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 Eugénie Bastié et Anna Cabana : «On est d’autant plus intolérant qu’on est pétri de bonne conscience»

  • Par Alexandre Devecchio et Guillaume Daudé, pour Le Figaro Magazine - décembre 2023
GRAND ENTRETIEN - Dans leurs nouveaux livres respectifs, La Dictature des ressentis (Plon) et Les Comédies de la bonne conscience (Bouquins), les journalistes et essayistes constatent et déplorent la difficulté de débattre dans une époque dominée par l’hypocrisie et le narcissisme identitaire. Conversation entre deux femmes libres.
 
Le Figaro Magazine. - Anna Cabana, vous parlez de «tyrannie de la bonne conscience» ; Eugénie Bastié, de «dictature des ressentis». Quelle est la nuance? Est-ce la même chose?
Eugénie Bastié. - Par «ressentis», j’entends cette forme de relativisme ou de subjectivisme absolu qui règne dans le débat public. Chacun a sa propre vision du monde, centrée sur ses souffrances, ses exigences et sa liberté, sans ouverture à la possibilité d’une vérité commune. On pourrait penser que ce relativisme conduit à une forme de tolérance à la manière d’un scepticisme de type montaignien, mais il mène en réalité à l’intolérance - d’où le terme de «dictature». Chacun a sa vérité et personne ne veut l’exposer à une remise en cause par le point de vue d’autrui. Une opinion devient en soi une offense, une blessure ou une agression. Il y a toujours eu du sectarisme et des oppositions idéologiques très violentes - au XXe siècle entre communistes et libéraux par exemple -, mais ces affrontements ne se faisaient pas au nom de la souffrance, du pathos et de l’émotion comme aujourd’hui. Cette culture nouvelle de l’émotion rend le débat presque impossible.
 
Anna Cabana.Cette intolérance est nourrie par la bonne conscience: on est d’autant plus intolérant qu’on est pétri de bonne conscience et de la conviction que l’on a d’être une victime - conviction qui est aujourd’hui plus partagée que jamais… La bonne conscience est non seulement une paresse intellectuelle, mais c’est aussi une forme d’emmurement. J’aime à l’inverse la capacité à penser contre soi-même et le refus du conformisme intellectuel qui irriguent la mauvaise conscience. Chacun de nous est habité par la bonne et la mauvaise conscience, mais la façon de faire dialoguer les deux à l’intérieur de soi permet ou non de développer l’universalisme, la tolérance et la réflexion. Dans mon livre, je portraiture de nombreuses personnalités publiques sous cet angle. Je raconte par exemple que les mains de Wauquiez ont mauvaise conscience. Les cas les plus intrigants sont les affranchis de la conscience, comme NKM, DSK ou Emmanuel Macron…
 
Anna Cabana, votre livre est construit comme une série de portraits de différentes personnalités. Les personnages que vous décrivez sont-ils intemporels? La comédie de la bonne conscience est-elle vraiment un fait propre à l’époque? L’hypocrisie humaine ne se rencontre-t-elle pas depuis toujours?
 
Anna Cabana.À travers mes personnages, on retrouve les Caractères de La Bruyère, les traits permanents de la comédie humaine. La tartufferie est intemporelle, mais elle est aujourd’hui renouvelée. La morale revient en force, ainsi que les atteintes aux libertés qui vont avec. Ma boussole, c’est la liberté.
 
Eugénie Bastié. - L’hypocrisie est d’une certaine manière universelle dans l’homme, et le Tartuffe de Molière n’est pas très éloigné de certains de nos féministes et écolos. L’exemple le plus génial est celui de Denis Baupin, accusé de harcèlement sexuel peu après s’être mis du rouge à lèvres pour la Journée des femmes. Ce que les Américains appellent «signalement vertueux» (virtue signaling) procède de la même logique: montrer qu’on est du bon côté, notamment sur les réseaux sociaux. Ceux-ci constituent un nouvel enjeu de taille car ils permettent un déploiement généralisé de la tartufferie à peu de frais - poster un petit drapeau LGBT sur son profil par exemple. C’est la tartufferie à portée de clic, le catalyseur d’hypocrisie qui donne une force sans précédent au puritanisme. Chacun peut faire la leçon à tout le monde. Le mouvement #MeToo est directement né de cette technologie qui n’a rien de neutre mais qui affecte au contraire les comportements individuels.
«Vecteurs de désinhibition par excellence, les réseaux sociaux offrent une prime à la radicalité. Chacun est dans sa bulle idéologique et a le sentiment de s’adresser à sa communauté.» Anna Cabana
Anna Cabana. - La bonne conscience des uns est nourrie par l’autoflagellation des autres. La victimisation sert de substrat à la tartufferie. En décembre 2022, le premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte ne s’est pas contenté de présenter des excuses à titre posthume à tous les esclaves du monde entier et à leurs descendants ; il a annoncé la création d’un fonds de 200 millions d’euros. Ouvrant de ce fait la voie au principe de réparation, c’est-à-dire à l’idée qu’il puisse y avoir une transmission de culpabilité par-delà les générations. Ce saut conceptuel et politique est vertigineux. Parce qu’il permet la jonction entre le capitalisme et le gauchisme, le décolonialisme présente de vrais avantages comparatifs pour qui veut se donner bonne conscience.
 
