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Santé : ce que le corporatisme médical coûte aux Français

  • par Jean de Kervasdoué*, pour Le Point - septembre 2023
Face à la crise de l’accès aux soins, des solutions employées à l’étranger peuvent nous inspirer. Mais certaines professions préfèrent protéger leurs propres intérêts.
 
La nuit du 4 août 1789, sur la proposition de Louis Antoine de Noailles, l'Assemblée nationale constituante supprima les privilèges féodaux. Il ne s'agissait pas alors des seuls privilèges de la noblesse, mais aussi de ceux, aussi importants, des provinces, des villes et des corporations. La suppression fut totale pour les aristocrates, les provinces et les villes mais, plus de deux siècles après, il est moins patent pour les corporations.
Si donc aujourd'hui les classes sociales structurent encore l'Angleterre, où chaque habitant est marqué dès son plus jeune âge par son accent, signe indélébile d'appartenance à un milieu, la France demeure plus égalitaire et infiniment plus corporatiste. La défense des régimes spéciaux des retraites l'a amplement rappelé. Certains présidents, à commencer par Jacques Chirac, en firent leur miel politique ; François Hollande comme Emmanuel Macron semblent y attacher un peu moins d'importance, mais les corporations résistent. Le secteur de la santé l'illustre à son tour.
 
Une demande de soins qui s'accroît
 
Rappelons en quelques mots le cadre de ces luttes d'arrière-garde. La population française vieillit. La demande de soins s'accroît à la fois parce que la génération du baby-boom (1947-1973) dépasse en majorité la soixantaine. Quant aux premières années de la cohorte, elles s'approchent des quatre-vingts ans. De surcroît, du fait de l'efficacité de la médecine, les dix années d'espérance de vie à la naissance gagnées depuis un demi-siècle augmentent fortement la demande de soins. Les septuagénaires se font opérer de la cataracte, poser des stents, voire des prothèses de hanche ou de genou… et continuent de vivre (presque) comme avant.
 
Simultanément, en France, comme en Europe du Nord et en Amérique du Nord, le métier de soignant attire de moins en moins. Chez nous, cette année, de nombreux services, y compris certains services d'urgences, ont dû être fermés, faute de personnel. Il faut donc s'efforcer de rendre le métier de soignant plus attractif en permettant notamment aux aides-soignantes de devenir infirmières et aux infirmières de progresser dans leur carrière sans changer de métier, car les « cadres infirmiers » actuels jouent avant tout un rôle de coordination et d'organisation. Ce n'est pas le cas des «Infirmières de pratique avancée» (IPA), qui demeurent des soignantes.
 
Ce métier n'est autorisé en France que depuis la loi du 26 janvier 2016. À cette date, une telle fonction, bien utile car elle vient se placer entre les infirmières (bac + 3) et les médecins (bac + 10), s'exerçait déjà dans plus de soixante pays. Si au Canada on parle «d'infirmière de pratique spécialisée», aux États-Unis de «nurse practitioner», dans tous les cas la formation requise est du niveau de la maîtrise (bac + 5), soit donc deux années de plus que la formation d'infirmière. Quant à leurs fonctions, elles peuvent être générales (suivi des malades chroniques à domicile, par exemple) ou spécifiques d'une spécialité (oncologie, diabétologie, etc.).
 
Bataille rangée
Au Canada, en Ontario comme au Québec, elles ont progressivement acquis la possibilité de pratiquer des actes médicaux diagnostiques et thérapeutiques, qu'il s'agisse de prescriptions de médicaments ou d'actes techniques invasifs, sans la validation du médecin partenaire ; celui-ci est toutefois informé de la démarche engagée et peut a posteriori la corriger. Nous n'en sommes pas là en France, mais ce qui est fascinant, au point d'être cocasse si ce n'était pas aussi pathétique, c'est qu'en ce moment les infirmières se battent contre les aide-soignantes, avec la même vigueur et les mêmes arguments que les médecins se battent contre les infirmières de pratique avancée.
 
Ainsi, l'année passée, «l'Ordre des médecins a exprimé le jeudi 24 novembre son opposition frontale à la possibilité ouverte aux infirmiers de faire des prescriptions dans un contexte de pénurie de praticiens, en estimant que cette évolution conduirait à une “perte de chances” pour le patient». Les syndicats médicaux furent à cette occasion, pour une fois, unis et unanimes. Ainsi le Dr Franck Devulder, président de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF), demande à la députée Stéphanie Rist, à l'origine du projet de loi des IPA, «de ne pas inventer une santé à deux vitesses, celle de ceux de nos concitoyens qui auront un médecin, celle de ceux qui auront un officier de santé». Pour ceux qui connaissent l'histoire de la médecine, cette citation est un bijou, car elle utilise, quasiment mot pour mot, les arguments choisis lors de l'abolition de l'officiat de santé en 1892. Ce fut un coup de maître de la profession car, comme l'a magistralement montré le Dr Jean-Claude Stéphan, il permit aux médecins de tripler leur revenu dans les dix années qui suivirent l'obtention de leur monopole.
 
