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 Jean-François Colosimo: «La guerre en Ukraine, un conflit mondialisé qui ne fait que commencer»

  • par Aziliz Le Corre, pour Le Figaro - février 2023
ENTRETIEN - Pour l’historien et théologien, le conflit s’inscrit dans un contexte de retour des empires, non seulement en Russie, mais aussi en Chine, en Inde, en Iran et en Turquie. La bataille d’Ukraine est d’autant plus décisive qu’elle pourrait être le prélude d’un conflit planétaire qui opposerait l’Occident aux puissances néo-impérialistes.
 
Le 24 février 2022 sur l’ordre de Vladimir Poutine, les troupes russes entraient en Ukraine. Depuis, la résistance militaire de Kiev met en échec les visées impériales de la Russie. Un an après le début du conflit, nous avons donné la parole à des philosophes, à des historiens, à des écrivains, pour éclairer, chacun à leur manière, cette guerre qui a changé le monde.
 
Le Figaro. - Pourquoi le retour de la guerre sur le sol européen, il y a un an, nous a-t-il sidérés?
 
Jean-François Colosimo. - Retour de la guerre, retour du religieux, retour du tragique… Toutes ces résurgences présumées sont illusoires. Elles résultent de notre propension à l’oubli. Jusqu’en 1989, la glaciation bipolaire interdit le moindre conflit ouvert en Europe. En 1991, l’URSS sombre sans que le sang ne coule. On veut croire à la «mondialisation heureuse». Pourtant, cette même année 1991, reprend la guerre périphérique des Balkans, congelée sous Tito. Elle éclate dans cette zone tampon qu’est la Krajina de Croatie peuplée de Serbes. Le nom «Oukraïna», francisé en «Ukraine», provient de la même racine slavonne, kraj, qui signifie «frontière». Le terme renvoie à la ligne de fracture millénaire qui, depuis l’affrontement des Carolingiens et des Byzantins pour l’évangélisation des Slaves, divise l’ouest et l’est du Vieux Continent. Courant de la Baltique à la Méditerranée, elle a Kiev pour épicentre. La fureur ethnico-religieuse qui va ravager pendant dix ans l’ex-Yougoslavie annonce ainsi l’apocalypse théologico-politique que Vladimir Poutine va déclencher deux décennies plus tard.
 
L’invasion de l’Ukraine était-elle donc prévisible?
 
Disons plutôt qu’elle participe d’un effet retard et advient en différé. En 1991, on préfère prédire la «fin de l’histoire». La guerre froide est derrière nous. Faux! Elle persiste en filigrane à Moscou et à Washington. Dès 1994, sous Boris Eltsine, Evgueni Primakov érige l’alliance occidentale en ennemi principal de la Russie et, pour la contourner, engage le rapprochement avec la Chine. Dès 1997, sous Bill Clinton, Zbigniew Brzezinski désigne la Chine comme le futur adversaire majeur et appelle au renforcement du pacte occidental en le subordonnant à l’affaiblissement de la Russie. Ces deux doctrines stratégiques de triangulation placent ainsi l’Ukraine au centre de l’échiquier. Car, sans Kiev, Moscou n’est plus une puissance. Or, sur place, depuis 1991, le survivalisme impérial russe et le revivalisme national ukrainien se font face. La peur de l’agonie d’un côté et la crainte de l’asphyxie de l’autre se confrontent. Si ce n’est que le souffle de la liberté commence à réoxygéner l’Ukraine, et que le poison du totalitarisme continue d’intoxiquer la Russie.
 
La course de l’Otan à l’est peut-elle être considérée comme un facteur de l’entrée en guerre?
 
Pas du tout! Cet argument est celui des propagandistes du Kremlin et de leurs idiots utiles. Pendant vingt ans, malgré le nanisme économique de la Russie livrée au pillage, Poutine a donné plus de coups qu’il n’a reçus. Fort de nos faiblesses, il a marqué des points étonnants au sein du jeu planétaire. En Transnistrie, en Tchétchénie, en Géorgie, en Crimée, au Donbass en répétant le colonialisme russe des marches. En Syrie, en Libye, au Mali en reproduisant l’expansionnisme soviétique des lointains. Mais en envahissant l’Ukraine, il brise la règle du jeu. Et ce au risque, qui est désormais une certitude, d’y naufrager son pouvoir et son régime. Pourquoi? Inutile de vouloir ausculter son cerveau. Il suffit d’examiner son ADN. C’est celui de l’appariement totalitaire entre l’idéologie et le crime.
«Fort de nos faiblesses, Poutine a marqué des points étonnants au sein du jeu planétaire. En Transnistrie, en Tchétchénie, en Géorgie, en Crimée, au Donbass en répétant le colonialisme russe des marches. En Syrie, en Libye, au Mali en reproduisant l’expansionnisme soviétique des lointains.» Jean-François Colosimo
Vous insistez sur cette dimension totalitaire. Comment l’expliquez-vous?
 
