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 Policiers : mission impossible ?

  • par Bartolomé Simon, pour Le Point - juillet 2023 republié par JALR
REPORTAGE. Sous le feu des critiques et des mortiers d’artifice, les forces de l’ordre cèdent de plus en plus au découragement, alors que la France s’embrase.
 
«C’est nous les condés, ouais !» Une poignée d’ados se filment avec des casques de CRS vissés sur la tête, vestes de police fluorescentes sur le dos. Le butin provient du commissariat de Fleury-les-Aubrais, en banlieue d’Orléans, dévalisé le 29 juin. Ailleurs, les mêmes scènes à la sortie de commissariats éventrés, symboles d’un vacillement de l’État. Il aura fallu une étincelle : la mort de Nahel, 17 ans, tué par un policier à Nanterre le mardi 27 juin, lors d’un contrôle, pour que le chaos survienne dans les quartiers populaires français, plus destructeur encore que les émeutes de 2005.
La mise en examen et l’incarcération du tireur le 29 juin n’ont pas apaisé les esprits. Depuis une semaine, les policiers s’entendent appeler «assassins», sont visés par des tags injurieux dans toute la France. Dans la cité Pablo-Picasso de Nanterre, le nom complet du policier qui a tué Nahel a été graffé sur un mur. Dans le même quartier, les CRS ont dû reculer, plusieurs nuits de suite, sous les mortiers d’artifice et autres cocktails Molotov. À Nîmes, le 1 er juillet, un policier a reçu une balle dans le ventre lors d’une nuit d’émeutes. L’ogive a été freinée par son gilet pare-balles. À Marseille, deux policiers en civil ont été reconnus par les émeutiers et passés à tabac. Après cinq jours d’incidents, plus de 700 policiers et gendarmes ont été blessés. «On est passés de Pinot simple flic à American Nightmare», formule Julien Schenardi, secrétaire régional Île-de-France du syndicat de police Alliance. Auprès du Point, les «flics» décryptent cette explosion de violence de l’intérieur. Ils confient leur désarroi, leur épuisement et leurs difficultés, bien antérieurs à la mort de Nahel. «Le moral est bas, confirme Jean-Paul Megret, commissaire et secrétaire national du Syndicat indépendant des commissaires de police (SICP). Ça fait des années qu’on s’en prend plein la gueule. On sert de punching-ball.» Souvent, en raison de leur devoir de réserve, les agents ont requis l’anonymat.
 
Fosse aux lions. En Île-de-France et dans les grandes villes, le lien police-population est d’autant plus difficile à nouer que le turnover des policiers est permanent. Les habitants voient rarement les mêmes têtes patrouiller. «Une vraie machine à laver», lâche un DDSP (directeur départemental de la sécurité publique). Où les agents, lessivés, éprouvent vite des envies d’ailleurs. Ils sont alors remplacés par des «sortis d’école», de jeunes policiers jetés dans la fosse aux lions. Le défaut de formation se ressent sur le terrain lorsque ces novices, les nerfs à vif, ne sont pas à même de gérer des situations complexes. Voire dramatiques, comme celle qui a abouti à la mort de Nahel. «Ils n’ont ni le temps de se former ni celui de nouer un lien avec les habitants d’un quartier», regrette le patron départemental. «On fonctionne encore comme sous Napoléon ! s’indigne le gradé. Or, il faut fidéliser nos policiers en ville. Un service d’anciens qui connaît le terrain et les gens, ça fait toute la différence.»
«Ils ne partent pas pour mieux ailleurs. Ils partent parce qu’ils sont dégoûtés d’où ils sont.» Guillaume Roux, du syndicat Unité SGP Police de l’Essonne
Las : les policiers changent souvent de commissariat, se mettent de plus en plus en disponibilité ou quittent la profession. En 2022, 10.840 policiers et 15.078 gendarmes ont démissionné, selon la Cour des comptes. Un record déjà battu… en 2021. Ceux qui se mettent en disponibilité deviennent électriciens, pâtissiers… «Ils ne partent pas pour mieux ailleurs, analyse Guillaume Roux, secrétaire départemental du syndicat Unité SGP Police de l’Essonne. Ils partent parce qu’ils sont dégoûtés d’où ils sont.»
 
Les pots de départ laissent toujours échapper les mêmes regrets. Le manque de moyens, bien sûr. Mais aussi l’impression de vider l’océan à la petite cuillère. «Trouver des commissaires sur des postes exposés, c’est difficile : il n’y a que des coups à prendre», observe Jean-Paul Megret. Le désespoir gagne aussi les agents de terrain. Chaque jour, ils interpellent les mêmes jeunes dans les mêmes quartiers, sans que les récidivistes ne retiennent la leçon. Le sentiment de toute-puissance qu’en retirent certains jeunes ferait «vriller» les agents. Si le tir qui a provoqué la mort de Nahel est reconnu comme une faute par la plupart des policiers, ils essaient toutefois d’expliquer le geste criminel de leur collègue. «Les refus d’obtempérer, c’est très stressant, explique un gradé. Lors d’une course-poursuite risquée, on atteint un niveau de tension nerveuse extrême.»
 
