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Islamisme, wokisme, émeutes dans les banlieues : les vérités de Gilles Kepel

  • par Gilles Kepel, pour FigaroVox - septembre 2023
EXTRAITS EXCLUSIFS - Dans son nouveau livre, Prophète en son pays, l'islamologue retrace quatre décennies durant lesquelles il a arpenté le monde arabe et musulman ainsi que les banlieues françaises.
 
De l'assassinat de Sadate à la fatwa de Khomeyni, du 11 septembre 2001 à la tuerie de Charlie Hebdo , des émeutes de 2005 à celle de 2023, Kepel conjugue récit intimiste et grande histoire pour mieux montrer l'implacable progression de l'islamisme dans le monde arabe, mais aussi en France. En creux, l'auteur, visé par une condamnation à mort de Daech, livre aussi une critique féroce des élites, en particulier politiques et universitaires, qu'il juge aveugles à la menace. En exclusivité, Le Figaro publie les bonnes feuilles de ce livre événement. Le 10 octobre, Gilles Kepel est l'invité des Rencontres du Figaro, Salle Gaveau*.
 
1980 : naissance d'un orientaliste
«Septembre 1980. Je vogue en direction d'Alexandrie, à bord d'un ferry italien qui a appareillé à Venise. Je vais rejoindre le poste de doctorant qui m'attend au Caire pour ma thèse sur les mouvements islamistes. J'ai 25 ans, et j'inaugure ma vocation. J'aimais l'odeur de l'Égypte – j'y avais déjà séjourné à quatre reprises, la première fois en 1974, voyageur estudiantin muni d'un mince baluchon lesté d'un volume de la Correspondance de Flaubert parmi mon linge – : le parfum des goyaves dans le train omnibus des nuits sans électricité de la haute vallée où montaient en marche les paysans enturbannés portant sur la tête les cagettes de fruits mûrs. Mais aussi cette senteur indescriptible de la poussière de sable, où se mêlaient le baume des pharaons momifiés, l'antimite des pensions bon marché, la fragrance du Nil charriant ses îles flottantes, l'essence brûlée des taxis antédiluviens. J'en adorais le dialecte musical et vocalique, cataracte infinie de mots d'esprit tourbillonnants qui allègent la pesanteur de la vie. (…) Cette Égypte de la dolce vita a disparu. Agamy est devenu une banlieue de béton noyée dans les embouteillages, et les rares femmes qui osent encore le maillot de bain se sont regroupées dans un club privé entouré de barbelés et de gardes armés. La plage publique est le domaine des Belphégors voilées de noir de pied en cap qui se baignent tout habillées au milieu d'hommes barbus et de jeunes gens hâves, dans une mer polluée où flottent flacons et sacs en plastique parmi les rejets d'égouts et les étrons.
L'émergence de ce que l'on n'appelait pas encore les «mouvements islamistes» allait bouleverser de fond en comble l'Égypte et toute la région, de même que - je m'en rendrai compte quelques années plus tard - l'Europe, à partir de ses banlieues populaires. L'explosion démographique et l'envolée des prix du pétrole, devenue une arme entre les mains des monarchies sunnites de la péninsule Arabique puis de leur rival iranien - Khomeyni avait conquis l'année précédente le pouvoir à Téhéran -, feraient plonger des sociétés délabrées et tétanisées dans le chaos d'une régression intellectuelle, où prévaudraient les mots d'ordre religieux. L'aboutissement monstrueux de ce processus culminerait dans le ’’califat’’ autoproclamé de Daesh entre 2014 et 2017, avec sa débauche de violence terroriste morbide complaisamment affichée sur les réseaux sociaux, et dont je n'imaginais nullement alors que je serais personnellement la cible, scellant de la sorte ma destinée d'orientaliste.»
 
