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Face au cyberharcèlement

 

 

Le 12 mai, une jeune fille de 13 ans scolarisée dans le Pas-de-Calais s’est suicidée après un cyberharcèlement de plusieurs mois : un événement tragique qui surgit périodiquement dans l’actualité depuis que les jeunes expérimentent dans le brouillard numérique une « seconde vie » qui se déroule totalement à l’abri des regards adultes. Les embrouilles entre adolescents ont toujours existé dira-t-on, en particulier autour des affects, mais depuis qu’elles ont migré vers les réseaux sociaux et que les intrigues se sont complexifiées par la multitude des interactions possibles, leurs violences vont crescendo. Elles font désormais partie des questions publiques les plus inquiétantes de l’univers éducatif, tant un climat et des pratiques délétères ont prospéré dans cette sphère de sociabilité des jeunes.

La vie des adolescents dans le brouillard numérique

Dans le dernier Baromètre Opinionway/Les Apprentis d’Auteuil d’août 2022, 56% des répondants (15-20 ans) disent que des vidéos/photos humiliant des jeunes circulent dans les smartphones de leur établissement, et 28% avouent avoir été témoins de cyberharcèlements qu’ils n’ont pas dénoncés. En 2018, selon la Direction générale de l'enseignement scolaire, 9,9% des filles et 8,1% des garçons ont été victimes de cyberharcèlement à partir de vidéos ou photos dégradantes, 25% des collégiens déclarent avoir connu au moins une atteinte via les nouvelles technologies, et 14% des lycéens disent avoir fait l’objet d’une attaque sur internet[1], des chiffres qui ont doublé par rapport aux premières enquêtes effectuées sur ce sujet[2]. Ces faits expliquent que, avec d’autres exactions, l’École soit perçue par les élèves comme un lieu de violence : trois sur quatre signalent avoir subi au moins une fois des violences (verbales, psychologiques, ou physiques) dans le cadre scolaire, et la presque totalité d’entre eux pensent que les réseaux sociaux ancrent la violence à l’école, notamment en raison de leur capacité à susciter des dynamiques de meute.

 

Le cyberharcèlement n’est que la face émergée d’un phénomène plus vaste : la communication numérique a profondément transformé l’approche de la vie affective et de la sexualité chez les adolescents. Les écrans sont devenus à la fois des outils d’approche et de drague, et des lieux d’exercice d’une sexualité virtuelle[3]. La pornographie, qui est d’accès facile dans l’univers numérique pose certes une toile de fond omniprésente et mérite évidemment de faire l’objet de mesures de protection vigoureuses, mais elle n’est pas seule en cause : il faut d’abord considérer que les amourettes et l’apprentissage de la sexualité passent d’abord par les échanges directs entre jeunes en visio ou par l’échange de photos souvent intimes.

 

Tous les jeunes, et plus encore ceux issus de milieux populaires dont le réseau de sociabilité est parfois restreint, sont particulièrement actifs sur Internet, qu’ils fréquentent pour user de toutes ses fonctionnalités – s’informer, partager des contenus ou faire des commentaires, et socialiser. Ils manifestent une assez forte absence d’inhibition à se mettre en avant et à se mettre en scène, comme si une propension à l’exhibition dans l’espace virtuel s’était installée presqu’en contrepoint d’une timidité dans la vie réelle, encouragée par les visées narcissiques qui traversent des réseaux comme Instagram ou Tik Tok. Ainsi, pris dans cet environnement déréalisé et soumis aux émotions visuelles ils ne semblent guère enclins à protéger leur intimité, l’univers numérique se révélant un terrain propice à la « transparence », pour « livrer son âme », flirter, nouer des relations amoureuses ou sexuelles. La distance créée par la froideur de l’image informatique renforce le sentiment que l’autre est désincarné, presque chosifié, que les faits se déroulent dans un autre monde aux lois différentes. Ces jeux s’opèrent dans un périmètre de relations assez restreint (on est loin des sites de rencontres pour adultes), celui des proches et des amis d’amis, des personnes qu’ils ont repérées (qui les ont repérés), la communication numérique (via Snapchat, Whatsapp, Messenger, Instagram, etc.) constituant un sas à partir duquel on peut envoyer un petit clin d’œil, évaluer ses chances de plaire, faire passer un message par un tiers, bref amorcer une relation ou tenter de l’approfondir. Dans ce dédale d’interactions qui peut acheminer vers une rencontre, la confrontation visuelle pose une étape primordiale avant l’éventuel échange du numéro de téléphone. D’ailleurs, la relation peut aussi rester longtemps au niveau des échanges érotiques par images interposées sans se concrétiser un jour dans le monde réel, aux implications perçues comme plus dangereuses. En effet, comme le rappellent les travaux d’Isabelle Clair[4], les prémisses de la sexualité s’exercent aussi dans un cadre moral où se jouent la réputation des adolescentes et les inclinations virilistes des adolescents : tous les milieux sociaux sont touchés, mais, selon les cadres culturels, les pratiques peuvent être différentes. Les embrouilles (jalousies, rivalités, vengeances, dénonciations, menaces, etc.) naissent dans ce contexte, et personne n’est à l’abri d’une circulation virale d’une vidéo intime et infamante.