Anna Cabana, vous êtes journaliste politique depuis vingt ans. Avez-vous vu les réseaux sociaux changer le débat politico-médiatique? Ont-ils été un accélérateur de bonne conscience?
 
Anna Cabana.Vecteurs de désinhibition par excellence, les réseaux sociaux offrent une prime à la radicalité. Chacun est dans sa bulle idéologique et a le sentiment de s’adresser à sa communauté. Ce qui favorise les outrances et la communautarisation de la société.
 
Eugénie Bastié. - Ils conduisent moins à une polarisation qu’à une archipellisation de la société, pour reprendre le terme de Jérôme Fourquet. Deux visions s’opposent sur le conflit israélo-palestinien, et qui ne se recoupent en aucun point: un descendant d’immigré musulman abreuvé d’images de bombardements israéliens sur les réseaux sociaux ne verra jamais d’images venant de l’armée israélienne, et vice versa. Comment peut-on retrouver un sens commun dans ces conditions? Chacun semble évoluer dans une sorte de tunnel constitué par ses valeurs. Alors que beaucoup disent craindre l’ère du clash, je m’inquiète au contraire de l’absence d’affrontement. Pendant la campagne présidentielle, le débat Mélenchon-Zemmour a été un des rares moments de vraie polarisation, vision contre vision - le grand remplacement contre la créolisation, etc. Je crains la disparition de ce genre d’espace cathartique, alors que chacun développe sa vision du monde en restant dans sa propre sphère.
 
Anna Cabana. - Il y a moins de dix ans, on pouvait encore organiser un déjeuner entre Mélenchon et Finkielkraut. Ce que j’ai fait en 2014. Nous étions trois. Ils sont tombés d’accord sur la République, ils ont admiré de concert l’intelligence de Zemmour et ils se sont entendus sur la définition d’un salaud: «Celui qui pose des actes ignobles avec bonne conscience.» C’est Mélenchon qui avait dit ça. Et ils avaient trinqué à la mauvaise conscience. Inimaginable aujourd’hui!
«Les désaccords ne sont plus idéologiques mais identitaires, ce qui rend tout ­débat compliqué, voire impossible.» Eugénie Bastié
Eugénie Bastié. - Au début de mon livre, je rappelle mon entrée à Sciences Po il y a une quinzaine d’années. Petite catholique de droite venant de ma province alors que la majorité de la classe était d’extrême gauche, il était pourtant encore possible de dialoguer ensemble. Depuis, j’ai perdu beaucoup d’amis qui m’ont dit être heurtés par ce que j’étais devenue, alors que je n’ai pas changé sur le plan idéologique. On pourrait peut-être comparer cette situation avec les nombreuses amitiés entre intellectuels des années 1930, qui se sont déchirées avec la Seconde Guerre mondiale. Le retour du tragique à travers les attentats et la guerre rend le débat de plus en plus difficile. Surtout, les débats touchent aujourd’hui à l’identité, c’est-à-dire à des sujets qui constituent les gens dans leur être - genre, religion, etc. Il est alors très difficile de mettre de côté les désaccords pour renouer une amitié. Les désaccords ne sont plus idéologiques mais identitaires, ce qui rend tout débat compliqué, voire impossible.
 
Anna Cabana. - L’ère est à l’exaltation des différences constitutives de notre identité. Il ne s’agit pas de nier nos singularités, mais de savoir dépasser nos différences pour s’arrimer à quelque chose de plus grand que nos individualités: la République.
 
La République est-elle la solution? Qui est encore républicain aujourd’hui?
 
Eugénie Bastié. - La République est bien souvent un concept vide. La vision de la laïcité qui chasse les crèches des mairies et déplace les statues de la Vierge n’aidera pas les nouveaux arrivants à s’intégrer… Il faut au contraire assumer notre héritage.
 
