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 «Comment nous sommes passés du culte des héros à la religion des victimes»

  • par Eugénie Bastié, pour Le Figaro - mars 2024
Dans Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré (Gallimard), l’historien François Azouvi enquête sur les sources d’une mutation anthropologique arrivée au tournant des années 1960-1970. Passionnant.
 
Qui connaît le nom de Yoav Hattab ? Ce jeune Tunisien de 23 ans, appartenant à l’une des dernières familles juives de Tunisie, a été tué par Amedy Coulibaly le 9 janvier 2015 dans l’attentat de l’Hyper Cacher. Prisonnier avec les autres otages, Yoav Hattab a tenté de se saisir de l’arme du terroriste pour le neutraliser, mais celle-ci s’est enrayée. Il a été abattu en représailles.
 
Yoav Hattab a été un héros, mais personne ne s’en souvient : il a été englouti dans la catégorie plus vaste des victimes du terrorisme. À Paris, une plaque commémorative en l’honneur du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame avait été rédigée initialement ainsi : «Assassiné lors de l’attentat terroriste du 23 mars 2013 à Trèbes. Victime de son héroïsme.» Des mots maladroits, corrigés depuis, témoignant d’un malaise contemporain à appréhender la catégorie héroïque.
 
Que le paradigme victimaire soit devenu la matrice de notre société, c’est une évidence. Depuis 2016, il existe même une médaille de reconnaissance des victimes de terrorisme, qui arrive protocolairement avant la croix de guerre, puisqu’elle est décernée par le président de la République en personne. Qu’une distinction soit attribuée à des personnes qui, quelle que fût l’atrocité de leur sort, n’ont eu d’autre mérite que de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment semblerait proprement inconcevable à un poilu de 14 ou à un Résistant. «Aux victimes, la patrie reconnaissante» : telle la devise écrite au fronton de la modernité. Certains y verront un progrès de civilisation, d’autres regretteront les hiérarchies d’antan.
 
Une chose est de le constater, une autre est de comprendre comment nous en sommes arrivés là. C’est l’objet de l’enquête magistrale et passionnante de François Azouvi Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré (Gallimard). De la Grande Guerre au wokisme, à l’aide d’une documentation foisonnante puisant en particulier dans les sources culturelles, (journaux, romans, critiques littéraires et cinématographiques), l’historien remonte aux débuts de cette mutation anthropologique décisive.
 
Victime anhistorique et abstraite
 
Son récit débute en 1914, «apothéose du modèle héroïque». C’est Péguy, mort au front, après avoir écrit «Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle». Mais l’hécatombe inédite des tranchées éclabousse de boue et de sang la stèle des grands hommes. Et, quelques années plus tard, en 1932, Céline peut écrire dans Voyage au bout de la nuit son dégoût pour «la sale âme héroïque et fainéante des hommes». Fragilisé, le modèle héroïque subsiste : il passe du soldat à l’aviateur devenu l’icône de l’audace et de l’intrépidité. Au fil du temps, dans l’imaginaire collectif le héros de 14 devient lui-même la victime d’une boucherie voulue par les politiques, les généraux. La figure des mutins de 1917 remplace celle du héros des tranchées.
 
La Seconde Guerre mondiale et le caractère monstrueusement inédit, impensable, du génocide des Juifs seront un point de bascule. Dans les années d’après-guerre, les deux régimes de l’héroïcité et de la victimicité cohabitent encore. Ainsi, si les communistes militent pour un seul statut commun pour les Résistants et pour les Juifs (au nom de l’antifascisme) le gouvernement persiste à vouloir distinguer entre les héros et les victimes.
 