Vladimir Poutine est inconsolable de la perte de l’URSS, l’Union des républiques socialistes soviétiques. Autrement dit de l’empire le plus grand, le plus puissant, le plus sanglant, le seul sans nom propre mais baptisé d’un sigle abstrait, programmatique et hégémonique qu’ait jamais connu l’histoire. Par lâche soulagement, par optimisme progressiste, par accablement coupable de nos complicités passives ou actives, il n’y a pas eu de Nuremberg du communisme. Or le moteur du marxisme-léninisme est le combat, la lutte des classes, la lutte des peuples, la lutte finale. Et son carburant, la rivalité, l’hostilité, la haine. Dès que le cycle des conquêtes de l’URSS s’enraie, le mur de Berlin chute. Poutine, lui, réarme, remobilise, repasse à l’attaque. Il réactive le mythe du meurtre originel massifié au XXe siècle en massacre refondateur.
 
Et par quels biais, selon vous, s’illustre ce néototalitarisme?
 
Dans la Russie resoviétisée de Vladimir Poutine, qui est une immense manufacture du mensonge, le peuple est lobotomisé, la langue défigurée, l’opposition embastillée, l’art exilé, la religion instrumentalisée. Et la conscience du Goulag proscrite. On l’efface au profit de la célébration de la «Grande Guerre patriotique», cet oxymore typiquement stalinien. Chaque 9 mai, les Russes doivent défiler processionnellement en portant avec ostentation la photographie de leurs disparus lors de l’hécatombe de 1941-1945. Tandis que leurs disparus dans les camps restent condamnés à l’amnésie collective. Par cette parade funèbre, s’opère la transfusion du sang versé, l’exaltation du sacrifice renouvelé. Peu avant que la troupe n’entre en Ukraine, le Kremlin ferme Memorial, l’ONG qui collecte les preuves et archives du Goulag. Il faut liquider les crimes du passé pour légitimer les crimes du présent. Le cadavre embaumé de Lénine revit.
 
Puisque vous mentionnez le terme, cette guerre est-elle aussi une guerre de religion?
 
En quelque façon, oui. De manière visible avec le patriarche Kirill qui bénit les charniers de la «réunification du monde russe». Un cas de possession! Toujours après 1991, les hiérarques de l’Église martyre sous le communisme renouvellent leur allégeance au KGB. Ils lui font prendre la place du défunt Parti. Seule institution post-soviétique à couvrir l’ancien territoire de l’URSS, le patriarcat de Moscou va inconditionnellement servir les basses œuvres du Kremlin à l’intérieur comme à l’extérieur de la Russie. Kirill n’est pas une marionnette mais un affilié de l’«espiocratie» maffieuse instaurée par Poutine. Ce régime inédit constitue la victoire ultime de la Tcheka, la police secrète des bolcheviks inhérente à leur terreur d’État. De manière souterraine, c’est la gnose manichéenne, dont le communisme est un avatar moderne, qui se déploie. Lorsque Poutine promet l’enfer à ses rivaux et le paradis à ses féaux, lorsque Kirill confère l’absolution de leurs péchés aux soldats, lorsque Prigogine recrute des assassins dans les pénitenciers, ils se coulent dans le modèle djihadiste.
 
Pour en revenir à l’Ukraine, quel rôle peut-on précisément attribuer au facteur religieux?
 
Point focal, pays frontière, épicentre disputé, l’Ukraine a longtemps subi la convoitise des grands empires, tous convaincus d’incarner la «vraie foi». Ceux héritiers de Charlemagne, romain-germanique, austro-hongrois ou prussien. Ceux légataires de Byzance, tsariste ou ottoman. Les Tatars de Crimée et les Juifs du Shtetl en ont fait une terre des trois monothéismes. Les missions latines, grecques, puis réformées, une terre des trois confessions chrétiennes, minoritairement catholique de façon concentrée à l’ouest, majoritairement orthodoxe et tournée vers l’est dans le reste du pays. Enfin l’Ukraine a enduré les pires ordalies des deux religions politiques qu’ont été les totalitarismes du XXe siècle, l’Holodomor dans les années 1930 et la Shoah dans les années 1940. Par toutes ces mémoires blessées, elle récapitule le destin des deux Europe et pourrait être leur trait d’union. Ce que Poutine veut aujourd’hui à tout prix empêcher.
«Par toutes ces mémoires blessées, l’Ukraine récapitule le destin des deux Europe et pourrait être leur trait d’union. Ce que Poutine veut aujourd’hui à tout prix empêcher.» Jean-François Colosimo
Vous lisez cependant dans l’actuel conflit une autre continuité géopolitique. Laquelle?
 
