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Jacques Antoine Louis Rossi Admin

La grande démission des profs

  • par Claire Lefebvre, pour Le Point - septembre 2023
Salaires trop faibles, absence de moyens, réformes à répétition, charge de travail… Les départs de l’Éducation nationale sont de plus en plus nombreux.
 
Cet été, pour la première fois depuis bien longtemps, Mathilde a passé de «bonnes vacances». La jeune femme avait pourtant choisi de rester chez elle, dans son petit village de Normandie, avec son mari et ses deux enfants, histoire de faire des économies. Mais cette fois, elle a réussi à profiter pleinement de son temps libre. Sans stress. Sans angoisse de la rentrée à préparer, sans crainte de tomber sur une classe compliquée, sans pression de sa hiérarchie, sans peur «de ne pas y arriver», tout simplement… Début janvier, après dix-huit ans de bons et loyaux services, cette professeure des écoles de 42 ans donnait sa démission. Le 31 août, elle était définitivement radiée de l'Éducation nationale. «La meilleure chose qui [lui] soit arrivée depuis longtemps.» Pourtant, dit-elle, elle adorait enseigner. Elle continue d'aimer cela. Mais l'institution, son fonctionnement, sa lourdeur, son indifférence aux difficultés rencontrées ont fini par la «broyer». À la place, elle a décidé de lancer sa microentreprise de cours particuliers en mathématiques, et de consacrer toute son énergie «à des gens qui veulent vraiment apprendre».
 
Mathilde n'est pas un cas à part. Selon le dernier Panorama statistique des personnels de l'enseignement scolaire, 2.411 enseignants du secteur public avaient quitté l'Éducation nationale en 2020-2021 à la suite d'une rupture conventionnelle ou d'une démission. Bien sûr, rapportés aux 749.953 enseignants du secteur public cette année-là, cela ne représente pas grand-chose. «À peine 0,34 % des effectifs», observe Françoise Lantheaume, chercheuse en sciences de l'éducation à l'université Lyon-2, et coautrice de Durer dans le métier d'enseignant (Academia-L'Harmattan). Mais d'année en année, le ratio augmente. «En dix ans, celui-ci à été multiplié par quatre», indique-t-elle, avec une multiplication des départs chez les plus jeunes, parfois dès la fin de leur stage.
 
Alors que 3.163 postes n'ont pas été pourvus à l'issue des concours de recrutement externe public en 2023, les syndicats sont inquiets. Dans le seul département du Val-de-Marne, 50 démissions d'enseignants titulaires ont été recensées. «Des contractuels vont être recrutés. Mais on connaît la crise des vocations que traverse l'Éducation nationale. Des enfants risquent de se retrouver sans professeur à la rentrée», s'alarme Clément Peyrottes, professeur des écoles et secrétaire académique du syndicat SE-Unsa Créteil.
 
«Déclic». Comment expliquer une telle hécatombe ? En vrac, les intéressés évoquent les salaires trop faibles, les réformes à répétition, les classes surchargées, le manque de matériel et de personnel, les élèves de moins en moins motivés et de moins en moins respectueux de l'autorité, les demandes de mutations jamais exaucées, la charge de travail, le sentiment d'être livré à soi-même en cas de problème, etc. Et toujours, en toile de fond, cette peur de devenir un enseignant «aigri», insensible aux besoins des élèves, et finalement «maltraitant».
 
«À la fin, je n'arrivais plus à gérer», se souvient Géraldine, ex-professeure d'anglais en région parisienne, qui a tenu un an. Son collège, pourtant, n'était pas situé dans un quartier difficile. Mais les classes comptaient toutes de un à six enfants souffrant de troubles de l'apprentissage, de l'attention, du spectre autistique… «J'ai passé des heures à préparer mes cours, à varier les supports pour capter l'attention des élèves, à tenter de m'adapter à chacun… Je me suis littéralement usée à la tâche. J'ai fini par me rendre compte que c'était complètement vain, dit-elle. Certains de ces enfants avec des besoins particuliers n'avaient même pas d'AESH [accompagnants d'élèves en situation de handicap, NDLR] attitré», soupire-t-elle. Le «déclic», elle l'a eu lorsqu'un collègue lui a dit qu'il n'était pas possible de tous les sauver, qu'il fallait «accepter d'en laisser quelques-uns sur le bas-côté» pour permettre aux autres d'avancer. «C'est tellement loin de ma conception de l'école. Je n'ai plus eu envie d'être complice de cela», explique la jeune femme, qui a entamé les démarches pour travailler dans le social.
 
