2256 -Expulsé de Turquie, un journaliste raconte 3 posts

Expulsé de Turquie, notre reporter raconte

  • par Guillaume Perrier, pour Le Point - février 2023 Republié par JALR
Guillaume Perrier a été arrêté par la police turque à l’aéroport d’Istanbul et empêché de se rendre dans les zones touchées par le séisme. Il témoigne.
 
Il est 18 h 45, mercredi, lorsque j'atterris à l'aéroport d'Istanbul. Je sors en vitesse de l'avion pour attraper un vol intérieur et rejoindre, dans la soirée, la ville de Kayseri, puis, de là, les zones touchées par les terribles tremblements de terre. Comme toute la Turquie, je suis un peu sous le choc. J'espère être rapidement sur le terrain. Je suis en contact depuis deux jours avec des amis et des connaissances dans les différentes régions touchées, à Marash, à Adiyaman, à Diyarbakir, à Gaziantep… Certains ont passé deux nuits dehors avec leurs familles, terrorisés et transis ; d'autres organisent des convois de vivres et de couvertures pour les villages les plus isolés… Je pars les retrouver, passer du temps avec eux. Je sais que ce sera un reportage difficile, mais je suis impatient d'y être, pour faire mon métier. Lorsque j'arrive au guichet de contrôle des passeports, je suis déjà projeté sur la longue route qui m'attend.
 
Face à l'ampleur du désastre, devant les destructions énormes provoquées par les deux mégaséismes qui ont secoué la Turquie et le nord de la Syrie, lundi, je n'ai pas hésité longtemps à partir. Dès les premières heures, il est clair que le bilan humain dépassera celui du séisme d'Izmit en 1999, qui fit, officiellement, 17.000 morts, près d'Istanbul. Ma place était sur ce terrain meurtri, dans ces régions et ces villes que je connais bien et dans lesquelles j'ai effectué d'innombrables reportages ces dernières années. Je voulais raconter le déploiement des opérations de secours, la solidarité internationale qui se met en place, la détresse des populations, l'incertitude que cela allait faire planer sur les élections, prévues dans trois mois… Raconter aussi à quel point les tremblements de terre et leur mémoire sont inscrits dans l'histoire et la géographie des lieux. Être là, aux côtés de la Turquie et des Turcs, dans cette terrible épreuve.
De la bouche des survivants, j'ai souvent entendu les récits des catastrophes d'Erzincan, rasée en 1939 par une secousse de 7,9 sur l'échelle de Richter, de Lice en 1975, de Samsun ou Kütahya. Tous ceux qui ont vécu une secousse, même brève, connaissent cette sensation qui s'imprime dans un coin du cerveau et ne le quitte plus jamais. J'en ai moi aussi ressenti quelques-unes. À Istanbul, où j'ai habité pendant dix ans, le risque sismique fait partie du quotidien de chacun, c'est une réalité qui a traversé les siècles. Sainte-Sophie, détruite à plusieurs reprises, reconstruite et renforcée par des piliers antisismiques qui lui donnent cette allure caractéristique, est là pour en témoigner.
 
Les mystères des tremblements de terre
Le plus effrayant lorsque la terre commence à trembler, c'est qu'on ne sait pas quelle sera la durée et l'intensité de la secousse. Il faut attendre que cela se termine. Elle est le plus souvent très brève, quelques secondes, parfois dix ou vingt. Lundi, cela a duré plus d'une minute.
 
Au 4e étage de l'immeuble où je vivais à l'époque, sur la rive européenne du Bosphore, les murs se mettaient parfois à danser et, d'un bond, je plongeais sous une grosse table en bois pour me protéger. À chaque fois, heureusement, il s'agissait de petites secousses, 4 ou 5 sur l'échelle de Richter, qui ne provoquaient pas trop de dégâts. Je voyais aussi les petits sacs que les Turcs rangeaient souvent dans un coin de leur appartement, derrière une porte. Des sacs de survie avec un peu d'eau, un paquet de biscuits, un sifflet, une couverture. Je connaissais les gestes, ceux qu'on apprend aux enfants dans les écoles, comment se recroqueviller en position fœtale, en protégeant ses organes vitaux.
 
En 2011, un séisme de 7 fit près d'un millier de morts dans la région de Van, tout à l'est du pays. J'étais parti immédiatement sur les lieux. Les conditions de reportage étaient difficiles : un froid glacial, peu de nourriture et d'eau, des opérations de secours compliquées, des répliques violentes qui faisaient trembler la terre toutes les dix minutes et fragilisaient un peu plus les bâtiments qui n'étaient pas tombés. Je me souviens qu'un hôtel de Van, où s'étaient installés des sauveteurs japonais et près duquel je dormais, s'était ainsi écroulé un matin, faisant de nombreuses victimes. J'avais retenu cette leçon, il faut toujours dormir dans une voiture. De ce reportage, une sensation m'avait marqué. Celle de ce silence, lourd et épais, dans la nuit noire, l'oreille tendue de tous les sauveteurs, des proches de disparus, pour essayer d'entendre, dans les tas de gravats, la sonnerie d'un téléphone, une voix, une respiration. Cette gravité qui unit tout le monde, dans le but de sauver qui peut l'être.
 