Anna Cabana. - Pour que toutes les écritures tiennent ensemble sur la page, il faut un concept qui les transcende. La République ne déteste pas les religions et les identités, mais les subsume. La République nous rassemble au-delà de toutes nos différences. Nous ne devons pas laisser à l’islamisme politique le monopole de la sacralité. Au cœur de la sacralisation possible de la République, il y a l’école: il faut remettre des estrades dans les classes, exiger que les élèves se lèvent à l’arrivée des professeurs, etc. Réinventer une sacralité républicaine.
«Notre République [...] est le lent produit d’une culture particulière, constituée par Athènes, Jérusalem, puis Rome, par les guerres de Religion, la monarchie centralisatrice, les Lumières, etc.» Eugénie Bastié
Eugénie Bastié. - Je pense à Péguy qui cite dans Notre jeunesse René Viviani, républicain farouche qui disait à la tribune de l’Assemblée: «Nous avons éteint dans le ciel des lumières que l’on ne rallumera plus jamais.» Alors qu’il se réjouissait de mettre fin à la transcendance grâce à la République, Péguy lui répond qu’il scie la branche sur laquelle il est assis. La France est née sur cette branche chrétienne - en particulier notre modèle de séparation entre le temporel et le spirituel -, et la République ne pourra aller loin en faisant disparaître les fondements de notre civilisation. Il faut se méfier d’une certaine vision universaliste: notre République ne tombe pas du ciel, ce n’est pas une République Ikea qui pourrait s’exporter en kit: elle est le lent produit d’une culture particulière, constituée par Athènes, Jérusalem, puis Rome, par les guerres de Religion, la monarchie centralisatrice, les Lumières, etc. Il faut se ressaisir de cet héritage et en être fier.
 
Anna Cabana. - On peut être effrayé de ce qui se passe en France - délitement de la société, wokisme, etc. -, mais la situation est encore pire ailleurs, aux États-Unis ou en Angleterre, par exemple. Notre République universaliste résiste mieux.
 
Eugénie Bastié. - Cette résistance est surtout due à la culture française de l’État fort et de l’unité nationale qui tire son origine dans l’Ancien Régime. Plutôt que de parler de l’universalisme, il faut davantage insister sur ce modèle français d’unité qui résulte de l’entrée, souvent de force, des identités particulières dans le moule national, qui a eu ses défauts, mais qui nous permet aujourd’hui de résister au wokisme et au communautarisme anglo-saxon. Huntington, dans Le Choc des civilisations, était très inquiet pour l’avenir des États-Unis: dans une époque de choc des identités, que va devenir un pays fondé sur des principes politico-juridiques et non sur une culture? Ce qui tenait les Américains ensemble était leur Constitution, mais aujourd’hui il n’y a plus rien en commun entre le farmer du Texas à l’armoire remplie d’armes à feu et le wokiste aux cheveux bleus.
«Contre la fureur des temps, le meilleur antidote, c’est l’esprit. L’humour, quoi.» Anna Cabana
Anna Cabana. - Il y a l’enfermement dans le juridisme, illustré de façon inouïe par la réponse scandaleuse qu’ont faite les présidentes de Harvard, Penn et du MIT quand elles ont été interrogées sur les appels au génocide des Juifs dans leurs campus. Et il y a l’enfermement dans le premier degré. Lorsque je travaillais au magazine Elle, je tenais notamment une chronique sur les mythologies de l’époque. Une semaine, j’avais choisi de consacrer mon billet au rétrécissement de la taille des frites. Je m’y amusais sur la fin de la grandeur, l’attentat contre le signe alimentaire de notre «francité», etc. Après que j’avais envoyé le papier à la responsable de la partie «actualité» du journal, je reçus cette réponse «L’angle identitaire de la frite est mal approprié. Par ailleurs, évacuer en une phrase la dimension écologique du rétrécissement de la pomme de terre me paraît très très limite (sic).» Cette anecdote montre à quel point le second degré se perd. On est comme assigné au premier degré. Au secours!
 
Anna Cabana renvoie dos à dos le conformisme woke et le conformisme de la réaction. Peut-on les mettre sur le même plan?
 
Eugénie Bastié. - On ne peut établir un parallélisme strict entre les wokes et les réacs, car la tyrannie de la bonne conscience est le propre de la gauche. «La vérité est une, seule l’erreur est multiple. Ce n’est pas un hasard si la droite professe le pluralisme», disait Simone de Beauvoir. La gauche incarne le parti de la vérité et du bien ; elle a selon elle l’avenir de son côté: changer la société est sa «mission» presque religieuse. La tyrannie de l’idéologie est plus puissante à gauche qu’à droite, qui, elle, serait davantage tentée par le cynisme.
 
Anna Cabana. - On peut résister au wokisme en liberté, sans se laisser enfermer dans les cases inventées par ceux-là mêmes que l’on combat. Dans le prologue, j’ai écrit «c’était mieux avant», puis j’ai failli enlever ces mots que je détestais avoir écrits. Avant de me dire que c’était la première note et que le livre aurait pour ambition de la conjurer. De ne pas répondre aux tentations totalitaires de l’époque par la tentation de la nostalgie. L’une nourrissant les autres ad nauseam. Contre la fureur des temps, le meilleur antidote, c’est l’esprit. L’humour, quoi.�
  • Illustration : De gauche à droite : Eugénie Bastié présente La «Dictature des ressentis», éditions Plon, octobre 2023, 240 pages, 20,90 € (papier), 14, 99 € (numérique) - Anna Cabana présente «Les Comédies de la bonne conscience», éditions Bouquins, novembre 2023, 192 pages, 20 € (papier), 14, 99 € (numérique).
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06/02/2024
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