Quant aux infirmières, elles demandent l'abrogation d'un arrêté paru au Journal officiel le 5 juillet 2023, car il crée un parcours spécifique de trois mois pour les aide-soignantes qui souhaiteraient entamer des études d'infirmière, parcours qui leur permet ensuite d'entrer directement en deuxième année d'école. La Fédération nationale des étudiants en sciences infirmières (FNESI) estime qu'une telle mesure tendrait à brader la formation infirmière. «Les ESI en promotion professionnelle interrogés sont unanimes, la première année est indispensable. La profession infirmière ne se résume pas à l'exécution d'actes techniques, mais elle requiert un véritable raisonnement clinique. C'est lors de la première année que les bases de celui-ci sont acquises.» Est-ce que les trois années (au moins) de pratique au lit du malade des aides-soignantes les prémunit contre tout «véritable raisonnement clinique» ?
 
Aux racines de la crise que nous traversons
Alors que l'on manque d'infirmières, que l'évolution de la médecine mondiale requiert la coopération entre les nombreux professionnels de santé, que beaucoup de Français sont sans médecin traitant, les trop rares IPA (moins de 2.000) ont du mal à trouver leur place. Les généralistes refusent en effet trop souvent de se faire seconder par elles. Or, toutes les études internationales montrent qu'une prise en charge par ces professionnelles de santé, sous la responsabilité plus ou moins directe d'un médecin, n'entraîne aucune perte de chance et apporte en revanche beaucoup d'humanité, notamment dans leur suivi des pathologies chroniques dont les traitements ont été établis par le médecin traitant.
 
Soulignons en outre que le niveau de rémunération des IPA s'écarte si peu de celui des infirmières (une amélioration de l'ordre de 200 euros par mois) qu'elles n'arrivent pas à couvrir les frais de leurs deux années de formation.
On ne soulignera jamais assez la lourde responsabilité des représentants de la profession médicale dans la crise que nous traversons. Ce sont bien eux qui ont demandé et obtenu la baisse drastique du numerus clausus dans les années 1990, ce sont eux qui défendent toujours, bec et ongles, le paiement exclusif à l'acte en médecine de ville, ce sont eux qui se sont battus contre les réseaux de soins empêchant la coordination de la prise en charge des patients à domicile… À l'évidence cependant, ils ne sont pas les seuls atteints de corporatisme aigu.
 
«Tout Français exige de bénéficier d'un ou plusieurs privilèges. C'est sa façon d'exprimer sa passion pour l'égalité», disait le général de Gaulle. Coûteuse égalité !�
 
 
* Après une formation française en agronomie (INA Paris) et en écologie (ENGREF Paris et Nancy), puis une formation américaine en économie (MBA et PHD à l'université Cornell), Jean de Kervasdoué a été chercheur, enseignant, haut fonctionnaire, créateur d'entreprise. Après plusieurs années à l'Assistance publique de Paris et au centre de recherche en gestion de l'école polytechnique, il participe comme conseiller technique au premier cabinet de Pierre Mauroy en 1981. Il est ensuite, notamment, le directeur des hôpitaux au ministère de la Santé (1981-1986) et, à ce titre, à l'origine de plusieurs réformes. Consultant international, professeur invité à l'université Yale, créateur de l'école Pasteur-Cnam de santé publique, il a publié de nombreux articles et ouvrages sur les systèmes de santé et la critique de l'écologie politique. Il est membre de l'Académie des technologies, professeur émérite du Cnam et journaliste au Point. Son dernier ouvrage est La Santé à vif, humenSciences 2023.
Illustration :
  • Les infirmières se battent contre les aide-soignantes, avec la même vigueur et les mêmes arguments que les médecins se battent contre les infirmières de pratique avancée. © Maxppp - Emma Buoncristiani
  •  - Santé : ce que le corporatisme médical coûte aux Français  - La nuit du 4 août 1789, sur la proposition de Louis Antoine de Noailles, l'Assemblée nationale constituante supprima les privilèges féodaux. Il ne s'agissait pas alors des seuls privilèges de la noblesse, mais aussi de ceux, aussi importants, des provinces, des villes et des corporations.
 
 


08/10/2023
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