«Prof bashing». La crise sanitaire n'a pas aidé. Du jour au lendemain, il a fallu assurer la continuité pédagogique, depuis chez soi, avec les moyens du bord, sans directives, malgré la maladie parfois. «Plus de 95 % des enseignants ont joué le jeu. Pourtant, le ministre de l'époque, Jean-Michel Blanquer, a préféré pointer du doigt les 5 % qui n'ont pas réussi à assurer leurs cours, en les traitant de tire-au-flancet en les accusantd'abuser du système», rappelle William Lafleur, alias Monsieur Le Prof sur les réseaux sociaux, qui a décidé lui aussi de rendre son tablier. Dans son livre L'Ex-Plus Beau Métier du monde (Flammarion), il dénonce également les ravages de la réforme du baccalauréat, montée «trop vite»«sans consulter les enseignants»«Résultat : trois ans plus tard, élèves et professeurs en sont encore à subir les ajustements», dit-il.
Et puis il y a ce «prof bashing» incessant, épuisant, déploré par tous. «Je ne supportais plus ce discours qui consiste à dire que les profs sont sans arrêt en grève, en vacances ou en arrêt maladie, et cette sensation de devoir se justifier en permanence», explique Élodie Gerbault, ex-directrice d'école primaire, qui dit avoir travaillé entre quarante et quarante- cinq heures hebdomadaires pendant quinze ans. «Cela n'a rien d'exceptionnel», assure-t-elle encore. De fait, selon une enquête de la DEPP (Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance) réalisée en 2022, la moitié des enseignants travailleraient au moins 43 heures par semaine, bien loin des 24 heures forfaitaires dues dans le premier degré.
Reconversions. Usée par ce travail invisible, dégoûtée par le manque de reconnaissance, Élodie Gerbault a décidé de partir en 2020. Dans la foulée, elle créait Prof & ensuite, un service d'accompagnement des enseignants en reconversion, qui croule sous les demandes. Avec un pic de connexions, chaque année, autour de la mi-septembre. «Les gens se disent qu'ils vont tenir un an de plus, ils font leur rentrée, puis ils se rendent compte que ça ne va pas être possible et entament les démarches pour partir. Mon travail consiste à les rassurer sur leurs capacités à exercer un autre métier, car beaucoup ont perdu confiance en eux», analyse-t-elle. Parmi les reconversions les plus fréquentes, celles menant à des métiers de l'accompagnement et du service à la personne : coach, thérapeute, prof à domicile… «Beaucoup aussi se posent la question d'aller dans le privé sous contrat», note Rémi Boyer, président de l'association Aide aux profs qui accompagne depuis 2006 les enseignants souhaitant quitter l'Éducation nationale.
L'herbe pourtant n'y est pas forcément plus verte, et là aussi les démissions se généralisent, prévient Franck Pécot, professeur d'éducation physique et sportive dans un lycée privé professionnel et secrétaire général du Snep-Unsa. En trois ans, les demandes de renseignements ont été multipliées par quatre dans son syndicat. «Certes, les classes sont plus homogènes socialement et en termes de niveau, et donc d'une certaine manière plus "faciles"Mais les parents, eux, sont plus difficiles, car ils payent. Ils attendent un "retour sur investissement". Si leur enfant a des difficultés, il faut rendre des comptes», révèle-t-il. Quant aux salaires, ils sont identiques à ceux du public, «voire moins élevés en ce qui concerne les contractuels».
Professeur de philosophie en région parisienne, Emmanuel optera pour un CAP d'électricien. Parachuté dans cette région il y a huit ans, coincé dans cette académie faute d'avoir encore les points nécessaires pour demander une affectation, il a été usé par le manque de reconnaissance de l'institution, avec notamment des salaires trop faibles. Le sien est de 2.400 euros net. «Ce qui, dans la région où je suis, ne permet pas de s'offrir beaucoup d'extras. Quand on a fait cinq ans d'études, c'est dur», confie-t-il. La goutte d'eau a été le «pacte enseignant», qui propose une revalorisation de 10 % du salaire en échange de missions supplémentaires : remplacements, soutien scolaire, aide à l'orientation, etc. «On passe des heures à préparer nos cours, on s'implique, on se sacrifie, tout cela sans compter nos heures de travail en classe. Et quand on demande une revalorisation de nos salaires, la seule chose que l'on nous propose c'est de faire des heures sup !» Pour lui, c'est désormais plié : cette rentrée sera la dernière… à condition toutefois que sa demande de rupture conventionnelle soit acceptée.

2.411

enseignants du secteur public ont quitté l'Éducation nationale en 2020-2021, soit en obtenant une rupture conventionnelle, soit en démissionnant. Cela représente 0,34 % de l'ensemble des enseignants.

24.336

enseignants des secteurs public et privé sous contrat étaient en disponibilité en 2020-2021, soit 2,8 % de l'ensemble des enseignants.

10.565

enseignants des secteurs public et privé sous contrat étaient en détachement en 2020-2021, soit 1,2 % d'entre eux.