Le huis clos de l'aéroport
Je tends mon passeport au policier, échange avec lui quelques formalités cordiales, lui présente mes condoléances pour les victimes. Il me répond d'un sourire et d'un clignement des yeux, je regarde la petite caméra qui m'enregistre. Il s'apprête à tamponner mon document, lorsqu'un dernier coup d'œil sur son écran d'ordinateur l'interrompt dans son geste. Il me demande de me mettre sur le côté et envoie mon passeport au guichet du chef. Dix longues minutes plus tard, mon passeport revient avec un autre fonctionnaire et l'on m'annonce que je fais l'objet d'une «interdiction de territoire». Je suis escorté jusqu'à un autre guichet, à l'autre bout du gigantesque terminal de l'aéroport. Je comprends que mon voyage va prendre un itinéraire qui n'était pas celui que j'avais envisagé. Mon vol vers Kayseri va bientôt décoller, mon reportage va tourner court. Je me préparais aux paysages enneigés, aux villes détruites, aux étendues sinistrées. Je ne vais pas sortir du huis clos de l'aéroport.
 
Dans ce hall que je traverse dans la foulée du policier qui tient mon passeport, je croise un groupe de 16 pompiers français qui vient d'arriver, sans doute par le même vol que moi. Au guichet où l'on me conduit, il y a des Canadiens, des Américains, des Algériens… Un groupe d'une trentaine de sauveteurs taïwanais, tout de rouge vêtus, qui arrivent en file indienne, d'un pas militaire… Les secouristes débarquent par milliers, de toute la planète. Une policière à peine trentenaire tamponne leurs passeports à la chaîne. «Combien de personnes ? Combien de chiens ?» demande-t-elle. J'ai aussi été rejoint par une jeune femme, de nationalité bosnienne. Elle porte un niqab écru, d'où n'émergent que deux yeux bleu clair et quelques centimètres carrés de peau blanche. Elle ne comprend pas le turc, je fais la traduction.
 
La jeune fonctionnaire de police a l'air surprise lorsque je lui explique que je suis journaliste et que je suis venu couvrir les événements, comme des dizaines de confrères et de consœurs. Son écran lui indique que je suis interdit de territoire, suite à une décision administrative qui date de novembre 2022. Personne n'en sait plus et il n'y a aucun moyen d'obtenir plus de précisions. Rapidement elle m'explique que je serai expulsé vers Paris par le premier vol, celui de 7 heures le lendemain matin. Je passerai donc la nuit en rétention à l'aéroport. Comme la jeune Bosnienne, qui, à côté de moi, se met à fondre en larmes, derrière son niqab.
 
En Turquie, les restrictions de la liberté de la presse
 
Cette péripétie n'est pas une grande surprise. Je m'étais préparé à un tel scénario. Ces dernières années, de nombreux confrères étrangers se sont vu interdire l'entrée en Turquie sous divers prétextes, rarement très clairs. D'autres ont été expulsés. Certains d'entre eux étaient des correspondants de longue date, des reporters chevronnés. Et je ne parle même pas de tous les journalistes turcs qui subissent depuis des années les nombreuses restrictions à la liberté de la presse, largement documentées, sous le régime de Recep Tayyip Erdogan. Je ne connais pas la raison de la décision qui me concerne. Un tweet ? Un article ? Une interview ? Certaines de mes enquêtes récentes ont sans doute fait tiquer quelques lecteurs attentifs à Ankara. Mais malgré tous les signaux contraires, je voulais croire que l'on me permettrait de continuer à faire mon métier de journaliste dans ce pays, la Turquie, dans lequel j'ai tant d'attaches. Cela fait près de vingt ans que j'y travaille, j'y ai vécu dix ans et j'y ai réalisé des centaines de reportages, d'articles nourris par une bonne connaissance du pays et des gens qui le peuplent. Je n'y ai jamais ressenti aucune forme d'hostilité, bien au contraire. Et même là, à l'aéroport d'Istanbul, ce n'est pas du tout le cas.
 