Rodéos urbainsLe refus d’obtempérer, ce délit lié à la mort de Nahel, est particulièrement craint par les agents. Chaque année, en France, selon le ministère de l’Intérieur, on en observe près de 25.000. Soit un toutes les trente minutes. Les policiers (et les gendarmes) ont tiré 138 fois sur des véhicules en mouvement, causant 13 morts, soit 6 de plus qu’en 2021. «Les types redémarrent parce qu’ils savent qu’ils ne risquent pas grand-chose», avance néanmoins un agent de la BAC. À Nanterre, au premier jour des émeutes, un quadra en trottinette qui filmait les incendies confiait, à propos de Nahel : «Le petit, il aurait dû s’arrêter. Il était mineur, de toute façon il ne risquait rien…»
 
Pour les policiers, ce sentiment d’impuissance s’illustre dans la gestion des rodéos urbains, un fléau devenu l’une des cibles prioritaires du gouvernement sous le mandat Darmanin. Sauf que l’action policière se heurte à un mur : lorsqu’ils aperçoivent un jeune à motocross en train de griller des feux, les agents ont l’ordre de ne pas les poursuivre. Et ce par crainte d’un accident qui pourrait enflammer un quartier, et ainsi entraîner des conséquences politiques désastreuses. 
«Les jeunes le savent aussi, et ils nous narguent à scooter toute la journée», déplore l’agent de la BAC.
L’ombre de l’erreur, qui convoquerait l’IGPN, la police des polices, ne concerne pas que les fonctionnaires de terrain. Avec les récentes polémiques sur des affaires de violences conjugales traitées par-dessus la jambe par des policiers, certains se sentent davantage «scrutés». «On marche sur des œufs, grince une officière de police judiciaire. La moindre dispute de couple est désormais prise très au sérieux.» Policiers scrutés, au cœur des critiques, mais envoyés en première ligne dans les émeutes massives. «Déjà qu’au quotidien, c’est difficile… soupire Jean-Paul Megret. Lorsqu’on va dans ces quartiers, on se fait caillasser. Il faut se suréquiper, toujours garder quelqu’un dans une voiture.»
«Maintenant, ils ne parlent plus de Nahel. C’est comme s’ils attendaient cela depuis des années.» Mehdi Mabrouk, élu et policier, à propos des émeutiers
Discours «antipolice». Dans les quartiers en proie aux flammes, la révolte couvait. «Le premier jour, les jeunes faisaient référence à Nahel, mais plus on avance, plus on observe de pillages totalement hors sujet, observe Mehdi Mabrouk, élu et policier d’une BAC du Val-de-Marne. Maintenant, ils ne parlent plus de Nahel. C’est comme s’ils attendaient cela depuis des années.» Les agents de terrain en subissaient les prémices depuis plusieurs années, habitués à entendre un discours «victimaire» et «antipolice». «On apprend à ces jeunes que la police est raciste, qu’elle est leur ennemi», regrette un agent de la BAC. Une police raciste ? Violente ? «Aujourd’hui, parmi les “sortis d’école”, il y a des policiers maghrébins, qui viennent de milieux populaires. Ils sont racistes aussi ? ironise un DDSP. Les policiers interpellent qui ils ont en face. Parce que ce sont des délinquants récidivistes, pas parce qu’ils sont étrangers.»
Alors que dans certains quartiers, l’idéologie infuse, beaucoup de policiers sont usés d’entendre des élus souffler sur les braises. «Les politiques, les artistes et les sportifs qui ne prônent pas l’apaisement, ça n’aide pas», observe Guillaume Roux. La réaction d’Emmanuel Macron, qui parlait d’acte «inexplicable» et «inexcusable», a été particulièrement mal perçue dans la maison police.
«L’État ne peut pas tout. L’enfant de 15 ans dans la rue à 3 heures du matin, je ne comprends pas.» Mehdi Mabrouk, élu et policier d’une BAC du Val-de-Marne
«On dit que l’élu de terrain est à portée de baffes. Le policier, c’est pareil, compare Mehdi Mabrouk. Mais la police, c’est l’arbre qui cache la forêt. Où sont les ministères de la Jeunesse, du Travail et des Sports ?» Car pour les forces de l’ordre, le problème ne serait pas policier… mais «politique» – et surtout «judiciaire». «Une vieille blague de policier consiste à se dire, lorsqu’on amène un mis en cause au tribunal, qu’il sera rentré chez lui avant nous», confie un fonctionnaire de banlieue parisienne. «Les 15-20 ans, on n’a plus la main dessus, constate Mehdi Mabrouk, amer, qui parle de génération perdue. Mais j’en veux aussi aux parents. L’État ne peut pas tout. L’enfant de 15 ans dans la rue à 3 heures du matin, je ne comprends pas.»
 
