2778- Pascal Bruckner : Aux racines de l’idéologie victimaire» 3 posts

 Pascal Bruckner : «Christianisme, hédonisme, wokisme... Aux racines de l’idéologie victimaire»

  • par Martin Bernier, pour Le Figaro - mars 2024 Republié par JAL Rossi
EXCLUSIF - Dans son dernier livre, Je souffre donc je suis (Grasset), le philosophe constate que, partout dans le monde, pour exiger une réparation financière, alimenter un esprit de revanche ou justifier les pires intentions guerrières, les individus comme les États s’apitoient sur leur sort.
 
Jésus, dans le récit de la Passion, offre sa souffrance en patrie commune à tous les humiliés et leur apporte le secours de la croix. C’est le coup de génie du christianisme et sa singularité absolue, le nouveau concordat proposé au genre humain: l’invention d’un homme dieu qui a les faiblesses du premier et la transcendance du second. (…). Le Fils de l’Homme ne prêche ni pour les riches ni pour les justes mais pour les pécheurs, les femmes de mauvaise vie, les voleurs, les déchus. Il s’est fait humble parmi les humbles. Son intransigeance n’est pas de ce monde et dynamite toutes les institutions, même celles des Églises.
 
Avec ce mélange de douceur et d’agressivité qui caractérise les Évangiles, il en appelle à l’insurrection contre les puissants qui va façonner l’ensemble du monde occidental, y compris les grandes doctrines séculières de la modernité. Qu’est-ce que la classe ouvrière dans le marxisme sinon le corps du Christ constitué en bloc révolutionnaire pour bouleverser l’Histoire et instaurer la société parfaite? Que sont les minorités dans le «wokisme», sinon autant d’effigies christiques à révérer, toutes affaires cessantes?
 
C’est leur malheur qui les légitime, surtout quand ce malheur s’écrit au pluriel à travers «l’intersectionnalité» (Kimberle Crenshaw), croisement de plusieurs oppressions. Le christianisme inverse les hiérarchies et donne la prééminence aux vaincus sur les brutes. Le langage du vainqueur consiste à dire: j’ai raison parce que je suis le plus fort. Le langage de la victime a l’inverse énonce: ma faiblesse est mon arme et mon droit. Il y a en elle une transcendance et presque une sainteté: sa blessure est la mienne, son dénuement m’intime de lui venir en aide.
 
Cette quasi-divinité du vulnérable, nous savons qu’elle constitue l’apanage de la civilisation. Nous sommes les légataires de cette révolution christique, pour le meilleur et le pire. C’est elle qui a donné consistance, au cours des deux derniers millénaires et souvent contre l’avis des Églises, aux droits des femmes, des enfants, des exploités, des esclaves, des colonisés. Mais sur cette invention s’est greffée une stratégie dérivée: la posture victimaire, qui se retrouve à l’échelle des États comme des particuliers. Elle semble plus forte dans les pays riches, voués aux jouissances matérielles et structurellement insatisfaits de leur sort. Notre panthéon n’est composé que d’accablés ou d’écrasés. Eux seuls sont admissibles à notre sympathie et nous en détectons de nouveaux chaque jour. C’est notre grande passion démocratique: même les privilégiés veulent jouer aux maudits. La liberté, la capacité propre à chacun de conduire sa vie comme il l’entend, est surtout la permission accordée à tous de se lamenter sur leur sort.
 
Le syndrome du petit pois
 
L’optimisme des grandes philosophies de l’Histoire a été balayé au moins en Occident par l’accumulation des conflits, génocides, exterminations de masse qui ont rendu l’homme plus hésitant face aux fins dernières de l’Histoire. L’humanité s’est prise en grippe après tant de forfaits abominables et n’a plus confiance dans ses propres ressources. Elle semble évoluer simultanément vers le pire et vers le meilleur. La foi dans l’avenir devient vacillante, au moins en Occident. D’autant que la démocratie constitue par excellence le régime de l’insatiabilité légale: elle alimente une soif qu’elle ne peut étancher, aiguise les fièvres, exacerbe les rivalités. Ses aliments sont l’indignation, la révolte mais aussi l’envie et la jalousie. Elle fait de chacun de nous un citoyen plus tourmenté par les biens qu’il n’a pas que par ceux déjà acquis (…).
 
Nous autres Européens et Américains du XXe siècle sommes devenus hypersensibles à la moindre contrariété. Nous sommes collectivement frappés du syndrome de la princesse au petit pois, cette héroïne d’Andersen qui passe une nuit blanche en raison de cette bille minuscule glissée sous son matelas. Notre émotivité s’accroît à mesure que la médecine adoucit nos conditions d’existence. On explique en général la mythologie victimaire par le décalage entre les promesses de la modernité et ses résultats. Et si c’était l’inverse? Si c’étaient les réussites incontestables de la science et de l’industrie qui avaient exaspéré notre impatience?
 

