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Adolescents : l’état d’urgence

  • par Marion Cocquet, avec Caroline Tourbe et Émilie Trevert, pour Le Point (Texte allégé)- mars 2023 
Addictions, violence, dépression… Le drame de Saint-Jean-de-Luz alerte sur une génération en souffrance et l’état d’abandon de la pédopsychiatrie en France.
 
Il y a d’abord eu le choc, la sidération, le chagrin. Et puis le sentiment diffus que cela devait finir par arriver – que l’agression mortelle d’une enseignante à Saint-Jean-de-Luz aurait pu se produire un autre jour, ailleurs. «On est nombreux à avoir repensé à des situations limites, où les choses auraient pu très mal tourner», dit Anne, professeure d’anglais dans un collège du sud de la France. Le cas est singulier, évidemment, et le profil de l’élève en cause reste mal connu. Mais le drame intervient alors qu’explosent les troubles psychiques chez les adolescents et que les enseignants, les chefs d’établissement, les psychologues et pédopsychiatres alertent sur une situation grave, sans précédent peut-être – des cas «plus nombreux, plus graves, où la souffrance est plus ancienne», résume un médecin. «Je n’ai jamais eu peur, dit une cheffe d’établissement, mais je sais, nous savons tous qu’un événement comme celui de Saint-Jean-de-Luz peut se produire. Il y a quinze ans, je serais tombée de l’armoire. Ce n’est plus le cas.»
 
Anne,a repensé à ce garçon de cinquième, dont on avait expliqué à l’équipe pédagogique, sans plus de précisions, qu’il était «interdit de ciseaux» – elle l’avait vu, au cours d’un exercice, prendre la paire de sa voisine pour la pointer, en riant, sur la nuque de son camarade de devant : «Je le ferai pas, madame, c’est mon pote.» Elle a repensé à cette gamine qui était venue la trouver après avoir avalé une boîte entière de Doliprane, en lui disant qu’elle avait fait une «très grosse bêtise». Elle a repensé, aussi, à cet élève qui, alors qu’elle demandait à la classe d’énoncer des vérités générales, avait répondu très tranquillement : «La vie, ça sert à rien.» «Je les trouve très sombres, dit l’enseignante, et j’ai parfois le sentiment qu’ils ont perdu confiance dans les adultes. La pandémie a créé chez certains des angoisses de mort très profondes. Et puis la guerre, la crise économique… Ils sont poreux à tout cela. Non, ils ne vont pas bien.»
 
Épidémie. Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), la prévalence des syndromes dépressifs est passée chez les 15-24 ans de 4 à 22 % entre 2014 et 2020. Une épidémie. «L’adolescence est une période de profond remaniement interne, qui crée des fragilités : on sait que c’est une période où il existe un risque de développer des maladies mentales, explique Océane Richard, pédopsychiatre à l’hôpital Necker-Enfants malades, à Paris. Mais je n’imaginais pas qu’il était possible, à ces âges-là, d’aller aussi mal.» Aux urgences, elle rencontre des enfants très abîmés, profondément désespérés, qui sortent parfois de tentatives de suicide sans parvenir à formuler de regrets. Qui, très poliment d’ailleurs, et en culpabilisant souvent de causer du chagrin à leur famille, lui disent ne pas comprendre, au fond, pourquoi on s’est acharné à les réanimer. «Pendant le confinement, reprend-elle, les passages aux urgences avaient chuté. Ils se sont depuis multipliés.» Des troubles anxieux et dépressifs, des idées suicidaires accompagnées de passages à l’acte parfois très graves, des scarifications. «Nombre d’entre eux, relève Océane Richard, sont des jeunes qui vont mal depuis longtemps, ont pu même le dire à leurs proches, et qui sont restés sur une sorte de plateau pendant un moment avant de décompenser brutalement, parfois à la faveur d’un événement qui pouvait sembler mineur : un conflit familial, une dispute à l’école.»
 