Je suis conduit jusqu'aux locaux de la police de l'immigration (göç idaresi), toujours dans la zone internationale de l'aéroport. Là encore, les fonctionnaires de police sont aimables et semblent aussi désolés que moi. Nous parlons des dernières nouvelles. Tout le monde est abasourdi par la catastrophe qui vient de se produire en Anatolie. Chacun y connaît quelqu'un qui est touché. Mes bagages sont rapidement inspectés, on me confisque mes stylos, ma ceinture, ainsi qu'une plaquette de paracétamol. Et on me conduit dans une sorte de cellule améliorée, avec une pièce de vie commune et quelques chambres spartiates autour, équipées de fauteuils dont la couleur et l'odeur témoignent d'un certain vécu. Les pièces sont éclairées par des néons blafards que l'on a interdiction d'éteindre et surveillées 24 heures sur 24 par des caméras. On me dépose un plateau-repas avec un peu de riz et des haricots, quelques cuillérées de soupe de lentilles froide. La porte est fermée à clé. Il n'y a pas de fenêtre. On peut appeler un gardien grâce à un combiné accroché au mur. Dans la pièce de vie commune arrivent d'autres voyageurs naufragés : un groupe d'Algériens, dont les documents de voyage étaient suspects, des sans-papiers somaliens, un touriste italien, dont la carte d'identité était abîmée. Je discute avec deux Iraniens, qui ont visiblement une certaine habitude de la procédure d'expulsion. L'un d'eux, qui baragouine quelques mots de français depuis un séjour dans la prison de Saint-Omer, m'explique être un passeur de migrants. Il connaît bien la région de Calais. Je sers de traducteur entre les policiers qui ne parlent pas anglais et les nouveaux arrivants, qui ne parlent souvent pas un mot de turc.
 
Les heures passent dans cette zone de rétention aéroportuaire. J'ai pu garder mon téléphone, ce qui me permet de tenir quelques personnes informées de ma situation. Et de suivre, via Twitter, les dernières nouvelles du terrain. Le bilan des séismes s'alourdit d'heure en heure. 2.000, 3.000 morts… Quand on sait l'utiliser et suivre les bonnes sources, le réseau social fait remonter des informations utiles depuis les lieux sinistrés. Il permet aussi parfois de localiser des victimes, de coordonner des opérations… Mais tard dans la soirée, le réseau ralentit, des coupures sont signalées, des voix s'élèvent contre ce qui est perçu comme une nouvelle censure de l'information par le pouvoir. Dans ces premières heures, les autorités se voient reprocher par l'opposition turque et par beaucoup de «Depremzedeler» – les survivants des séismes – d'être plus préoccupées par la gestion de leur image, à trois mois des élections, que par le drame qui frappe l'Anatolie.
 
Pendant cette longue attente, je repense aussi à cette menace sismique qui plane depuis des décennies sur Istanbul. La faille nord-anatolienne qui traverse le nord de la Turquie et passe à quelques kilomètres d'ici et menace de provoquer un tremblement de terre majeur, de la même ampleur que ceux de lundi. Mais Istanbul compte 17 millions d'habitants et l'on sait que plus de la moitié des constructions sont hors des règles légales et des normes antisismiques. Une telle catastrophe y serait encore plus destructrice. Est-ce que cet aéroport gigantesque dans lequel je passe la nuit, le plus grand du monde, construit à Istanbul ces dernières années et dont le chantier continue au moins jusqu'en 2027, résisterait à ce «big one» ? Les géants du secteur de la construction, cinq entreprises proches du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, qui ont obtenu ce marché public et beaucoup d'autres à travers tout le pays, dans quelle mesure ont-ils tenu compte du risque sismique ?
 
L'heure de rejoindre Paris
Il est bientôt trois heures, la pièce s'est vidée, les passeurs iraniens ont été reconduits vers Téhéran. Rattrapé par la fatigue, je m'assoupis un peu sur mon fauteuil orange, malgré la lumière et cette caméra, au-dessus de ma tête. Mais à 4 h 15, des bruits de perceuses et de marteaux me tirent brusquement de ce demi-sommeil. En Turquie, on n'arrête jamais de construire, même la nuit. Les Algériens sont toujours là, mais moins bavards qu'à leur arrivée. Un Tchétchène nerveux fait des allers-retours aux toilettes pour fumer des cigarettes. Peu après six heures, un gardien vient me chercher. Il est l'heure de partir. Mon passeport et la notification de la décision de m'expulser sont glissés dans une enveloppe et confiés à une jeune femme qui m'accompagne jusqu'à l'avion. Je retraverse dans sa foulée l'immense terminal aéroportuaire quasiment désert.
À 7 heures, je suis à la porte du vol Air France qui me ramène à Paris. C'est le même équipage que la veille. Comme dans toute procédure d'expulsion, mon passeport est remis au commandant de bord et ne me sera rendu qu'à l'arrivée par la police française. Je vais dormir pendant tout le trajet, le cœur serré de ne pas pouvoir aller raconter le sort de ces dizaines de milliers de Turcs frappés par le séisme. Je quitte finalement la Turquie, ce pays que j'aime tant et qui est aussi un peu le mien, avec une interdiction de territoire temporaire. Temporaire. Je ne veux retenir que ce mot.�
  • Illustration : Le nouvel aéroport d'Istanbul, inauguré en 2018 par le président Recep Tayyip Erdogan. Le reporter du Point Guillaume Perrier y a été arrêté et expulsé alors qu'il tentait de se rendre dans les régions touchées par les séismes dans le sud du pays.
Peut être une image de plein air
 


12/02/2023
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