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 Pourquoi ne sommes-nous plus heureux et fiers d’être français ?

  • par Christine Clerc*, pour Revue des Deux Mondes - septembre -Republié par JALR
La journaliste politique Christine Clerc regrette que la fierté d'être français disparaisse.
 
Pour assister au couronnement de Charles III d’Angleterre, 9 millions de Français étaient devant leur téléviseur. De l’autre côté de la Manche, 14 millions de sujets… de Sa Majesté communiaient dans la fierté nationale. Et dans le monde entier, près de 2 milliards de téléspectateurs les enviaient.
Carrosse d’or, gardes en uniforme écarlate, écuyers montés sur de splendides chevaux blancs, longues traînes rouges du nouveau roi et de la reine Camilla, lourdes couronnes ornées de diamants, musique, chants sous les voûtes de l’abbaye de Westminster…
Ce fut un spectacle grandiose. Fait pour nous convaincre de la capacité de résistance, à travers les siècles, du pays auquel le Premier ministre Winston Churchill promettait, le 4 juin 1940 : «We shall never surrender !»

«Comme si, en quelques décennies, la fierté de servir le pays avait disparu.»

Et nous, les Français, qui n’avions pu accueillir quelques semaines plus tôt le futur roi d’Angleterre pour cause de violentes grèves et manifestations, nous prenions à envier les Anglais !
Nous, le pays des libertés, à travers lequel le président, les ministres et même des députés ne pouvaient plus se déplacer librement sans être assourdis par des «casserolades» et insultés, nous sentions soudain étriqués et soumis. L’an dernier, 2.265 maires et députés – soit 32 % de plus que l’année précédente – avaient été gravement menacés, ainsi que leur famille. Et cela continuait ! Et cela se passait au pays des droits de l’homme, habitué à donner des leçons à la terre entière !
Au moment même où nous venions d’apprendre que la dette traînée depuis des années comme un boulet par la France atteignait, en ce printemps 2023, plus de 3.000 milliards d’euros, ce qui amenait l’agence de notation Fitch à dégrader sa note, nous étions humiliés.
C’est qu’en ce même printemps, alors que nous aurions tant aimé nous gargariser encore de formules comme «nos hôpitaux sont les meilleurs du monde», reprises par Brigitte Macron depuis qu’elle a succédé en 2019 à Bernadette Chirac à la présidence de sa fondation, la misère de nos hôpitaux nous sautait aux yeux.
Désormais, leur manque de personnel était tel qu’il allait falloir se résoudre à réintégrer plusieurs centaines d’infirmières doutant de la médecine au point qu’elles refusaient, au risque de contaminer les patients, de se faire vacciner contre le Covid ! Nous qui nous vantions aussi de posséder la plus puissante force militaire d’Europe apprenions que notre armée ne parvenait plus à attirer de jeunes recrues.
De même que dans la police, les écoles et les hôpitaux, plusieurs centaines de postes restaient donc vacants. Comme si, en quelques décennies, la fierté de servir le pays avait disparu.
Adieu, notre drapeau tricolore ?
Un symbole : du fronton de centaines de mairies, les drapeaux tricolores s’étaient envolés. Trop usés ? À moins qu’ils ne fussent démodés. Car soudain surgissait à leur sujet, comme autour des drapeaux bleus à étoiles d’or de la Communauté européenne, une étrange polémique.
Comme si aimer la France, en être fier, était dépassé – les seuls amours autorisés étant désormais celui de la planète en général et des pays d’Afrique en particulier (car nous devons nous repentir d’y avoir été des colonisateurs), mais aussi de l’Amérique latine, où des dictateurs admirés de Jean-Luc Mélenchon firent fortune en affamant leur peuple.
Je m’étais donc bercée d’illusions en écrivant, quelques mois après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, un livre intitulé «Le Bonheur d’être français» ?
Marquée par la lecture de L’Idéologie française (2), un ouvrage à grand succès dans lequel le «nouveau philosophe» Bernard-Henri Lévy démontrait, avec une ardente colère, que la France n’était pas cette patrie des droits de l’homme que nous contaient les légendes, mais le pays de l’affaire Dreyfus et du régime de Vichy, j’étais partie à la rencontre d’une France courageuse et généreuse. Je souhaitais réagir aussi contre le tableau trop noir dressé par le nouveau président socialiste d’une France qui avait connu, sous de Gaulle, Pompidou et Giscard et jusqu’au premier choc pétrolier de 1973, «trente glorieuses» années d’expansion.
J’allais donc faire le récit – heureux, trop heureux? – de reportages à travers la France.