De l’avis général, le confinement a fait flamber les difficultés. «Ce qui est notamment en jeu dans la crise adolescente, c’est une séparation psychique d’avec les parents : les jeunes les critiquent, prennent de la distance et ont besoin de s’éloigner, y compris physiquement, de leur famille. Être coincé chez soi, dans 30 mètres carrés parfois, a pu être une expérience très violente pour eux», note la psychiatre Catherine Zittoun, médecin cheffe du pôle de psychiatrie infanto-juvénile du 19 e arrondissement de Paris. «Les réseaux sociaux, ajoute-t-elle, ont permis durant cette période de maintenir un lien entre pairs. Mais ils sont aussi très dangereux. Les jeunes sont radicaux : il peut suffire d’un écart de parole pour être exclu et vivre une mise à mort symbolique.»
 
 Les cas de harcèlement ont explosé, l’école en fait le constat. Les tensions s’aiguisent désormais en ligne, à l’abri du regard des adultes, dans la conversation ininterrompue que tous mènent avec tous : les équipes pédagogiques en maîtrisent moins bien les contours mais en subissent les effets de plein fouet. Depuis le Covid, les appels ont augmenté de 30 % sur les lignes de SOS Amitié – notamment de la part de très jeunes gens, alors même que l’association ne s’adresse pas spécifiquement aux adolescents. Des gamins qui confient leur détresse, leur envie d’en finir, la façon, aussi, dont parfois la violence les submerge.
 
Contexte familial. Le confinement, en outre, a accru les violences intrafamiliales – «une étude menée à l’hôpital Necker indique qu’elles ont doublé», souligne Océane Richard. Or le mal-être adolescent a cela de particulier qu’il peut prendre mille formes, et demande à voir démêlé ce qui est de l’ordre du contexte familial, social ou scolaire de ce qui relève de la maladie mentale proprement dite. «Il ne faut jamais se presser de poser un diagnostic, souligne Catherine Zittoun. Vous pouvez rencontrer un jeune qui commence à parler seul ou à avoir des idées un peu délirantes, par exemple, et vous dire qu’il entre dans la psychose… alors que le problème est ailleurs, il peut s’agir par exemple d’une dépression masquée.»
«Avant le confinement, on écopait. Maintenant, on coule.» Frédéric Nowak, infirmier en pédopsychiatrie
C’était là le grand principe de la pédopsychiatrie publique telle que les années 1970 l’avaient pensée : travailler en amont et en réseau, en faisant dialoguer les médecins, les éducateurs, l’école, la protection de l’enfance… «Le drame, c’est qu’on sait très bien ce qui marche mais qu’on n’a plus les moyens de travailler correctement, soupire Frédéric Nowak, infirmier dans un intersecteur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à Paris. Avant le confinement, on écopait. Maintenant, on coule. On serait supposés faire de la prévention, c’est devenu impossible.» ...
 
«Explosif». Alors, on improvise. Certains jeunes gens sont hospitalisés en pédiatrie, d’autres en psychiatrie adulte. «Sauf que ce n’est pas suffisant, soupire Anne Perret. Il peut être très violent, pour ces jeunes, de se retrouver face à des adultes psychotiques, très délirants. Une jeune fille que je reçois et qui avait subi une agression sexuelle avait été hospitalisée en psychiatrie générale ; une nuit, un patient a essayé d’entrer dans sa chambre, elle a été terrorisée et a quitté l’hôpital.» «C’est devenu explosif, abonde Lisa Ouss, elle aussi psychiatre à l’hôpital Necker. Il m’arrive de n’avoir qu’un lit disponible pour trois patients arrivant aux urgences pour des tentatives de suicide, et de devoir renvoyer les deux autres chez eux. Jamais un cardiologue n’envisagerait de dire à un patient victime d’un infarctus du myocarde : “Désolé, il faudra revenir, le bloc est fermé.” C’est ce que nous devons faire pourtant, tous les jours.» ...
 