Le capitalisme numérique et les embarras du droit

Face au cyberharcèlement, les initiatives juridiques en faveur de la régulation se sont renforcées[5]. Adopté en 2022 par les instances européennes, le Digital Services Act (DSA) entrera en vigueur en août 2023. Ses objectifs sont larges : lutter contre la contrefaçon, l’antisémitisme, la pédopornographie, les menaces de mort ou de vente de drogues, les contenus haineux, l’amplification de la violence verbale et physique, la désinformation. Ce texte maintient le principe selon lequel les sociétés qui hébergent des données de tiers (FAI, Cloud, grandes plateformes en ligne et les très grands moteurs de recherche etc. qui touchent plus de 45 millions d’Européens par mois), ne sont pas responsables de leur contenu, mais les oblige à retirer des contenus illicites dès qu’ils en ont connaissance. Il applique un principe simple : ce qui est illégal hors ligne est illégal en ligne. Le projet de loi français présenté en mai 2023 sur la régulation de l’espace numérique emboite ce pas : il vise en particulier la protection des enfants à l’égard de la pornographie, l’ARCOM étant chargé de mettre en œuvre directement (sans l’aide du juge) une série de mesures[6] ; le ciblage publicitaire est aussi au centre. Parallèlement, les systèmes scolaires et les associations multiplient les actions de préventions. En France, pour ne citer que quelques exemples, l’Éducation nationale a engagé en 2022-2023 une campagne de sensibilisation[7], et entend davantage visibiliser les hot lines et les possibilités de signalement. Le ministère devrait aussi créer un référent cyberharcèlement dans chaque établissement scolaire.

 

Toutes ces orientations renforcent l’arsenal juridique et réglementaire existant mais demeurent conformes à la philosophie qui, depuis l’avènement de l’Internet, guide les régulateurs de ce secteur : ne pas entraver la prospérité des marchés de la communication numérique, en l’occurrence la plupart dominés par des entités américaines ; ne pas entraver la liberté de communication, et donc d’information, principe fondamental de nos démocraties. Deux motifs d’ordre complètement différent, mais qui dans la pratique se confortent mutuellement.

 

La marchandisation des espaces culturels dans lesquels baignent les enfants est un problème structurel bien identifié par l’univers éducatif notamment depuis l’avènement des télévisions privées, les dérives liées la communication sans limites offerte par le Net sont bien reconnues : toutefois la marge de manœuvre est étroite pour modérer ces innombrables excès. Des voies plus rigides pourraient être adoptées : interdire l’anonymat dans les échanges, attribuer directement une responsabilité de diffuseur aux hébergeurs comme pour les médias, taxer considérablement l’industrie de la pornographie (selon les sources son chiffre d’affaires oscille entre 8 milliards et 97 milliards[8]) et interdire les images dégradantes produites en son sein, obliger les géants du Net à employer des dizaines de milliers de personnes « compétentes » pour effectuer une veille sur les contenus, autant de mesures sur le tapis, mais ce serait une guerre avec ces opérateurs économiques qu’aucune instance politique n’entend ou ne sait affronter. Sans parler de l’immensité du travail de veille qui s’apparente à celui d’une police de sécurité en temps de guerre : comment surveiller en temps réel une infinie infinité d’interactions ?

 

Ainsi la mise en œuvre d’une régulation rencontre une myriade d’obstacles – économiques, juridiques, culturels et même physiques – qui donnent à la régulation numérique une dimension de tâche à la Sisyphe. Pourtant s’il est bien un domaine où la dénonciation du capitalisme déchaîné est justifiée, c’est bien celui-là.



20/06/2023
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