«La vie était dure, parfois très dure. Et pourtant, ces Français osaient dire qu’ils aimaient la France !»

Pas seulement chez des élus de droite et de gauche, mais dans des familles ouvrières du Nord et de l’Est, chez des éleveurs bretons, une marchande de fromages à Lyon, un patron d’entreprise textile en Alsace, des ouvrières d’une usine Moulinex en Normandie, une pâtissière à Amboise et des couples d’enseignants dans le Pas-de-Calais ou en Seine-Saint-Denis.
La plupart travaillaient durement, plus de quarante heures par semaine (la réforme des trente-cinq heures, votée en 2000, ne serait rendue obligatoire qu’en 2002). Les week-ends, les hommes faisaient du bricolage et du jardinage. Les femmes, le linge et la cuisine. Et l’on s’occupait des enfants, qui ne passaient pas encore sept heures par jour devant les écrans.
La vie était dure, parfois très dure. Et pourtant, ces Français osaient dire qu’ils aimaient la France !
Je me souviens d’une visite chez un couple ouvrier retraité, lui d’origine italienne. Une petite maison dans la morne plaine de Denain, non loin de l’ancienne usine Usinor aux cheminées éteintes. Sur la table ronde où son épouse, une solide mère de famille blonde, avait disposé une nappe en dentelle, Augusto ouvrait une bouteille de mousseux. Tandis que sa femme emplissait les verres et présentait les biscuits à la cuiller, il racontait, de sa voix forte où se mêlaient accents italien et ch’ti, son arrivée en France alors qu’il était à peine âgé de 18 ans, quand l’usine employait 8.000 personnes, encore logées dans des baraquements. Le chargement de la ferraille, les éclairs rougeoyants, les fleuves d’acier. Ses grandes grèves, en mai 1968 puis en 1978, quand avait éclaté la crise de la sidérurgie, avec l’annonce de licenciements massifs. Ses victoires. Et maintenant, dans cette région sinistrée où régnait encore une fraternité insoupçonnable, l’ancien ouvrier sidérurgiste, soulevant avec fierté la lourde pièce de fonte cylindrique exposée sur son buffet, déclarait qu’il était heureux d’être français.
Un «retard français, d’abord intellectuel»
Je le croyais. J’avais lu, pourtant, Le Mal français (3), où Alain Peyrefitte décrivait ses compatriotes atteints d’un mal profond : «une sorte de maladie déjà observée sous le régime de Vichy» et qui n’aurait été interrompue que sous le règne d’un général de Gaulle «tenant la France à bout de bras». J’allais lire, avec tristesse, l’amer constat de Nicolas Baverez, décrivant dans La France qui tombe (4) «une croissance en berne, 10 % de chômeurs et autant de travailleurs précaires, le record de la fiscalité et de jours de grève en Europe». Cela me préparait à la nouvelle vague de pessimisme suscitée par Le Malheur français (5). Jacques Julliard y montrait en effet comment, à quatre reprises – la ratification du traité de Maastricht portant création de l’euro en septembre 1992, les grèves contre la réforme Juppé de la Sécurité sociale (novembre-décembre 1995), le premier tour de l’élection présidentielle du 21 avril 2002 qui vit le candidat de l’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, l’emporter sur le social-démocrate Lionel Jospin, et enfin le référendum sur le projet de Constitution européenne (29 mai 2005) –, s’était manifesté un «retard français, d’abord intellectuel». Il fallait donc se résoudre à l’évidence : notre discours «filandreux et bourré de bonnes intentions», ironisait le sociologue Jean-Pierre Le Goff, n’avait formé qu’un «cocon pour nous protéger du réel». «Le plus surprenant, ajoutait l’auteur de Malaise dans la démocratie (6), est que les déclarations de paix et d’amour envers l’humanité tout entière ont redoublé, alors que l’islamisme radical proclame sa haine des mœurs et des valeurs démocratiques et que l’État islamique et ses suppôts commettent des massacres de masse.»
Enfin était nommée l’une des causes de notre déprime collective : la montée de l’islamisme. La principale ? Sans doute, à en croire le romancier Michel Houellebecq, qui publiait en 2015 une fiction à grand succès (7) décrivant une France dans laquelle un parti islamiste aurait remporté sans peine les élections. Mais il ne fallait pas oublier les autres raisons de notre pessimisme. L’année suivante, dans un ouvrage intitulé «Comprendre le malheur français» (�, l’historien et philosophe Marcel Gauchet retracerait l’histoire des quarante années qui, depuis «l’apogée de l’État-nation sous de Gaulle», nous avaient dépossédés d’un avenir de grande puissance. Ne restait qu’une société divisée, avec, au sommet, des jeunes formés dans les écoles de commerce à une culture de l’espace global, des «petits soldats de la mondialisation», et à la base, un peuple méprisé auquel on s’efforçait en vain de faire comprendre les bienfaits du libre-échange. On croyait entendre le rire cinglant d’un Philippe Sollers (9) qui publiait dans Le Monde, dix-sept ans auparavant, un article intitulé «La France moisie» – «Une France, écrivait-il, qui a toujours détesté les Allemands, les Anglais, les juifs, les Arabes, les intellectuels, l’art moderne, les femmes trop indépendantes ou qui pensent, et finalement, la liberté sous toutes ses formes».
