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 " Une histoire de la philosophie " Luc Ferry
 
 
Les cinq grandes réponses à la question de la vie bonne pour les mortels
Contrairement à ce qu’on lit ou entend si souvent, ce qui est passionnant, et à vrai dire proprement génial dans les grandes philosophies, ce ne sont pas les questions que je viens d’évoquer (elles sont en vérité assez banales), mais ce sont les réponses qui sont grandioses, et ce sont elles que je vais vous raconter dans ce livre. Je voudrais vous en donner un bref aperçu d’entrée de jeu afin que vous compreniez le plan, la structure et le sens de cet ouvrage.
 
La première réponse est celle des sagesses anciennes. On la trouve déjà formulée dans l’Odyssée d’Homère, puis dans la philosophie grecque, en particulier dans le stoïcisme, mais aussi dans certaines sagesses d’Orient, à commencer par le bouddhisme. On pourrait la définir comme « cosmologique » au sens où la vie bonne se définit comme la mise en harmonie de soi avec l’harmonie de l’univers, avec l’harmonie du cosmos, cet ordre du monde qui est lui-même parfaitement harmonieux. Comme le cosmos est éternel, en s’ajustant à lui comme un fragment de puzzle s’ajointe au tableau d’ensemble, en se mettant pour ainsi dire « en harmonie avec l’harmonie cosmique », on devient en quelque façon soi-même un fragment d’éternité, ce qui est une première manière de trouver son salut, de vaincre en quelque sorte la mort.
Bien entendu, dans l’Antiquité déjà, et notamment dans la philosophie grecque, toutes les visions du monde ne sont pas des cosmologies au sens qu’on vient de donner à ce terme. Par exemple, les épicuriens, les atomistes et les sophistes s’opposent à cette définition de la vie bonne comme mise en harmonie de soi avec l’harmonie du monde et ce pour la simple et bonne raison qu’à leurs yeux le monde n’est pas un univers harmonieux, mais bien plutôt un chaos. Nous y reviendrons, mais ce qu’il faut déjà noter, c’est qu’à chaque étape de l’histoire de la philosophie, il y a toujours une pensée dominante (ici les sagesses cosmologiques) et une contre-culture qui s’y oppose (en l’occurrence, celle des épicuriens par exemple). Chaque fois, donc, nous évoquerons non seulement les réponses dominantes à la question de la vie bonne pour les mortels, mais aussi celles qui vont à contre-courant.
 
La deuxième réponse, que je laisserai de côté ici puisqu’elle ne relève pas à proprement parler de la philosophie, est celle des grandes religions. Elles ne nous recommandent pas de mettre nos vies en harmonie avec le cosmos, comme chez Platon, Aristote ou les stoïciens, mais de les mettre en harmonie avec les commandements divins, parce que c’est cette harmonie divine qui seule peut nous ouvrir les portes du véritable salut, en l’occurrence d’une immortalité plus personnelle que celle, anonyme et aveugle, promise par les cosmologies anciennes. Dans cette perspective théologique, le but ultime de l’existence n’est pas, comme chez les Anciens, d’apprendre à jouir du temps qui nous est imparti en privilégiant la visée du bonheur ici et maintenant, voire en apprenant à savourer l’instant présent comme nous y invitent les stoïciens et les épicuriens, mais de faire en sorte de mériter un droit d’entrée dans une vie éternelle qui sera infiniment meilleure au ciel que sur la terre. Dans le christianisme, qui domine largement l’histoire religieuse de l’Europe, c’est par l’amour, par agapè, qu’on peut parvenir à vaincre la mort, comme l’Évangile de Jean nous l’enseigne au cours du fameux épisode de la résurrection de Lazare.
 
