2374- Je me crois en enfer donc j'y suis 6 posts

La France ou le conservatisme insurrectionnel

  • par Pascal Bruckner, pour Le Point - avril 2023
Quand l’ultra-gauche et l’écologie sont les phares de la bien-pensance, l’hypocrisie le dispute à la malhonnêteté intellectuelle.
 
La France fait des émeutes pour ne plus faire de révolution et rêve de révolution pour ne pas faire de réformes. Il en sera vraisemblablement toujours ainsi et il est vain de rêver à un compromis à l'allemande ou à la suédoise. Nous ne serons jamais suisses ou scandinaves : seulement des Gaulois aussi énervés qu'immobilistes. Nous n'avançons qu'au bord du gouffre, à travers les convulsions, pour accomplir le petit pas en avant que d'autres ont déjà effectué sans secousses majeures. Depuis que je suis arrivé à Paris à l'âge de 18 ans, je n'ai pas connu une seule année sans grèves, manifestations, violences ou casseurs. Les cortèges des défilés n'ont pas changé, immuables déambulations de République à Bastille ou Nation. Les drapeaux sont plus rouges que jamais, frappés de l'inévitable faucille et marteau. Un terrible sentiment de déjà-vu, de disque rayé émane de ces démonstrations de force. Et chaque fois, le même avertissement. La colère monte, ça va péter : le çavapétisme est la philosophie politique de base des syndicats. Retenez-moi ou je fais un malheur. C'est une convention à laquelle tous feignent de croire. Même les Gilets jaunes, qui ont vraiment menacé la République et voulaient guillotiner le roi-président, ont été finalement solubles dans les milliards et le débat interminable.
 
Chic prolétarien. Pour bien comprendre l'étrange cohabitation chez nos élites d'un bolchevisme fantôme et d'un libéralisme honteux, il faut partir de ce constat simple : dans l'Hexagone, le conservatisme s'énonce dans le langage de la Révolution de 1789 puisque l'ultra-gauche et désormais les écologistes jouent le rôle de surmoi de la République. C'est à eux que tous les camps doivent rendre des comptes. Quiconque légifère et agit doit se soumettre à la mesure de cette toise idéologique qui a remplacé l'Église et les autorités morales. Les Français, héritage du catholicisme et de la mentalité aristocratique, n'ont jamais consenti au marché ni à l'argent. Mais ils consentent à la santé gratuite, aux revenus garantis, aux augmentations de salaire, à tous les avantages d'une économie développée. Lénine pour la doctrine (le secrétaire CGT de la fédération Cheminots, Laurent Brun, a un buste du révolutionnaire russe sur son bureau), Adam Smith pour les fruits. Les Français ne sont pas un peuple d'ascètes qui vomit le luxe, c'est un peuple de sybarites qui feint de chérir la gêne. La patrie de la mode, du savoir-vivre, de la bonne chère aime à se draper dans la bure d'un jansénisme rigoureux. Elle vit entre deux systèmes de valeurs : l'évangile de la Révolution et les lois d'airain du capital. Entre l'un et l'autre, en apparence, pas de compromis, alors que ce compromis passe en chacun de nous à tout moment. Le néocommunisme rhétorique de nos intellectuels, militants ou membres du show-biz fleure bon le chic prolétarien mais relève surtout du magasin des antiquités. Jadis le rebelle était un homme du peuple qui voulait épater le bourgeois ; maintenant, c'est un bourgeois qui veut épater le peuple. À chaque débrayage, on endosse les vieilles défroques des siècles passés, on veut rejouer la Terreur de 1793, la «Bataille du rail», la Résistance, la révolution de 1917, voire l'épopée bolivarienne.
 
Qui se souvient du livre signé par Serge July, Alain Geismar, Erlyne Morane Vers la guerre civile, paru en 1969 et appelant à la destruction de la bourgeoisie par les armes ? Leurs auteurs ont eu la sagesse de ne pas appliquer leurs théories. Il faut se féliciter qu'en France l'ultra-gauche ait décidé de ne pas basculer dans le terrorisme (à l'exception d'Action directe), jugeant probablement le rapport de force défavorable. Le recours à la lutte armée en Allemagne et en Italie chez les Brigades rouges et la Rote Armee Fraktion vient des traditions fascistes de ces deux pays qui ont imprégné jusqu'à l'extrême gauche. De nos jours, les phalanges militarisées des black blocs, zadistes, antifas, «Soulèvements de la Terre» veulent la guerre, elles espèrent blesser ou tuer des policiers mais sont-elles prêtes à mourir ? Il n'y a pas encore de «djihadistes» de Gaia ; rien ne dit que les plus radicaux ne franchiront pas un jour le pas que leurs aînés se sont interdits. La sacralité de la cause, la Terre, l'Eau, la Planète, exonère les nervis gauchistes ou écolos de toute responsabilité et leur permet de passer pour des martyres. Investis d'une fureur légitime, ils échappent à la morale ordinaire, et malheur à qui oserait ensuite leur demander des comptes. Seule la police est coupable, comme toujours.
 

