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Quand l’écologie se bat contre les moulins…

  • Émilie Trevert et Erwan Seznec, pour Le Point - mars 2023
Moulins, seuils et autres barrages sur les rivières sont accusés de nuire à l’écosystème aquatique. Le nouveau dogme ? Libérer le cours de l’eau à tout prix.
 
Raymond Lagadic est l'heureux propriétaire du moulin de la Lorette, à Plogonnec, près de Quimper. Le retraité a grandi dans cette imposante bâtisse construite en 1746, refaite de bric et de broc, où son père, meunier, moulait le grain. Lui-même ancien meunier, il ne se voit pas quitter les bords du Steïr, affluent du fleuve Odet. L'homme, qui ne se départ jamais de ses bottes, vit au fond de ce vallon en quasi-autarcie. Le Finistère, sillonné par des centaines de rivières, a connu jusqu'à 3.000 moulins hydrauliques en service. Aujourd'hui, celui de Raymond Lagadic alimente en électricité sa maison, située 20 mètres plus haut. «On pourrait alimenter trois ou quatre maisons avec le moulin», soutient-il. L'installation a été bricolée à partir de pièces mécaniques anciennes et d'électronique moderne. «Il faut surveiller le fonctionnement, il y a toujours un risque de surchauffe.»
En amont, à côté d'un petit barrage d'environ 1 mètre, un mur de béton surmonté d'une grille appelée échelle (ou passe) à poissons est censé aider les grands migrateurs à remonter la rivière. «Ça ne sert à rien, lâche le retraité, amusé. Je n'ai jamais vu un saumon emprunter l'échelle ! Ils préfèrent remonter tranquillement le déversoir.» Quand ils sont là… Huit saumons seulement ont été pêchés l'an dernier quand, dans les années 1950, on en comptait entre 200 et 300 dans l'estuaire de l'Odet. La faute aux moulins, seuils et autres barrages ? Depuis une loi de 2006 sur l'eau et les milieux aquatiques (Lema) - supposée transposer la directive-cadre sur l'eau de 2000 -, ils sont accusés de nuire à l'écosystème aquatique. La présence de ces obstacles (110.000 dont 60.000 chaussées de moulins) sur nos rivières empêcherait l'écoulement naturel de l'eau, donc la libre circulation des poissons et des sédiments, comme le veut la «continuité écologique». Un principe nécessaire pour les pouvoirs publics et une frange d'écologistes, une absurdité idéologique pour d'autres. «Selon ce dogme imposé par l'État, il faudrait revenir à la nature la plus sauvage possible, estime le président de l'association de citoyens Hydrauxois, Charles-François Champetier, auteur d'un millier d'articles sur le sujet. Sauf que, des obstacles en rivière, il y en a toujours eu ! Des castors font des barrages, des arbres tombent dans l'eau…»
 
«Folie idéologique». De son côté, le secrétariat d'État à l'Écologie estime que «les interruptions de continuité causées par des ouvrages en cours d'eau entraînent de nombreux impacts sur le fonctionnement et la biodiversité de ces milieux aquatiques». Et de citer, en plus d'une modification de la morphologie du cours d'eau et des habitats, «la diminution ou disparition des espèces». Ces obstacles, qui créent des retenues d'eau, contribuent également, selon le ministère, au «réchauffement et à la modification de la qualité de l'eau et bloquent ou perturbent les déplacements et migrations des espèces aquatiques». «Barrages et seuils peuvent ainsi conduire à la mortalité des espèces aquatiques migratrices», martèle, sur son site, France Nature Environnement.
 
En somme, les moulins tuent des poissons ! Ce qui fait dire à notre propriétaire breton, se remémorant les eaux poissonneuses de son enfance : «À l'époque, il y avait plus de moulins qu'aujourd'hui, donc plus d'obstacles, et ils n'ont jamais empêché les poissons migrateurs de remonter, sachant qu'un saumon saute entre 2 et 3 mètres de hauteur !»
 
Ces petits ouvrages hydrauliques sont-ils la cause première de la détérioration de la qualité de l'eau ? Non, s'insurge Charles-François Champetier : «Dire que les seuils de moulins n'auraient aucune influence sur la rivière et son peuplement serait inexact. Mais les grands barrages (type EDF), la pollution et la surpêche ont certainement causé plus de dégâts.»
 