2 %

des enseignants du secteur public avaient obtenu un congé long* en 2020-2021, soit 15.000 enseignants sur les 749.953 du secteur public.
* Congé de longue maladie (lorsque la maladie présente un caractère invalidant et de gravité confirmée) ou congé de longue durée (tuberculose, affection cancéreuse, poliomyélite ou déficit immunitaire, maladie mentale).
Source : Panorama statistique des personnels de l'enseignement scolaire 2022.
Rupture conventionnelle ou démission. Car partir de l'Éducation nationale n'est pas une chose aisée. «Si vous voulez faire les choses dans les règles, vous avez grosso modo deux solutions : soit vous faites une demande de rupture conventionnelle, soit vous posez votre démission», explique Cécile Suel, secrétaire nationale chargée des parcours professionnels pour le SE-Unsa. Le problème, dit-elle, est que les ruptures conventionnelles coûtent cher à l'Éducation nationale, car celle-ci finance les allocations chômage de ses ex-agents. Elle ne les accorde donc qu'au compte-gouttes, à ceux qui ont un projet de reconversion solide. Quant à l'enveloppe consacrée aux indemnités, elle est limitée aussi et dépend de chaque académie. Ainsi lorsque le quota a été atteint pour l'année, il n'est plus possible d'espérer quoi que ce soit. Il faut alors attendre l'année suivante ou opter pour une démission. «Là où cela devient kafkaïen, c'est qu'il est fréquent de se voir refuser une démission pour "nécessité de service"c'est-à-dire à cause de la pénurie d'enseignants, poursuit la représentante syndicale. Les enseignants n'ont alors d'autre choix que d'opter pour un abandon de poste, qui supprime tout droit au chômage, ou un arrêt de travail.» La chose n'est pas rare. «Beaucoup de mes collègues ont été encouragés à le faire, soit par leur syndicat, soit par leur hiérarchie», assure Laurence, professeure des écoles de 49 ans, qui a elle-même opté pour cette solution, après qu'on lui a refusé deux demandes de temps partiel, une mise en disponibilité et une rupture conventionnelle. «Au final, l'État se retrouve à payer les arrêts maladie des profs démissionnaires et leurs remplaçants, alors que la plupart ne demandent qu'à partir. C'est absurde !» s'insurge Rémi Boyer.
Selon lui, ce système permettrait à l'Éducation nationale de minimiser les statistiques sur les départs. Pour mesurer l'ampleur du phénomène, il faudrait ajouter aux ruptures conventionnelles et démissions avancées par le ministère les départs des contractuels en CDI, les abandons de poste, les congés maladie pris en désespoir de cause par les enseignants ne parvenant pas à démissionner… mais aussi les détachements et mises en disponibilité accordées de droit dans certains cas (élever un enfant de moins de 12 ans, suivre son conjoint…), qui permettent souvent de mettre un premier pied hors de la classe. Sans oublier les chiffres du privé. «Au final, on est probablement plus près de 20 à 30.000 départs par an que de 2.411», estime-t-il.
Besoin de reconnaissance et de revalorisationÀ Paris, le ministère de l'Éducation nationale dit ne pas avoir de chiffres rassemblant tous ces critères. Mais l'entourage de Gabriel Attal le concède : cela traduit un besoin de reconnaissance et de revalorisation. «Un plan d'attractivité sera lancé prochainement», indique un membre du cabinet, assurant que la question des ressources humaines fait partie de la feuille de route du nouveau ministre. Parmi les axes à discuter : la généralisation du tutorat des enseignants stagiaires, l'accompagnement à la mobilité professionnelle et la facilitation des mutations géographiques. «Il faut encourager les enseignants qui font très bien leur travail», a par ailleurs rappelé Emmanuel Macron la semaine dernière dans nos pages.
Pour Cindy, 25 ans, affectée dans un lycée situé à 120 kilomètres de son domicile, ce sera trop tard. Après deux demandes de mutation et une mise en disponibilité refusées, elle a renoncé à se présenter à son poste à la rentrée. Elle prépare désormais une reconversion dans la médiation culturelle.�
Illustration :
  • Pénurie. 3.163 postes n’ont pas été pourvus à l’issue du concours de recrutement externe public en 2023.
  • Monsieur Le Prof. William Lafleur (440.000 followers sur X), a démissionné de l’Éducation nationale après douze années d’exercice.
  • Mobilisés. Manifestation à Yzeure, dans l’Allier, le 1er février, à la suite de l’annonce de la suppression de 29 postes à la rentrée 2023-2024.
  • Coach. Élodie Gerbault a démissionné en 2020 et créé la plateforme Prof & ensuite pour aider à la reconversion des enseignants.
 
 
 


14/09/2023
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