«Une fois reconnues comme telles, les catégories victimaires se déploient, chacune avec sa bannière, ses récits, ses revendications pour protester si elles se sentent moquées ou mal représentées.»

 

Tant de maux ont été vaincus, tant d’injustices abolies que l’on s’étonne qu’elles ne puissent toutes l’être sur l’heure. L’état de civilisation crée malgré lui autant de souffrances qu’il en soulage: il produit un télescopage entre les aspirations et les réalités qui peut générer le désenchantement. En érigeant le bien-être et la santé en norme minimale, il rend leurs manquements plus intolérables. Alors devient malaise tout ce qui contrecarre nos appétits: nous briguons un sort toujours meilleur, au risque de hisser nos petites misères au niveau de privations intolérables. L’allergie aux tracas s’accroît à mesure que la perspective de les terrasser augmente.
 
Conformisme du désespoir
 
À la guerre des consciences, chère à Hegel («chaque conscience poursuit la mort de l’autre»), a succédé la guerre des souffrances qui s’affrontent sur la scène publique ou privée. Si tout ce qui pâtit ouvre le droit au droit, alors comment éviter que le malheur ne devienne la mesure de toute chose, un nouveau conformisme du désespoir? Une fois reconnues comme telles, les catégories victimaires se déploient, chacune avec sa bannière, ses récits, ses revendications pour protester si elles se sentent moquées ou mal représentées. Il est recommandé, par exemple, dans certaines universités anglo-saxonnes, de ne plus applaudir, ce qui est source d’anxiété, mais d’agiter les mains.
 
Cela sera moins discriminatoire envers les sourds et les autistes. Dans les années 1990 du XX siècle, les «Dieters United», associations de protection des obèses, avaient organisé à San Francisco des piquets de protestation devant les cinémas où se jouait Fantasia de Walt Disney. Motif: la danse des hippopotames en tutu ridiculisait les corpulents. À la fin du siècle dernier, le syndicat de la boucherie en France avait protesté contre l’assimilation de Slobodan Milosevic au «boucher des Balkans», y voyant une touche d’opprobre contre leur métier. Impératif catégorique de toute publication, proclamation ou manifestation publique: ne vexer personne.
 
Concurrence victimaire
 
À San Francisco, en 2021, des militants de Black Lives Matter affichent devant leur stand: «De 1619 à 1861, plus de 15 millions d’Africains ont été vendus en esclavage et plus de 35 millions tués par les négriers, ce qui fait de la traite le plus grand holocauste que le monde ait jamais connu.» 35 millions, qui dit mieux? Les Juifs peuvent aller se rhabiller avec leur Shoah à 6 millions. Déjà le néonazi afro-américain Louis Farrakhan expliquait: «L’holocauste des Noirs fut cent fois pire que celui des Juifs.» Mais en ce domaine les champions du monde restent les Russes: en 2017, une commission de la Douma réévalua le nombre de pertes entre 1941-1945 et passa arbitrairement de 27 millions, montant officiel entériné par les historiens, à 42 millions (23 millions de civils et 19 millions de militaires).
 
Invérifiables et donc douteux, ces chiffres du calvaire russe visent à imposer au monde entier «et en particulier aux Occidentaux, une sorte de supériorité politico-morale de la Russie» (Stéphane Courtois). L’escalade dans la quantité est une méthode d’intimidation pour obtenir la palme du Damné dans la compétition mondiale: dans une planète saturée par la surpopulation et abreuvée de crimes de masse, on ne s’émeut plus à moins de quelques millions. Nous plaçons la barre si haut qu’en dessous de ce seuil, un crime nous laisse froid. Nous le disqualifions de n’être pas à la hauteur. L’extravagance mathématique est ici au service d’une volonté de puissance à peine masquée.
 
Comme l’écrit la poétesse russe Maria Stepanova, «le passé est un culte séculier qui se nourrit de sacrifices humains». Mais la Shoah, de par son énormité, continue à surplomber toutes les luttes. N’est-ce pas Mahmoud Abbas, actuel président de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, qui, devant le chancelier Scholz, accusa Israël d’avoir commis 50 holocaustes contre les Palestiniens, propos qu’il a retirés ensuite (17 août 2021), les jugeant peut-être excessifs? Il les réitérera pourtant devant le secrétaire d’État américain Anthony Blinken, le 5 novembre 2023, en déplacement en Cisjordanie, en évoquant les bombardements israéliens sur Gaza. Produit à la chaîne, le terme finit par perdre toute signification.
 
L’argent peut-il dissoudre les chagrins?
 