«Le rêve français ? La rente et le revenu universel de la naissance à la mort. Mais avec le droit de fustiger le « système".»

 

Sortir de l'Histoire. Les manifestations constituent pour chaque génération le baccalauréat de la rue : dans une société où les pères se font discrets, voire fantomatiques, affronter les gendarmes constitue le rite de passage par excellence. Quoi de plus exaltant à 15-16 ans que de bloquer son lycée, de narguer les chefs d'établissement, qui ne feront rien de toute façon, paralysés de respect pour ces enfants turbulents. Et si l'on peut en plus brûler des poubelles, cramer des voitures, on reviendra les yeux brillants auprès de ses copains avec des vidéos attestant l'exploit. Il faut rappeler ici l'analyse par Pier Paolo Pasolini de Mai 68 : ce n'était pas la révolte du peuple contre les élites mais celle des fils de bourgeois contre leurs pères à travers les policiers, eux-mêmes fils d'ouvriers et de paysans. Il serait intéressant de vérifier si le même schéma s'applique à la situation actuelle, si nos activistes urbains ou ruraux sont le symptôme d'une lutte des élites contre elles-mêmes.
 
S'opposer à une réforme mal ficelée, conspuer le «méprisant de la République», qui préfère donner un entretien à Pif Gadget que recevoir les syndicats, vouloir se reposer après une vie de labeur est parfaitement légitime. Ce qui est stupéfiant, en revanche depuis vingt ans, c'est la participation des lycéens et étudiants à ces mouvements antiretraites. Faisons-leur crédit d'avoir mangé le morceau, en brandissant leurs pancartes : «La réforme on s'en fout, on veut pas bosser du tout.» Désirer sa retraite si ardemment, si passionnément, et ce dès l'âge de la puberté, c'est désirer sa défaite, sa mise au rebut anticipée. Retraite se dit d'une armée en déroute. Combien de pensionnés à l'inverse voudraient retourner au travail, se sentir utiles, agir avec les autres ? Le fantasme qui travaille la France n'est pas l'expansion mais la séparation. Elle se détache de l'extérieur comme on le dit d'un grand vieillard qui sent la mort approcher. Immergés dans le narcissisme de l'exception culturelle, les Français veulent se mettre en grande vacance du siècle, sortir de l'Histoire, faire la grève du monde. Depuis deux mois, nous sommes un peu la risée de nos voisins, qui observent avec inquiétude notre évolution. Tant de rage pour deux malheureuses années de travail en plus alors qu'en Europe l'âge moyen est de 64, 65 ans voire 67 ans ! Sans oublier chez nous la culture de la plainte, la jérémiade unanime, l'Hexagone de 2023 décrit avec les accents de Germinal ou des Misérables ! Il y a quelque chose de suicidaire et de puéril dans ce mouvement, qui relève de l'art de fabriquer son propre malheur avec acharnement. C'est le plus triste dans ce psychodrame alimenté par les maladresses du pouvoir : il traduit l'espoir d'une petite vie calfeutrée entre bouillotte et bouilloire, écrans et jeux vidéo, sofa et potager, à l'abri des tempêtes. Le rêve français ? La rente et le revenu universel de la naissance à la mort. Mais avec le droit de se plaindre et de fustiger le «système». La passivité des uns appelle la radicalité des autres. Notre pays de Cocagne peuplé de 67 millions de déprimés rappelle le vers de Rimbaud : «Je me crois en enfer, donc j'y suis.» 
La jeunesse ukrainienne se bat et meurt les armes à la main pour conquérir sa liberté. La jeunesse française défile dans les rues pour abaisser l'âge de la retraite. Mais elle chante «L'Internationale» et lève le poing. Tout est dit.�
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17/05/2023
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