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 Bruno Tertrais : «La guerre des mondes sera sans doute plus longue que la guerre froide»

  • propos recueillis par Martin Bernier, pour Le Figaro - novembre 2023
ENTRETIEN - Dans son nouveau livre, La Guerre des mondes : le retour de la géopolitique et le choc des empires, le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique analyse l’affrontement mondial qui se dessine entre les démocraties libérales et les États autoritaires.
 
Le Figaro. - Votre livre La Guerre des mondes a été écrit avant le déclenchement de la guerre en Israël. Comment ce nouveau conflit s’inscrit-il dans l’affrontement planétaire que vous décrivez ?
 
Bruno Tertrais*. - D’abord parce que les quatre néo-empires dont j’analyse le comportement sont concernés par le conflit. L’Iran bien sûr, allié du Hamas et du Hezbollah, et qui porte une part de responsabilité dans l’attaque du 7 octobre même si on n’en connaît pas encore l’ampleur. La Turquie n’a pas de rôle direct dans la guerre, mais rappelons que l’islamo-nationalisme d’Erdogan est proche de l’idéologie des Frères musulmans. Elle était co-organisatrice de l’opération «Flottille pour Gaza» en 2010. La Russie est impliquée à un double titre.
 
Dès l’après-midi du samedi 7, ses trolls se sont déchaînés sur les réseaux en propageant les informations les plus fantaisistes, suggérant que c’est l’Ukraine qui a armé le Hamas. Tout ce qui peut détourner le regard de la guerre en Ukraine lui bénéficie. Et Moscou est le seul acteur à avoir de bonnes relations avec tous les protagonistes, y compris le Hamas, ce qui permet à Poutine de se poser en médiateur potentiel. La Chine n’est pas impliquée, mais se pose en défenseur des peuples soi-disant opprimés par l’Occident.
 
Ensuite parce que si l’on élargit la focale, on peut replacer ce conflit dans ce que j’appelle la guerre des mondes, cet affrontement entre deux familles politiques, l’une plutôt démocratique et libérale, l’autre plutôt autoritaire et sujette à des pulsions quasi génocidaires.
 
Pourtant le monde n’est pas nécessairement plus instable, imprévisible et dangereux selon vous…
 
Raymond Aron disait que chaque génération avait le sentiment que l’époque qui la précède était moins troublée. Mais pendant la guerre froide, on n’avait vraiment pas l’impression que la situation était stable ! Aujourd’hui, l’ordre international subit les coups de boutoir des nationalismes et des revanchismes, mais il ne s’est pas effondré. Quant à l’imprévisibilité des événements, je ne vois pas en quoi elle serait plus grande aujourd’hui.
 
D’ailleurs les points chauds du monde sont les mêmes qu’il y a trente ans – comme on le voit encore aujourd’hui au Proche-Orient. Le monde est-il «plus dangereux» ? Pas sûr là encore. La violence collective est plus visible, mais du point de vue statistique, il n’y a pas de raison de penser que nous vivons un «ensauvagement du monde». Et souvenons-nous que la guerre froide, c’était aussi la menace permanente de la destruction planétaire. Je parlerai plutôt de la fin des illusions de l’après-guerre froide.
 
L’affrontement mondial sera-t-il plus civilisationnel ou économique ?
 
La guerre des mondes comprend bien sûr une importante dimension économique. Les sanctions, par exemple, en sont une arme essentielle. Les Occidentaux pratiquent maintenant le «dé-risquage» : il s’agit de limiter nos dépendances aux pays non amicaux. Mais on peut évoquer des aspects moins visibles, comme la captation ou la prédation par Pékin, et aussi désormais par Moscou, des matériaux et des ressources qui seront essentielles pour la transition énergétique.
 
«Jusqu’à quel point peut-on parler d’affrontement "civilisationnel" ? Pas au sens de Huntington en tout cas. L’invasion de l’Ukraine est un test spectaculairement raté de sa prédiction, puisqu’il voyait Kiev et Moscou dans la même aire civilisationnelle.» Bruno Tertrais
 
Jusqu’à quel point peut-on parler d’affrontement «civilisationnel» ? Pas au sens de Huntington en tout cas. L’invasion de l’Ukraine est un test spectaculairement raté de sa prédiction, puisqu’il voyait Kiev et Moscou dans la même aire civilisationnelle. En revanche, il me semble indispensable de prendre en compte la dimension sociétale et culturelle de l’affrontement mondial qui se dessine, entre des nations plutôt fondées sur le contrat, l’État de droit et la liberté individuelle, et des États ou des entités autoritaires dans lesquels la tradition et le collectif priment toujours.
 
Dans cette opposition entre l’Occident et le reste du monde, l’Europe est-elle condamnée à suivre les positions des États-Unis ? La guerre en Ukraine puis en Israël a-t-elle définitivement résorbé la fracture transatlantique qui s’était formée au moment de la guerre en Irak ?
 
L’Europe est-elle suiviste vis-à-vis des États-Unis ? Je ne le crois pas. Elle a sa voix, ses intérêts. Nous sommes sur le plan économique plutôt des concurrents que des alliés. Elle fait entendre sa différence sur la question de la Chine, qui n’est pas une menace militaire pour elle. Il reste que l’Europe et l’Amérique du Nord sont les deux ensembles géopolitiques qui ont le plus de valeurs et d’intérêts en commun.
 
Encore faudrait-il que cette Europe sache s’y prendre pour parler à l’Amérique : le ridicule spectacle qu’ont offert le président du Conseil européen et la présidente de la Commission, qui lors de leur déplacement à Washington ont exigé des entretiens séparés avec Joe Biden, montre que nous avons encore du chemin à faire. Ce qui pourrait casser ce lien, c’est l’avènement – ou le retour – d’un président hypernationaliste, qui déciderait de larguer les amarres transatlantiques. Il suffirait d’un tweet pour briser l'Otan…
 
La guerre des mondes sera sans doute plus longue que la guerre froide : on peut penser à la rivalité entre Athènes et Sparte, voire entre Rome et la Perse. Je reste optimiste : l’Occident a de beaux restes. L’Amérique et l’Europe attireront toujours plus les talents et les cerveaux que la Chine ou la Russie. Le dollar reste la seule monnaie mondiale en dépit des efforts de ceux qui cherchent à briser son hégémonie. La suprématie militaire occidentale est battue en brèche, mais les réseaux de base, l’expérience du combat, et la liberté d’action des forces sont des atouts pérennes. Enfin, l’innovation et l’invention seront toujours plus fortes dans les sociétés ouvertes.�
 
 
* Bruno Tertrais est directeur adjoint à la Fondation pour la recherche stratégique (think-tank).
  • Illustration : Bruno Tertrais présente «La Guerre des mondes - Le retour de la géopolitique et le choc des empires», éditions de l’Observatoire, octobre 2023, 280 pages, 22 € (papier), 14,99 € (numérique).
Peut être une image de 1 personne et texte qui dit ’BRUNO TERTRAIS LA GUERRE DES MONDES Le retour de la géopolitique et le choc des empires bservatoire’
 


25/11/2023
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