Le tombeur de la fierté française
Entre-temps, était apparu sur la scène nationale l’homme qui allait incarner durant plus de trente ans à la fois l’antigaullisme et l’antisémitisme – l’homme dont le rire, les imprécations et les mises en scène autour de la statue de Jeanne d’Arc allaient empêcher tout débat politique et historique, tant la peur serait grande, à droite comme à gauche, d’être épinglé «lepéniste». Il s’agissait évidemment de Jean-Marie Le Pen, le fils de pêcheur breton et l’ancien para en Algérie, qui avait fait fortune grâce à l’héritage d’un riche industriel d’extrême droite. De sa maison de Saint-Cloud d’où il dominait Paris, il avait réussi, sinon à parvenir au pouvoir, ce qu’il ne désirait d’ailleurs pas, du moins à occuper la scène et à troubler les esprits. Partout, de la droite «républicaine» jusqu’au centre et à la gauche, le fondateur du Front national faisait se dresser les interdits empêchant tout débat. Il attisait l’antisémitisme. Mais aussi la peur de l’immigration. Chaque fois qu’une droite ou une gauche en quête d’audience populaire tentait d’aborder ce thème, Le Pen, dans un grand éclat de rire, parvenait à «diaboliser» ceux qui, tel Chirac, évoquaient «le bruit et les odeurs» de voisins de HLM ou ceux qui, tel Mitterrand, parlaient «seuil de tolérance». On se souviendrait longtemps des «petites phrases» de l’ancien para comme «les chambres à gaz, point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale» (en 1987 sur RTL). Le scandale qu’elles provoqueraient rendrait désormais impossible tout débat sur les autres thèmes dits «lepénistes», et en particulier sur l’immigration.
Vers une guerre civile ?
On se souviendrait aussi que, pour avoir préconisé dans une interview au Figaro magazine, en 1991, l’abandon du droit dit «du sol» au profit d’un «droit du sang», l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing s’attira une pluie de critiques indignées et, de la part d’un dirigeant de son propre parti, François Léotard (10), l’accusation infamante de «lâcheté». Aujourd’hui confronté à un raz de marée migratoire qui lui fait redouter, dans le 101e département français, «une véritable guerre civile», le député Les Républicains (LR) de Mayotte, Mansour Kamardine, réclame pourtant à son tour, en urgence, une telle modification constitutionnelle. À travers les cent autres départements, les tensions se multiplient. Un soir de février dernier, le maire LR d’Antibes, Jean Leonetti, connu pour sa loi sur la fin de vie et son ouverture d’esprit, recevait un appel du préfet des Alpes-Maritimes, lui demandant d’héberger en urgence 28 mineurs qui avaient franchi illégalement la frontière italienne. Il le fit, en réquisitionnant un hôtel. Mais il nous alerta contre «le renoncement de l’État» : «Il y a dix ans, les Alpes-Maritimes enregistraient l’arrivée de 200 mineurs non accompagnés. Cette année, ce chiffre s’élève à près de 5.000.» Quelques jours plus tard, le 22 mars à 5 heures du matin, la maison et la voiture du maire de Saint-Brevin-les-Pins étaient incendiées. Élu voilà six ans à la tête de cette commune de Loire-Atlantique, le Dr Yannick Morez s’était vu reprocher la décision, votée par le conseil municipal, de transférer en centre-ville un lieu d’accueil de demandeurs d’asile. Après avoir attendu en vain durant cinquante-quatre jours un soutien du gouvernement, il pourrait lire ce tweet du président Emmanuel Macron : «À cet élu de la République, son épouse, ses enfants, je redis ma solidarité et celle de la nation.» Mais trop tard : sa décision était prise non seulement de démissionner de la mairie mais de quitter, avec femme et enfants, la petite ville où il exerçait depuis trente-deux ans son indispensable profession de médecin.
Hasard du calendrier ? Le 17 mai, alors qu’on aurait dû se réjouir d’apprendre qu’Emmanuel Macron recevait à Versailles de grands investisseurs étrangers comme Elon Musk qui allaient, sous la bannière Choose France, créer des milliers d’emplois, on apprenait qu’un petit-neveu de Brigitte Macron avait été violemment agressé devant la chocolaterie familiale à Amiens. Le même jour, Le Monde publiait deux informations qu’on n’aurait pas imaginé pouvoir lire dans un quotidien dit «de gauche» : 400 jeunes Africains prétendus mineurs isolés occupaient, dans le XVIe arrondissement de Paris, une école désaffectée. Et nos écoles primaires se classaient toujours quinzièmes en Europe pour l’apprentissage de la lecture.
 