Depuis une dizaine d'années, la politique de continuité écologique a conduit à la destruction (largement subventionnée) de 1.400 ouvrages, selon le ministère. «Si l'on prend la totalité des rivières, d'après les données de l'Office français de la biodiversité, 4.300 seuils ont été totalement détruits et 7.800 partiellement détruits», assure Pierre Meyneng, président de la Fédération française des associations de sauvegarde des moulins (Ffam). Un article de la loi climat et résilience a cependant freiné ce mouvement en interdisant la destruction des moulins à eau, en 2021. Pour ses défenseurs, c'est une question de bon sens. 
«L'hydraulique des rivières en France a sept siècles, et elle est parfaitement adaptée à la saisonnalité de notre climat» estime le président de la Ffam, qui ne décolère pas face à cette «folie idéologique» qui consiste à «renaturer» les rivières et à considérer que «retenir l'eau est antinaturel».

12.000

C'est le nombre d'ouvrages qui ont été détruits (totalement ou partiellement) en dix ans, dont 10.000 seuils de moulins (Source : Office français de la biodiversité.)
«Suicide écologique». Il va plus loin : «C'est une catastrophe écologique ! La politique menée depuis dix ans a fortement aggravé la pénurie d'eau. En cassant ces seuils, on abaisse drastiquement le niveau de l'eau, qui s'écoule plus vite et ne nourrit plus suffisamment les nappes alluviales [nappes souterraines qui accompagnent la rivière, NDLR].» Résultat, selon des géologues : de plus en plus d'assecs estivaux. Pour preuve, il cite l'exemple de la Vire, un «cas d'école» «Sept petits ouvrages ont été détruits sur cet affluent de la Manche alors qu'ils produisaient l'équivalent de la consommation électrique annuelle d'environ 3.000 personnes, une énergie renouvelable et propre. Et les aloses, principaux poissons migrateurs du fleuve, sont passées de 9.000 en 2015 (date de la première destruction) à 1.000 en 2022 ! Il n'y a plus d'eau l'été, donc plus de poissons…» Ironie de l'histoire : à quelques kilomètres des ouvrages rasés, un barrage provisoire a dû être monté en urgence cet été pour rehausser le niveau du fleuve et garantir l'approvisionnement en eau potable. Il n'a été démonté que début mars.
«On a dépensé plus de 1 million d'euros pour avoir des poissons qui crèvent l'été !» Ludovic Panneau
Pourtant, la Vire est citée par le ministère comme un exemple de réussite de cette politique, avec une répartition du saumon qui aurait «progressé vers l'amont et où l'on retrouve deux à trois fois plus de juvéniles et trois fois plus de saumons adultes que dans les années 1980-1990». Qui croire ? «On nous ment tout le temps, tout ça pour camoufler une énorme erreur ! s'emporte Ludovic Panneau, président de l'Association agréée de pêche et de protection des milieux aquatiques de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire).
 C'est un suicide écologique !» Pour lui, les aménagements faits par l'État sont responsables de l'assèchement du Thouet. «On a dépensé plus de 1 million d'euros pour avoir des poissons qui crèvent l'été !» Plus de 500 morts cet été, recense-t-il. Pour connaître la cause de cet excès de mortalité, Ludovic Panneau, qui a une formation en gestion et protection de la nature, a fait réaliser des prélèvements d'oxygène sur cet affluent de la Loire. «Résultat : là où on a cassé des barrages, côté Maine-et-Loire, le milieu est néfaste pour la faune et la flore, c'est l'asphyxie complète ! Le faible niveau d'eau réchauffe l'eau et accélère le développement d'algues invasives ; or trop d'herbiers tuent le poisson. Quelques mètres plus loin, côté Deux-Sèvres, qui a un niveau d'eau normal, on n'avait pas de mortalité malgré la sécheresse.»
 
Castors. En Mayenne, où 200 ouvrages ont été supprimés, même constat : on peut traverser à pied le Vicoin l'été ; quant aux carpes, brochets et tanches, ils se font rares. Mais ce qui inquiète surtout Paul-Henry de Vitton, propriétaire du moulin de Thévalles, c'est l'approvisionnement en eau : «Des centaines de millions de mètres cubes d'eau ont été supprimés ! Vous allez pomper où s'il n'y a plus de retenues d'eau ?» Seule solution pour les défenseurs des moulins et certains pêcheurs : remonter les lignes d'eau. Reconstruire des barrages serait un aveu d'échec. À moins de miser sur les… castors pour réaliser cette besogne. Paul-Henry de Vitton a d'ailleurs remarqué leur retour progressif : «Ils refont ce que l'homme détruit.»�
 
 
Illustration :
  • Écoulement. Déversoir en amont du moulin de la Lorette, à Plogonnec (Finistère), là où remontent quelques rares saumons.
  • Énergie propre. Raymond Lagadic, dans la machinerie du moulin de la Lorette, avec son pistolet à infrarouge pour mesurer la température de son installation.
 
 
 


26/03/2023
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