Cannabis. Certains agents souffrent de devoir gérer tous les maux de la terre. Exemple récent : la loi sur les amendes forfaitaires délictuelles pour les fumeurs de cannabis. Elle demande aux policiers de faire payer les usagers pris sur le fait. «On a déjà l’impression d’être assistantes sociales au quotidien. Et là, on va devoir porter un terminal de paiement sur nous ? On est policiers ou caissiers ?» ironise Guillaume Roux.
 
Jusqu’où vont tenir les policiers ? Ils voient d’un œil inquiet la prolongation des émeutes, au regard de leurs stocks de munitions, «pas illimités», et de leurs esprits et corps épuisés. Tout comme la perspective des Jeux olympiques de Paris. «On va subir une période élargie sans congés», s’alarme le commissaire, au regard des conditions de travail déjà «dégradées». «Est-ce qu’on ira toujours se battre au péril de notre vie ? s’interroge Julien Schenardi. On veut tous rentrer chez nous en entier.»
 
Ni les grands frères, ni les associatifs, ni les médiateurs ou les élus ne réussissent à calmer les émeutiers. Ni les parents, rares à venir récupérer leurs enfants pendant les heurts. À Nanterre, seul un camion orange tournait vainement entre les incendies, un drapeau blanc à la portière, et les inscriptions «peace» et «fraternité» scotchées sur le pare-brise.
 
Polémique. De quoi laisser place à des discours plus radicaux. Le 30 juin, les syndicats de police Alliance et Unsa ont dénoncé des «hordes sauvages» de «nuisibles», et appelé, en l’absence d’une réponse régalienne à la hauteur, à être «dans l’action», «en résistance» et «en guerre». La sémantique a fait naître une polémique. «Ces mots traduisent le ressenti des collègues de terrain, assume Julien Schenardi, secrétaire régional d’Alliance. Nous appelons à nous battre, syndicalement bien sûr, à ne pas baisser les bras.»
 
Si la confiance dans la police s’étiole chez les jeunes (54 % des 18-24 ans ont confiance en elle, selon un récent sondage du Cevipof), elle reste solide chez la majorité des Français, qui croient en elle à plus de 70 %. La cagnotte dédiée à la famille de Florian M., le policier qui a tiré sur Nahel, a dépassé le million d’euros lundi, avec plus de 50.000 donateurs. La police, mission impossible ? «Oui, mais à la fin de la journée, elle y arrive toujours», répond Guillaume Roux. Jusqu’à quand ?�

La grande fracture

C'est celle d'un rapport police-population profondément abîmé dans les quartiers. «Le lien est brisé depuis des années, relève Guillaume Roux, secrétaire départemental du syndicat Unité-SGP Police. Cet ancien policier d'une brigade anticriminalité (BAC) dans le quartier sensible des Tarterêts, à Corbeil-Essonnes, se souvient du contact permis par la «police de proximité». «Mais cela marche à long terme, nuance-t-il. C'est incompatible avec une politique du chiffre.» «On paie une politique du tout-répressif, qui ne crée aucun lien avec la population», abonde un directeur départemental de la sécurité publique (DDSP), un patron départemental de la police.
 
Dans le quartier populaire d'où il est originaire à Draveil (Essonne), Mehdi Mabrouk, élu et policier d'une BAC du Val-de-Marne, se remue pour rapprocher les jeunes et la police. Il est l'un des rares «bleus» dont la parole porte dans ces quartiers. Pour lui, le sempiternel match de foot organisé entre la police et les jeunes ne fonctionne plus. Alors, il teste d'autres méthodes.

«La semaine juste av
ant les émeutes, j'ai proposé à des jeunes de jouer les acteurs dans une fausse prise d'otages organisée par les forces de l'ordre. L'exercice se passait dans un cinéma du centre commercial Créteil Soleil. Les jeunes étaient emballés, ils ont joué le jeu, crié comme de vraies victimes en étant pilotés par les policiers. Ils ont tous adoré, m'ont dit que c'était trop rare. A la fin de la journée, l'un d'eux m'a même demandé si je pouvais lui donner un dossier pour entrer dans la police !» Une semaine plus tard, le 30 juin, une cinquantaine de pillards ont attaqué le même centre commercial, défiant la police dans les étages. «Ce genre d'incident réduit à néant tout un travail en amont», souffle Mehdi Mabrouk, qui a découvert les images avec désolation.�
  • Illustration : Première ligne. À Nanterre, le 29 juin, des agents de la BRI sont pris pour cible par des émeutiers, deux jours après la mort du jeune Nahel, tué par un policier lors d’un contrôle routier.
Peut être une image de 3 personnes, uniforme militaire, casque, masque à gaz et texte
 


25/07/2023
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