2001 : Ben Laden superstar dans le monde arabe
«J'effectue une tournée dans le monde arabe pour tâcher d'en “prendre la température” dans les lendemains du 11 Septembre. J'y sonderai les reins et les cœurs de mes interlocuteurs afin de comprendre leurs perceptions du phénomène, vues de la région dont il procède. Durant ces quelques semaines de déambulation au Levant, en Égypte et dans le Golfe, je suis frappé par l'ambivalence de la plupart de mes interlocuteurs arabes. Ils mêlent parfois dans le même raisonnement deux propos contradictoires. Le premier marque leur incrédulité quant à l'implication de musulmans dans l'attaque, et favorise l'incrimination d'Israël. Les juifs employés dans les tours jumelles du World Trade Center auraient reçu, selon la rumeur, un message matinal (toujours introuvable deux décennies plus tard…) leur enjoignant de ne pas se rendre au travail ce jour-là. Les attentats ne seraient ainsi qu'un complot sioniste afin de nuire à l'image de l'islam. Le second propos tire une immense fierté que Ben Laden ait héroïquement tenu tête à l'Occident. En Égypte, on me raconte une nokta, ces blagues qui tiennent lieu de sagesse populaire à valeur de véridicité, selon laquelle une dame, stoppée alors qu'elle pénètre dans les toilettes pour hommes, rétorque offusquée : “Pourquoi ? Ben Laden est-il là-dedans ? Car il n'y a plus d'autre homme qui vaille dans le monde arabe !” (…) Ces derniers désapprouvaient le “meurtre d'innocents” aux États-Unis, mais le relativisaient, voire le comprenaient, en comparaison avec les bombardements américains d'alors sur l'Afghanistan des talibans, la répression israélienne contre les Palestiniens, les “crimes du sionisme et de l'impérialisme”, de la colonisation, etc. en général. Sans avoir la prétention de tirer des statistiques de l'échantillon fourni par mes interlocuteurs, cette présentation de la situation était dominante, avec diverses gradations, au travers des dizaines de conversations et entretiens que je menai durant mon séjour…»
 
2010 : extension du domaine du halal
«Notre enquête du ramadan 2005 est administrée en cinq langues : en français, arabe (et dialectes), turc, bambara et sarakolé. Parmi les thèmes portant sur la religion, la politique, le travail, l'éducation ou la vie quotidienne, l'une des consignes, à laquelle nous n'avions pas accordé d'importance particulière en la concevant, s'avérera la plus révélatrice par les réponses obtenues. En apparence, elle est fort simple : “Accepteriez-vous que vous ou vos enfants soyez invités à manger chez un non-musulman ?” Une petite minorité, exclusivement au sein des non-francophones, turcs ou africains sahéliens, le refuse en toutes circonstances. Un échantillon à peine plus important exige que la nourriture servie soit halal. La majorité se partage entre une acceptation sous condition de ne consommer ni porc ni alcool (cas le plus nombreux), et un acquiescement sans aucun préalable (ces personnes critiquant parfois la consigne comme raciste ou discriminante…).
En ramadan (août-septembre) 2010, je dirigerai une autre enquête comparable, avec le double de participants, dans l'agglomération de Clichy-Montfermeil, en Seine-Saint-Denis, où ont commencé les plus vastes émeutes des banlieues peuplées d'enfants de l'immigration, à l'automne 2005. Nous avons posé à nouveau cette même question. Les proportions se sont inversées dans les réponses. Si le refus absolu a peu progressé, l'exigence du halal a explosé, passant très largement en tête, distançant nettement le simple rejet du porc et de l'alcool, tandis que l'agrément inconditionnel a quasiment disparu. Toujours est-il qu'en un quart de siècle j'ai pu documenter, notamment dans la jeune génération née et éduquée en France et socialisée dans les zones reléguées, la montée en puissance d'une identité communautaire forte revendiquée comme telle dans certains territoires de la République – que Bernard Rougier qualifie, dans un volume qu'il dirige en 2020, de “conquis par l'islamisme”. Les Banlieues de l'islam en avaient observé dès 1985 acteurs et dispositifs, lieux de pouvoir et signes faibles. Rien de tout cela n'a été jugé significatif par les autorités de l'État ni les élites mitterrandiennes comme chiraquiennes engoncées dans le déni de réalité – jusqu'à l'attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, en 2015 : la prise de conscience s'effectuera dans la plus totale confusion et avec un retard.»
 