Le Conseil d’État depuis plusieurs décennies admet que peuvent être pris en compte les douleurs morales et divers troubles émotionnels, y compris la peur d’avoir peur, passant outre l’adage selon lequel «les larmes ne se monnayent pas». Or les larmes justement, depuis les attentats terroristes, ont un prix et même un barème selon que l’on a perdu un œil, un bras, une jambe ou plus terrible un proche, un époux, un enfant.
Et puisqu’un Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme a été créé en France, des tractations plus ou moins parcimonieuses vont s’engager entre les victimes, les survivants et les représentants du fonds, soucieux de comprimer les remboursements. Les plaignants ou plutôt leurs avocats surjouent leurs malheurs tout en ayant parfois le sentiment humiliant de «faire la manche»: en 2020, un peu plus de 45 millions d’euros ont été versés en «indemnités et arrérages de rente terrorisme» et en 2019 un peu plus de 50 millions.
 

«Les victimes sont nos ambassadrices au pays des ténèbres qu’elles ont arpenté avec un courage qui force l’admiration. De même qu’il y a un bon usage du temps par la cicatrisation, il y a un bon usage des revers qui est l’art de tourner le désastre en avantage.»

 

Pour éponger une souffrance, l’argent est une étape nécessaire: selon ce que vous avez perdu, un proche ou un membre du corps, le montant de l’indemnisation variera. Pour chaque atteinte dans une tuerie de masse, un accident, une catastrophe, il existe un chiffre, une ligne de compte qui varie selon le degré d’implication des personnes. Les sommets d’argutie que peuvent atteindre les avocats des deux bords sont une convention autant qu’un dérivatif utile aux peines ressenties. L’argent ne suffit pas mais il est indispensable.
La mère américaine d’une victime du 11 Septembre, gratifiée d’une somme de 3 millions de dollars par le fonds d’indemnisation, répond: «J’ai une meilleure idée. Gardez l’argent et ramenez mon fils.» Dans le cas des attentats, une somme forfaitaire est allouée aux victimes du premier cercle, environ 30.000 euros ; pour les victimes indirectes, elle est calculée selon leur degré de proximité avec les victimes: 17.500 euros pour un conjoint, 12.500 pour les enfants au-dessous de 25 ans, 7500 pour les frères et sœurs, etc. Mais tant qu’on négocie, on quantifie le malheur, on le repousse par des chiffres abstraits.
 
Se libérer de nos vieilles rancunes
 
Les victimes sont nos ambassadrices au pays des ténèbres qu’elles ont arpenté avec un courage qui force l’admiration. De même qu’il y a un bon usage du temps par la cicatrisation, il y a un bon usage des revers qui est l’art de tourner le désastre en avantage. Jamais la phrase de Sartre, «Faire quelque chose de ce que les autres ont fait de nous», n’a mieux défini le problème: nous ne sommes pas seulement les produits de notre histoire, de notre milieu, nous disposons de cette marge de jeu qui s’appelle la liberté et permet d’échapper aux déterminismes. Nous sommes aussi des aiguillages où les malédictions bifurquent, où les haines et les colères s’éteignent.
 
Nous sommes des descendants mais plus encore des ascendants qui inaugurons une histoire inédite. C’est le miracle de l’enfance qui recommence l’aventure humaine sur des bases nouvelles et n’embrasse pas les fureurs ou les colères des aînés. Tout ce que l’on peut souhaiter aux jeunes générations, c’est qu’elles se désendettent et se libèrent de nos vieilles rancunes. Le passé ne devrait pas peser sur leurs épaules à la manière d’un titan qui les terrasse: un pas de côté et le voilà qui glisse et les laisse respirer. Pour quitter l’état de supplicié officiel, il faut briser l’adhérence à soi, ne pas s’enfermer dans ces petits cercles de martyrs autoproclamés qui s’enivrent de leur condition jusqu’à l’hypnose.
 
Ça n’est pas le mal subi qui est irréversible mais le mal infligé à autrui, le seul qu’on ne se pardonne pas. La sacralisation du malheur rend impossible toute échappatoire, hors de son cercle maudit. Il flambe, inaltérable, et nous emprisonne à jamais dans son éclat funèbre. En Occident, le culte de l’hédonisme, l’irrépressible ruée vers l’or de la félicité s’accompagnent paradoxalement d’une idolâtrie souterraine de la souffrance. On peut avoir été grièvement atteint, sortir d’une maladie grave, d’un événement épouvantable et continuer à aimer, espérer, travailler. La grandeur d’une vie bonne, c’est l’effacement des déconvenues, des humiliations, abandonnées au trou noir du passé, pour mieux se projeter vers un avenir d’inconnu et de surprises.�
Extraits présentés et sélectionnés par Martin Bernier.
  • Illustration : Pascal Bruckner présente «Je souffre donc je suis. Portrait de la victime en héros», éditions Grasset, mars 2024, 320 pages, 22 € (papier), 15,99 € (numérique). @ Jean-Christophe MARMARA
Peut être une image de 1 personne, monument et texte qui dit ’PASCAL BRUCKNER JE SOUFFRE DONC JE SUIS PORTRAIT DE VME EN HÉROS ssai GRASSET’
 


21/03/2024
3 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 355 autres membres

blog search directory
Recommander ce blog | Contact | Signaler un contenu | Confidentialité | RSS | Créez votre blog | Espace de gestion