 
Bricolage. À l’école aussi on bricole, où il est demandé aujourd’hui aux équipes d’être plus «inclusives» et d’accueillir des profils compliqués sans aide ni formation. Émilie*, professeure de lettres dans un collège de la périphérie de Bordeaux, a eu deux élèves autistes dans une même classe, l’an dernier, dont un seul bénéficiait d’un accompagnement ad hoc. «Pour le second, aucun diagnostic formel n’avait été posé : rien n’était prévu. Et ça c’est évidemment très mal passé. Il a mordu un adulte, m’a envoyé une paire de ciseaux à travers la classe, a lui-même été malmené. On vit sans cesse des situations concrètes de violence liées à des mal-être qui nous échappent. ...Romain*, professeur en lycée, a été profondément marqué par la crise brutale d’un élève de seconde il y a quelques mois. «Il avait passé plusieurs mois en hôpital psychiatrique, l’année précédente. Je l’ai vu rentrer de récréation un jour, le visage caché derrière ses cheveux. Il répétait : “Je vais faire le mal, je vais faire le mal” et s’est mis à se taper la tête contre le mur, jusqu’au sang. Il a fallu alerter la direction, protéger tant bien que mal les élèves qui entendaient les coups et reprendre le cours ensuite avec des gamins traumatisés...On essaie d’être présent, d’individualiser les réponses… mais l’école ne peut pas tout.» Chez elle comme ailleurs, les médecins, infirmiers et psychologues scolaires sont débordés et ne parviennent pas à répondre aux demandes. Selon l’Unsa Éducation, la France compte aujourd’hui un médecin scolaire pour 16.686 élèves, et plus de 40 % des postes ne sont pas pourvus. «Nous sommes 7.700 infirmières scolaires pour 60.000 établissements, soit 13 millions d’enfants ;....
«L’école n’est plus un bastion, elle n’est plus protégée. On vit en plein tout ce qui dysfonctionne ailleurs.» 
Déminer les tensions. Et puis, il y a tout ce qui infuse de la société, de ses malaises, de ses paradoxes aussi : l’éco-anxiété et le sentiment de déclassement, les troubles du genre, la libération de la parole sur les violences sexistes et sexuelles avec, dans le même temps, la sexualisation outrancière du corps des toutes jeunes filles sur les réseaux sociaux«J’ai été confrontée à plusieurs cas d’adolescentes qui ont vendu sur Internet des photos d’elles dénudées, raconte une cadre de l’Éducation nationale. La situation avait été réglée et n’avait pas eu de conséquences trop graves. Mais l’une d’elles a explosé en vol et a fait une dépression très grave deux ans plus tard, lorsqu’elle a pris conscience de ses actes.» «Le malaise des élèves, c’est le malaise de la société tout entière, résume Marie*, proviseure. L’école n’est plus un bastion, elle n’est plus protégée. On vit en plein tout ce qui dysfonctionne ailleurs. Alors on essaie de remettre les choses d’équerre, de déminer les tensions avant que les choses ne dégénèrent. On aime nos gamins, profondément, on leur donne tout ce qui est possible. Mais ça ne suffit pas toujours.»
 
Marie est cheffe d’établissement depuis vingt ans. Elle n’avait jamais, jusque-là, douté de son rôle ni de la valeur de l’institution. Il lui arrive désormais de se dire que, pour certains de ses élèves, elle ne pourra rien.�
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Un professeur sur deux est victime d’une agression au cours de sa carrière

L’assassinat de la professeure à Saint-Jean-de-Luz s’inscrit dans un contexte de violences particulièrement marqué. Un professeur sur deux (50 %) a déjà été victime d’agression physique ou verbale au cours de sa carrière de la part d’élèves ou de leurs parents – dont 17 % au cours de l’année scolaire écoulée –, révèle un rapport de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès (2021). Près de la moitié d’entre eux (45 %) ont ainsi fait l’objet d’insultes ou de propos calomnieux lors de face-à-face, 28 % de menaces d’agression et 21 % d’agressions physiques légères. 7 % de ces professeurs ont, eux, été arrêtés en raison d’une agression physique «lourde».
Si la survenue d’incidents graves dépend largement du profil social de l’établissement, cela n’épargne pas pour autant les lycées privés (sous contrat), rappelle encore la Depp. Qui précise : un quart des incidents graves était, en 2022, dirigé vers les enseignants, et dans 6 % de ces incidents était constaté un port d’arme blanche ou d’objets dangereux, coupants ou contondants.�A. P.-V.
  • Illustration : Des élèves bouleversées après qu’un de leurs camarades a poignardé une professeure d’espagnol au lycée Saint-Thomas- d’Aquin, à Saint-Jean-de-Luz, le 22 février. AFP / GAIZKA IROZ
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11/03/2023
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