion, la liberté en toute-puissance, l’égalité en égalitarisme et l’individuation en individualisme. Ce même destin d’insatiabilité peut frapper le concept de dignité. Et la dignité dans sa dimension individuelle (avec des revendications sans cesse plus nombreuses) se substituera à celle à dimension plus générique et humaniste. Néanmoins, n’utilisons pas l’argument tocquevillien pour balayer d’un revers de manche la démultiplication des conditions indignes à laquelle nous assistons.
 

«La dignité est une chose commune, une "charge" que nous devons porter davantage à plusieurs.»

 
C’est la grande question de ce livre : comment soigner les nouvelles formes d’indignité ?
Une des réflexions dans La Clinique de la dignité est de revenir à une moindre division des tâches, en particulier dans les métiers du «prendre soin». Évidemment, je n’appelle pas à tout «indivisibiliser» : la division des tâches reste un grand marqueur de la modernité et du progrès en termes d’efficacité. Mais il y a sans doute un endroit où elle pèche par déshumanisation et où il est important de réinscrire les «corps» des citoyens dans le régime commun des pénibilités. En fait, la dignité est une chose commune, une «charge» que nous devons porter davantage à plusieurs, pour éviter qu’elle ne soit qu’un fardeau pour les plus vulnérables.�
 
 
  • Illustration : Cynthia Fleury présente «La Clinique de la dignité», éditions Seuil, août 2023, 224 pages, 19,50 € (papier), 13,99 € (numérique).
Peut être une image de 1 personne et texte qui dit ’Cynthia Fleury LA CLINIQUE DELA DIGNITÉ CYNTHIA FLEURY COMPTE REBOURS SEUIL’
 
 


29/11/2023
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