Cette rafale de chiffres inquiétants allait-elle enfin provoquer un sursaut national ? Écouterait-on enfin les avertissements passionnés d’un Jean-François Kahn, prédisant, dans son dernier livre, Comment on en est arrivé là (11), «la démocratie bafouée, la République piétinée, la nation déchiquetée, la raison violentée, toute tolérance répudiée» ? Consciente d’avoir vainement tenté d’écarter un danger en repoussant à plus tard le grand débat parlementaire attendu sur l’immigration, la Première ministre Élisabeth Borne se ravisait : en annonçant un examen de la loi en juillet. Mais, étonnamment, ni le gouvernement ni le président, tout occupé à imprimer sa modernité en lançant des projets de réindustrialisation, ne semblaient songer à enseigner à nouveau aux jeunes élèves la fierté d’être français. Comme s’ils craignaient d’apporter ainsi des voix à Marine Le Pen, déjà donnée gagnante à la prochaine présidentielle. Ou comme s’ils avaient peur du ridicule. Car enfin, aimer la République et avouer son bonheur d’être français ? Démodé, tellement plus démodé chez nous que, chez les Anglais, la fierté de leur monarchie.�
*Christine Clerc est journaliste. Dernier ouvrage publié : "Domenica la diabolique" (Éditions de l’Observatoire, 2021).
  1. Christine Clerc, Le Bonheur d’être français, Grasset, Prix Albert-Londres, 1982.
  2. Bernard-Henri Lévy, L’Idéologie française, Grasset, 1981.
  3. Alain Peyrefitte, Le Mal français, Plon, 1976.
  4. Nicolas Baverez, La France qui tombe, Perrin, 2003.
  5. Jacques Julliard, Le Malheur français, Flammarion, 2005.
  6. Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Stock, 2016.
  7. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015.
  8. Marcel Gauchet, Éric Conan, François Azouvi, Comprendre le malheur français, Stock, 2016.
  9. Décédé le 5 mai 2023.
  10. Décédé le 25 avril 2023.
  11. Jean-François Kahn, Comment on en est arrivé là, Éditions de l’Observatoire, 2023.
  • Illustration : Femme arborant le drapeau national français. © Adobe Stock / Revue des deux Mondes
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19/09/2023
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