En 1964, Malraux lance ses vibratos sur le corps de Jean Moulin entrant au Panthéon. Ce sont les derniers feux de la matrice héroïque. 1964, c’est aussi la date du procès Eichmann (l’un des responsables majeurs de la solution finale jugé par l’État hébreu), moment de catharsis qui signe la montée en puissance du judéocide dans l’espace public occidental.
«Le bourreau tuait pour rien, la victime mourrait pour rien», écrit Wiesel au moment du procès, répondant notamment aux spéculations d’Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem«Morts pour rien, ni pour Dieu ni pour la liberté, les Juifs massacrés deviennent ici les victimes paradigmatiques», commente Azouvi. Le film Shoah de Claude Lanzmann, qui récuse qu’il y ait une commensurabilité entre les causes de l’événement et l’événement lui-même, achèvera ce processus. L’Holocauste et «ses millions de morts auxquels ne présidait aucune rationalité ni économique, ni stratégique, ni politique», événement vertigineux et insondable, fonde ce modèle d’une victime anhistorique et abstraite qui imprègne désormais notre présent.
 
Victime et nouveau sacré
 
Dans les années 1970 vient le temps de l’emballement. La dynamique victimaire n’a plus de contrepoids et s’engage dans une frénésie sans limites. Suivra la repentance des années 1990. La loi Gayssot, qui, sous l’objectif louable de lutter contre le négationnisme, ouvre la boîte de Pandore des lois mémorielles. La concurrence victimaire bat son plein. Le vocable «génocide» est repris par les Noirs américains. Il est désormais employé contre les Juifs eux-mêmes en Israël, dans un retournement aussi sidérant qu’indécent.
 

«On ne retrouvera pas le régime de l'héroïcité par quelques paroles bravaches. Car celui-ci était intimement lié à la transcendance. Pour le dire autrement: il n'y a pas de modèle héroïque sans croyances communes collectives.»

 

«#MeToo» : «Moi aussi je suis une victime !» : désormais ce cri, véritable zeitgeist du XXIe siècle, est voué à s’étendre jusqu’à l’implosion, jusqu’à ce que chacun ayant été déclaré victime (le trans de la femme, la femme de l’homme, l’homme «racisé» du Blanc, le Blanc pauvre du riche blanc, le riche blanc de lui-même et de ses préjugés) il n’y ait plus aucun coupable à pointer du doigt. En attendant cette apocalypse victimaire, est-il possible de rééquilibrer la balance ? De renouer avec le modèle héroïque des temps jadis ? Difficile. La civilisation ne repasse pas les plats.
 
Car, contrairement à ce qu’une vision un peu simpliste du christianisme pourrait le faire croire, la victimicité n’est pas une idée chrétienne devenue folle. Au contraire, démontre Azouvi, l’apparition de la victime comme catégorie ontologique de la postmodernité correspond au moment où le christianisme s’effondre en Occident, le tournant des années 1965-1975. Le saint ou le martyr chrétien était plus proche du «héros» que de la victime, parce qu’ils étaient les témoins de quelque chose d’autre, les porteurs d’une signification. «Nous avons inventé la victime parce qu’aucune société ne peut se dispenser de faire une place au mal, au négatif, au malheur», écrit Azouvi. Dans un monde sans transcendance religieuse ni politique, la victime devient le nouveau sacré.
 
L’héroïsme ne se décrète pas
 
«Notre pays ne propose plus de héros (…) Notre société a besoin de récits collectifs, de rêves, d’héroïsme, afin que certains ne trouvent pas l’absolu dans les fanatismes ou la pulsion de mort» affirmait Emmanuel Macron en 2017, quelques mois après son élection. Le diagnostic était bon, mais l’héroïsme ne se décrète pas. On ne retrouvera pas le régime de l’héroïcité par quelques paroles bravaches. Car celui-ci était intimement lié à la transcendance. Pour le dire autrement : il n’y a pas de modèle héroïque sans croyances communes collectives.
Est-ce d’ailleurs un hasard si Yoav Hattab, Arnaud Beltrame et Henri d’Anselme, trois hommes ayant fait preuve de leur héroïsme face au terrorisme, étaient trois croyants ?�
 
 
  • Illustration : François Azouvi présente «Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré», éditions Gallimard, mars 2024, 304 pages, 24€ (papier), 16,99 € (numérique).
Peut être une illustration de 1 personne et texte qui dit ’FRANÇOIS AZOU VI Du héros à la victime: la métamorphose contemporaine du sacré nrf essais GALLIMARD’
 
 


07/04/2024
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