Il est trois lignes de démarcation qui sont aussi des ceintures de sécurité où s’est régulièrement joué le sort de l’Europe. Elles ont perduré à travers les âges malgré les hiatus confessionnels ou idéologiques, car elles sont les verrous d’importants couloirs terrestres et maritimes. Il s’agit de la bande incurvée courant de la Méditerranée à la Caspienne qui divise le Levant à hauteur de Kirkouk. Puis de la barre diagonale qui va de la mer Noire et à la mer Caspienne en passant par le Haut-Karabakh. Et, enfin, de l’Ukraine, particulièrement la zone à cheval sur les rivages de la mer d’Azov ainsi que les embouchures du Danube et du Dniepr ouvrant sur les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Les grands conflits de basculement axial ont régulièrement déflagré en enchaînant ces trois lignes.
 
Comment cette permanence s’illustre-t-elle, concrètement?
 
Voici trois exemples. Devant fuir peu à peu la Terre sainte, les chevaliers Teutoniques transfèrent en 1226 leur croisade dans les pays Baltes, s’allient avec les Scandinaves et sont arrêtés par Alexandre de Novgorod sur la Neva en 1240, alors que les Mongols de la Horde d’Or submergent le Caucase en 1243. Les rixes cléricales à Jérusalem en 1846 et à Bethléem en 1847 servent de prétexte au déclenchement de la guerre de Crimée en 1853, qu’encadrent les guerres russo-turques de 1828-1829 et de 1877-1878. La guerre de Syrie s’internationalise en 2015-2019, précède la guerre du Haut-Karabakh en 2020 et l’invasion de l’Ukraine en 2022. Ne pas voir que le devenir des chrétiens d’Orient, des Arméniens et des Ukrainiens est solidaire représente un nouvel aveuglement. Étant entendu qu’il n’y va pas d’une cause particulariste mais universaliste.
 
N’assistons-nous pas, cependant, à vous écouter, à un retour des empires?
 
C’est bien le nœud crucial, mais là aussi la mutation l’emporte sur la répétition. À partir du XVe siècle, l’essor de l’Europe entraîne sa domination sur le monde au nom du progrès. À Moscou, à Istanbul, à Téhéran, à Tokyo, à Pékin et au sein des autres empires traditionnels, se survivre signifie dès lors se moderniser. Autrement dit s’occidentaliser. La greffe est un échec. En réaction, doublant la mise, les militaires échafaudent dans les casernes des projets nationaux et séculiers tandis que les révolutionnaires élaborent dans les prisons des programmes internationalistes et athées. Ce qui donne Pahlavi et l’Iran, Kemal et la Turquie, Hirohito et le Japon d’une part, Lénine et la Russie, Mao et la Chine d’autre part. Ces systèmes s’essoufflent à l’entour de 1979, dix ans avant 1989. L’erreur commune à ces régimes est d’avoir promis le Ciel sur Terre au prix d’une coercition illimitée. Il ne reste à leurs tenants que de ressortir le vieil arsenal religieux tout en conservant pour horizon absolu, et c’est là la modification, la divinisation du corps social. La religion est à la fois le meilleur vecteur de l’identitarisme, puisqu’elle est inclusive des siens, exclusive des autres, et le meilleur levier de mobilisation, puisqu’elle maximalise la guerre et éternise le sacrifice. Le spectre impérial d’antan est la forme politique spontanée de cette reconstruction qui repose sur la volonté de puissance.
 
Quelle est notre capacité de riposte face à ce basculement planétaire?
 
Ce sont bien Ali Khamenei et son post-chiisme, Recep Tayyip Erdogan et son post-sunnisme, Xi Jinping et son post-confucianisme, Narendra Modi et son post-hindouisme qui professent, par effet de balancier, un anti-occidentalisme forcené. Lequel sert de masque à leur culte violent et cruel de l’inhumanité. C’est bien ce basculement qu’avec sa post-orthodoxie Poutine importe au cœur de l’Europe. Ce sont bien là les termes du conflit mondialisé qui nous attend et qui ne fait que commencer. Et c’est bien pourquoi il nous faut gagner, auprès de son peuple résistant, la guerre d’Ukraine.
 
Que pensez-vous de la position de la France dans le conflit?
 
En vertu de la tradition capétienne qui allie principes et empirismes, grâce à la Constitution de la Ve République, qui fait du chef de l’État le chef de la diplomatie et de l’armée, en raison de sa maîtrise du feu nucléaire, la France garde sa vocation qui est de défendre l’universalité de la personne humaine. Ce à quoi tend Emmanuel Macron. Il est clair, dans le même temps, que ce qu’il reste d’utopie dans la construction européenne et d’unilatéralisme dans la prétention américaine n’aide pas.�
 
 
Dernier ouvrage paru: «La Crucifixion de l’Ukraine. Mille ans de guerres de Religion en Europe», Albin Michel, septembre 2022.
Peut être une image de 1 personne, barbe et lunettes
 


09/03/2023
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