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À quoi bon faire encore des enfants ?»

  • par Eugénie Bastié, pour Le Figaro - octobre 2023 republié par JALR
CHRONIQUE - Seuls les enfants changent le monde (Seuil) : dans un essai tissé de références littéraires et d’expériences personnelles, Jean Birnbaum rappelle la puissance subversive de l’enfantement. À l’heure du «no kids», un livre magnifique et salutaire.
 
«Avoir des enfants, qui à leur tour auraient des enfants, c’était rabâcher à l’infini la même ennuyeuse ritournelle ; le savant, l’artiste, l’écrivain, le penseur créaient un autre monde, lumineux et joyeux, où tout avait sa raison d’être», écrit Simone de Beauvoir dans Mémoire d’une jeune fille rangée«Quand je vois des gens qui vont chercher leur enfant à la sortie de l’école, quand je les vois fatigués derrière leur poussette, je me dis qu’ils pourraient être au café en train de parler de livre, ou chez eux en train de lire Marguerite Duras, et ils ont un petit bonhomme qui les esclavagise, c’est une perte de temps que je trouve d’une violence inouïe», confiait Édouard Louis lors d’une discussion publique organisée par Le Monde. Jean Birnbaum n’appartient pas à cette catégorie d’intellectuels qui considèrent «qu’il y a d’un côté les textes et de l’autre la vie», ces penseurs pour qui les enfants sont des braillards végétatifs dérangeant la lecture, un gaspillage d’énergie et une aliénation. Dans Seuls les enfants changent le monde (Seuil), le directeur du Monde des livres se lance dans un plaidoyer subtil et sensible pour l’enfantement.
 
Birnbaum, père de trois enfants, ne se livre pas à une apologie niaise de l’esprit d’enfance, du bonheur de mettre des couches ou de déplier un lit parapluie. Il met l’enfant à sa juste place. Sa centralité n’est pas celle de l’enfant-roi devant qui devraient se prosterner les adultes émerveillés, l’objet de toutes les sollicitudes et le réceptacle des performances. L’enfant est un miracle d’abord, celui de «la richesse infinie d’une sensibilité naissante» . C’est un «élan de l’âme, une grâce à préserver, une sincérité qui se met en travers de l’imposture». Ce sont les enfants qui donnent sens à la condition humaine. Birnbaum cite Hannah Arendt : «Tout se passe comme si, depuis Platon, les hommes ne pouvaient prendre au sérieux le fait d’être nés, mais uniquement le fait de mourir.» La philosophe juive, qui n’a jamais eu d’enfants, mais eu leur souci, notamment pendant la guerre, où elle contribua à protéger des enfants juifs de la folie nazie, mettait la natalité au cœur de la philosophie. Elle se disait d’ailleurs fascinée par le christianisme, qui célèbre la naissance comme puissance inaugurale. La fécondité inouïe de la civilisation occidentale ne prend-elle pas racine dans cet insondable mystère : un Dieu qui s’est fait petit enfant, qui a été un bébé ?
 

«"À ceux qui viendront après nous" : ce vers de Bertolt Brecht est la devise de toute civilisation. La natalité n’est pas qu’une colonne dans le bilan comptable d’une nation. Percevoir les enfants comme des bilans carbone en puissance, des financeurs de retraites, de la chair à canon dans le jeu des puissances, ou des heures de travail données par les mères est déjà le révélateur d’un épuisement vital.»

 

«À ceux qui viendront après nous» : ce vers de Bertolt Brecht est la devise de toute civilisation. La natalité n’est pas qu’une colonne dans le bilan comptable d’une nation. Percevoir les enfants comme des bilans carbone en puissance, des financeurs de retraites, de la chair à canon dans le jeu des puissances, ou des heures de travail données par les mères est déjà le révélateur d’un épuisement vital. Si le non-désir d’enfant a toujours existé, il était autrefois une revendication individualiste, une posture de dandysme anarchiste. Le fait qu’il soit désormais une revendication collective, comme le fait le mouvement «childfree», est une vraie nouveauté qui doit nous inquiéter à l’heure ou 30 % des Françaises en âge de procréer n’ayant pas d’enfant affirment ne pas en vouloir.
 