2015 : le prophète Houellebecq
«Teresa Cremisi, qui m'avait fait l'honneur de me publier et fut aussi l'éditrice de Michel Houellebecq, me communiqua en cette fin 2014 un jeu d'épreuves du roman à paraître de ce dernier, Soumission . Elle souhaitait que je m'assure que ce livre de fiction, dont l'auteur avait consulté mes ouvrages, n'eût pas commis d'erreurs d'interprétation quand il traitait de sujets islamiques et aussi – fatwa contre Salman Rushdie oblige – que je l'alerte s'il me semblait que le texte pût fournir prétexte à un anathème comparable. J'avais connu l'œuvre de Houellebecq en 2001, avec Plateforme, dont un hebdomadaire m'avait demandé un compte-rendu, car le roman s'achève par un attentat islamiste. Celui-ci ne fut jamais publié – il devait paraître dans la semaine du 11 Septembre… et on bouleversa la pagination pour la consacrer en totalité à la “double razzia bénie contre New York et Washington” d'Al-Qaïda. J'avais beaucoup apprécié La Carte et le Territoire , et intitulé l'un des chapitres de Quatre-vingt-treize «Extension du domaine du halal» en un clin d'œil à un autre de ses romans, Extension du domaine de la lutte. Je lus le manuscrit d'une traite, de la soirée aux petites heures, captivé par la capacité de l'écrivain à transcender par la littérature ce que j'avais moi-même observé et retranscrit sous forme d'essai. Je fis rapidement mon compte-rendu à Teresa Cremisi : rien à redire si ce n'est une ou deux inexactitudes sans importance. Et le roman n'incriminait pas, contrairement aux Versets sataniques , la sacralité de l'islam proprement dite. Il serait certainement autant critiqué qu'apprécié, mais ne fournissait nullement matière juridico-religieuse à fatwa mortifère – à ce que je pouvais en juger. L'auteur nous convia à dîner avec son éditrice en fin décembre 2014, alors que je revenais de la dernière mission pour le rapport, au Kurdistan autonome. Il était plutôt rassuré, et je n'entendis plus parler de lui jusqu'à la parution du livre, le 7 janvier suivant, où je l'écoutai à la radio me créditer aimablement pour lui avoir fourni par mes ouvrages de la documentation. Cela me valut la mise en demeure immédiate, par SMS, d'un collègue de me “désavouer d'avec lui” – comme auraient dit les salafistes – pour complicité de crime imaginaire d'islamophobie. Je me gardai bien évidemment d'obtempérer à cette objurgation grotesque. Plus tard dans la matinée, les locaux de Charlie Hebdo – qui avait fait sa une avec une caricature sur “les prédictions du mage Houellebecq” – connurent le carnage perpétré par les frères Kouachi. La stupéfiante mise en abyme littéraire de Soumission avait fait de nouveau coïncider, après Plateforme, mais au jour près désormais, la fiction anticipatrice contenue dans cette dystopie avec la réalité la plus atroce.»
 