La troisième réponse consiste à mettre sa vie et sa pensée, non plus en harmonie avec le cosmos ou avec le divin, mais avec l’humanité. On assiste ici à une formidable humanisation, voire sécularisation des réponses que la philosophie va apporter à la question de la vie bonne. On les voit poindre dans la fameuse formule du droit moderne selon laquelle « ma liberté doit (ou devrait…) s’arrêter là où commence celle d’autrui », le monde idéal et la société juste étant ceux dans lesquels l’humanité parvient à la paix et à la justice dans l’harmonie avec ellemême.
On ajoutera que dans cette perspective, qui est pour l’essentiel celle de l’humanisme hérité des Lumières et de l’idée républicaine, de la respublica, il convient non seulement de mettre sa vie en harmonie avec celle des autres, mais d’apporter autant qu’il est possible, chacun à la mesure de ses possibilités et de ses talents, une contribution au progrès humain, une pierre à l’édifice. Cet apport peut alors vous ouvrir les portes d’une certaine forme d’éternité, celle qui réside dans la mémoire des Hommes et qui s’inscrit volontiers de manière symbolique, la pierre répondant à la pierre, dans le marbre ou le granit des monuments publics.
 
La quatrième réponse est celle des grands « philosophes du soupçon » : Schopenhauer, Marx, Nietzsche, Freud, Heidegger et leurs différents épigones français au sein de ce que j’ai appelé la « Pensée 68 ». Leurs philosophies, si différentes soient-elles, ont malgré tout pour caractéristique commune de commencer toujours par ce que Nietzsche et Heidegger appelaient une « déconstruction » (Abbau) des naïvetés des siècles passés, celles des métaphysiques anciennes et des religions, mais aussi de l’humanisme des Lumières. Il s’agit de libérer les êtres humains des différents visages de l’aliénation, que cette dernière soit pensée sur le mode individuel comme chez Nietzsche ou Freud par exemple, ou au contraire enracinée dans le collectif et le social, comme chez Marx.
Chez tous ces grands « déconstructeurs », y compris Marx, le but est donc en dernière instance de se mettre en harmonie, non plus avec le cosmos, le divin ou même l’humanité, mais avec soi-même. En quoi l’idéal de « désaliénation » préfigure ce que Foucault, qui se définissait lui-même comme un disciple de Nietzsche et Heidegger, appelait le « souci de soi », une préoccupation qui caractérise au plus haut point l’époque actuelle et qui conduit inévitablement à la quête du bonheur individuel, comme on le voit dans la psychologie positive et les théories du développement personnel qui fleurissent aujourd’hui dans le monde occidental et qui n’en sont que l’aboutissement ultime.
 
pour mon propre compte et jusqu’en ses conséquences ultimes, vise une harmonie, non plus juridique, morale et politique avec l’humanité en général, avec une humanité conçue comme cette entité abstraite et désincarnée qu’envisage l’idée républicaine héritée des Lumières, mais une harmonie qu’on pourrait dire au sens large affective ou amicale avec le proche comme avec le prochain, avec celui que nous aimons, comme avec celui que nous pourrions un jour rencontrer et aimer. C’est ce que j’ai appelé le « deuxième humanisme » ou « humanisme de l’amour », un spiritualisme laïc qui s’oppose au premier humanisme, celui des Lumières, qui reste encore un humanisme de la rationalité et de la science.
 
Cette réponse n’en conserve pas moins l’idéal de liberté cher au premier humanisme, comme le projet de lutter contre l’aliénation, mais à la différence de ce qui a lieu dans la quatrième réponse, cette lutte n’entend pas supprimer toutes les transcendances. La grande erreur des déconstructeurs fut à mon sens de croire que la liberté supposait la liquidation de toutes les valeurs supérieures à l’individu. Au nom de la lucidité voulue par sa « philosophie au marteau », Nietzsche entendait bien casser toutes les « idoles », toutes les valeurs transcendantes, une vision du monde qui ne pouvait conduire chez ses disciples qu’à un « souci de soi » narcissique finalement aussi pauvre que désespérant. Si la lutte contre l’aliénation, contre les illusions de la métaphysique, reste plus que jamais d’actualité, elle est bien loin de détruire toutes les transcendances.
 
Comme nous allons le voir, le spiritualisme laïc pour lequel je plaide ici est un humanisme de l’altérité et de l’amour. Il réinvente de nouveaux rapports au sacré, à des valeurs qui dépassent l’individualisme narcissique issu de la déconstruction des valeurs traditionnelles.
 
" Une histoire de la philosophie " Luc Ferry
   


27/07/2023
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