«S’il n’y a pas d’enfants, s’il n’y a plus de renouvellement des générations, aussi bien l’espérance révolutionnaire que le conservatisme politique sont voués au néant. On ne protège ou l’on ne change le monde qu’au nom des enfants.»

 

S’il n’y a pas d’enfants, s’il n’y a plus de renouvellement des générations, aussi bien l’espérance révolutionnaire que le conservatisme politique sont voués au néant. On ne protège ou l’on ne change le monde qu’au nom des enfants. C’est pourquoi ce mouvement prétendument écologiste «no kids» - qui n’est bien souvent que l’habillage vertueux de préoccupations plus égoïstes - est une aberration anthropologique et morale : le moteur même de l’engagement - et donc de l’écologie - est la naissance.
 
Mais la question des enfants n’est pas qu’un révélateur collectif, c’est aussi un dévoilement intime. «La Question» : c’est ainsi que Birnbaum nomme son obsession des enfants, cette question qu’il pose à chaque personne qu’il rencontre : «Et les enfants  Question inoffensive qui se révèle un pied de biche redoutable pour ouvrir les cœurs les plus fermés. Qu’elle interroge un renoncement ou ouvre la vanne de l’épanchement, cette question est un pont jeté au-dessus des clans, des classes sociales, des partis, des oppositions. L’expérience de l’engendrement est la plus universelle qui soit. Birnbaum nous raconte avec sensibilité les dialogues qu’il a eus avec des personnalités ou des anonymes sur cette expérience. Pierre Nora, qui avait juré de ne jamais avoir d’enfants et a finalement eu un fils. Le rappeur Booba, qui compose des odes à sa fille. Les militants professionnels de Lutte ouvrière pour qui donner la vie est proscrit, ces «orphelins célibataires» qui ont rejeté toute filiation et toute procréation. Il puise aussi dans les exemples littéraires : Bernanos, bien sûr, le père de six enfants pour qui l’enfance était sans cesse à retrouver, mais aussi Rosa Luxembourg, la militante révolutionnaire qui désirait secrètement avoir un bébé.
 

«La question des enfants ne fait qu’une avec celle de la justice. Ce sont les larmes des enfants qui annulent la théodicée chez Dostoïevski. C’est le chagrin sans remède qui nous saisit devant l’horreur des enfants massacrés à Kfar Aza et Beeri.»

 

Jean Birnbaum explore aussi sa propre généalogie. Il raconte l’histoire de ses grands-parents Ruth et Jacob, qui ont donné naissance à son père, Pierre Birnbaum, en 1940, en pleine Occupation, alors même que ce nouveau-né courait le risque de la persécution raciale. Au plus profond de la tourmente, «jamais il n’avait été question d’empêcher sa naissance». Ils décidèrent même de le circoncire, comme un geste ultime de défi aux persécuteurs, un pari fou dans l’avenir. À l’heure où une jeunesse victimaire gémit qu’elle ne peut pas faire d’enfants dans un monde où tout irait mal, voilà une puissante leçon d’espérance. «La question des enfants ne fait qu’une avec celle de la survie.»
La question des enfants ne fait qu’une avec celle de la justice. Ce sont les larmes des enfants qui annulent la théodicée chez Dostoïevski. C’est le dilemme de Kaliayev dans Les Justes, de Camus, qui renonce à poser sa bombe parce qu’il y a des enfants dans la voiture du tsar. C’est le refus de Simone Weil de se convertir au catholicisme parce que les enfants non baptisés n’auraient pas droit au paradis. C’est le chagrin sans remède qui nous saisit devant l’horreur des enfants massacrés à Kfar Aza et Beeri. C’est l’innocence bafouée qui nous regarde et nous juge.�
 
  • Illustration : Jean Birnbaum présente «Seuls les enfants changent le monde», éditions Seuil, septembre 2023, 176 pages, 17,50 € (papier), 12,99 € (numérique).
Peut être une image de 1 personne et texte qui dit ’Jean Birnbaum SEULS LES ENFANTS CHANGENT LE MONDE PAR L'AUTEUR DU COURAGE DE LA NUANCE Seuil’
 


27/10/2023
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