2016 : soumission
«En mai 2016 je me rendis à une invitation du Bondy Blog, média audiovisuel qui avait été créé dans la suite des émeutes de 2005 avec le soutien de fondations suisses pour favoriser l'émergence de jeunes talents journalistiques dans les cités, une initiative que je trouvais tout à fait bienvenue. Bondy est une commune voisine de Clichy-Montfermeil, qui en jouxte la forêt. À ma surprise, me fut intenté sur cette antenne un procès en islamophobie pour avoir établi que le déclenchement des émeutes à l'échelle nationale faisait suite à l'incident grossi en “gazage de la mosquée”, et non point exclusivement au regrettable décès de Zyed et Bouna (notre analyse, qui a été recoupée ensuite par d'autres, fait désormais consensus). J'eus beau expliquer au journaliste fort militant qui m'incriminait que j'avais précisément recueilli puis vérifié la parole des témoins et acteurs des émeutes eux-mêmes, j'avais commis à ses yeux le crime politique de substituer à un mythe mobilisateur une mise en récit circonstanciée, et cela me valait l'opprobre.
Cette confusion entre journalisme et prosélytisme, étayant un faux procès, me déçut beaucoup car, outre qu'elle montrait le basculement dans le complotisme islamiste d'une rédaction sur laquelle avaient été fondés de nombreux espoirs pour favoriser l'ascension sociale de jeunes issus des quartiers défavorisés, je me retrouvais désormais ciblé comme une sorte d'ennemi du peuple pour avoir seulement fait mon métier de sociologue… Je fus livré à la vindicte de la nébuleuse “islamo-gauchiste”. Un mois après, je serai condamné à mort par Daesh. Je revins sur cette polémique lors d'un entretien paru dans l'hebdomadaire L'Obs en novembre suivant, alors que je vivais sous protection policière, pointant dans l'affaire du Bondy Blog une manifestation typique de cette idéologie. Cela me valut une volée de bois vert, désormais classé pour de bon dans la catégorie des ennemis d'Allah et de l'humanité sur un spectre d'entrepreneurs de colère à mon encontre s'étendant d'Edwy Plenel et Mediapart jusqu'à Larossi Abballa, le tueur de Daesh. “Soutien total aux consœurs et confrères du @LeBondyBlog face aux accusations délirantes et ignorantes de Gilles Kepel”, posta sur son mur Facebook le ci-devant “camarade Krasny”, ex-directeur de l'hebdomadaire trotskiste Rouge que je vendais à la criée lorsque j'étais lycéen… et dont la leçon de déontologie aurait été farcesque si elle n'avait fait écho à l'appel public à me tuer proféré six mois plus tôt par l'assassin du policier Jean-Baptiste Salvaing et sa jeune épouse, à Magnanville, dans les Yvelines. (…)
Mes tympans n'avaient pas été déchirés par les hurlements de désespoir de la plupart de mes collègues, ni par les slogans hostiles qu'ils auraient pu entonner contre ceux qui avaient appelé à tuer l'un d'entre eux. Ce silence d'or était d'autant plus remarquable par contraste avec les pétitions innombrables signées par ces mêmes collègues sans relâche, cris d'orfraie dénonçant l'islamophobie, exigeant l'usage de l'écriture inclusive, faisant du burkini l'horizon indépassable du bonheur de la musulmane actuelle, vilipendant la laïcité française comme l'aboutissement fascisant de l'universalisme des Lumières… Cette parole d'argent de soutien aux victimes de toutes les “microagressions” réelles, symboliques ou imaginaires – dont on a vu qu'elle s'accompagnait parfois de grasses subventions bruxelloises – m'avait été mesurée avec quelque harpagonnerie eu égard à la “macroagression” que j'avais subie… Fallait-il en comprendre que la sentence de mort à mon encontre entérinait simplement le destin funeste mais inéluctable d'un sexagénaire affligé de “blanchité”, dead white male en sursis, déjà condamné en tout état de cause par l'Histoire, dont Larossi Abballa et Daesh n'auraient été que de simples accélérateurs, version islamiste du fléau de Dieu ? Ou, en termes plus prosaïques, la libération anticipée d'un poste de professeur titulaire liquidé par le djihad permettrait-elle, dans la lutte acharnée pour les emplois au sein d'une Université prolétarisée, de promouvoir plus rapidement un·e enseignant·e politiquement correct·e, qui introduirait dans l'École normale supérieure, institution révolutionnaire fondée par un décret de la Convention le 9 brumaire an III pour écraser l'infâme, la “religion woke” de notre temps déboussolé ? Il y avait en effet une congruence étonnante entre la marginalisation croissante à laquelle j'étais condamné par le monde académique et l'élimination physique prônée par les djihadistes.»�
* Réservations sur le Figaro Store ou au 01.70.37.18.18.
  • Illustration : Gilles Kepel présente «Prophète en son pays», éditions de l'Observatoire, septembre 2023, 23 € (papier), 15,99 € (numérique).
Peut être une image de 2 personnes, affiche et texte qui dit ’KEPEL GILLES Prophète en son pays GILLES KEPEL .đe bservatoire’
 


16/09/2023
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