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Un dernier rendez-vous avec Robert Badinter

  • par Saïd Mahrane, pour Le Point - janvier 2024
Notre journaliste a côtoyé à plusieurs reprises l’ancien ministre de François Mitterrand, mort dans la nuit du 8 au 9 février à l’âge de 95 ans et dont il dresse le portrait sensible.
 
On a beau mesurer 1,84 m, il est des moments dans la vie où l'on se sent petit. Ce fut le cas lors de nos rendez-vous avec Robert Badinter, mort dans la nuit du 8 au 9 février à l'âge de 95 ans. Par la magie de sa seule présence, on rapetissait. Plus rien n'existait autour de lui. On cherchait nos mots. On faisait moins le malin.
 
Plus encore, lorsque l'ancien ministre de François Mitterrand nous administrait une leçon de journalisme, après la lecture d'un de nos articles sur les Gilets jaunes : «Votre grande prédécesseure Françoise Giroud, lorsque j'avais le privilège d'être l'un des jeunes avocats de L'Express, me disait : “Rappelez-vous Robert, un thème par article. À défaut, le lecteur est perdu.”» On l'avait donc perdu et s'en excusait platement, la tête dans les épaules.
 
Géant fragile
 
C'était en 2021, chez lui, pour un déjeuner amical. Nous étions attablés dans sa salle à manger avec, face à nous, une vue sur la cime des arbres du jardin du Luxembourg. Bien qu'en tenue décontractée, un simple pull en laine et un pantalon de velours, il donnait l'impression d'être le même, avocat sans robe prêt à plaider une cause. Il avait 93 ans.
Pour nous tous, il n'était plus seulement un homme qui avait fait de la politique ; il était une conscience. Quand il parle, on se tait et on l'écoute. À chacun de ses gestes, à chacun de ses pas, un réflexe élémentaire, celui du jeune face à l'ancien, nous poussait à lui tendre un bras pour l'assister, tant le géant nous paraissait fragile.
Il nous a raconté qu'une trottinette électrique, l'autre jour, avait manqué de le faire tomber sur un trottoir. Il déplorait certaines transformations parisiennes, non sans quelque nostalgie pour le Paris de son enfance. Il s'est rappelé son quartier, non loin du boulevard Raspail, qui marquait, il y a plus d'un siècle, une frontière entre les dreyfusards et les anti-dreyfusards.
 
Hormis quelques promenades dans les allées du jardin du Luxembourg, il ne sortait plus trop. Que voyait-il de ses contemporains ? Il voyait de jeunes gens assis sur les bancs publics, non pas en train de se bécoter, mais penchés sur leurs téléphones mobiles…
 
Colère mémorable
 
Fragile, en réalité, il ne l'était pas. C'était une apparence. On ne l'est jamais vraiment quand, comme lui, quelqu'un vit à l'intérieur de soi. En l'occurrence, l'enfant qui connut l'Occupation et qui visita, en 1941, contre l'avis de sa mère, l'exposition «Le Juif et la France» au palais de Berlitz. Cette présence intérieure lui a permis de se tenir non seulement debout, mais aussi droit.
 
Chacune de ses réponses à nos questions était accompagnée d'un vibrato particulier, qui disait la profondeur et l'authenticité de la conviction. Du murmure d'abord, au grondement ensuite. Avec l'âge, on ne distinguait plus très bien ses yeux sous d'épais sourcils hirsutes, sauf quand les poils se dressaient de colère et révélaient un regard exalté. Il parlait du fond d'un âge terrible, d'une époque où un Juif pouvait être, en quelques instants, transféré d'une rue de Paris vers Drancy, puis vers Auschwitz.
 
«Quand Mohammed Mehra tue des enfants dans cette école juive de Toulouse, on se demande où est la différence avec les tueurs des forêts ukrainiennes. Il court après une fillette, l'attrape par les cheveux et lui tire dessus à bout portant.» La phrase s'était éteinte lentement. «Une fillette !» a-t-il ensuite tonné. Et là, on a vu ses yeux ronds, intenses. On lui a rappelé sa colère mémorable, archivée sur le site de l'INA, lors d'une commémoration au Vél' d'Hiv, en 1992, après que des Français juifs ont sifflé François Mitterrand. Il a souri.
 
Toute sa vie, il cherchera des réponses
 
«J'ai vu, comme tout le monde, ma propre colère. Mitterrand arrive sous les sifflets. Ma grand-mère Idiss me rappelait sans cesse que lorsqu'on parle des morts, ils nous écoutent. À cet instant, j'ai pensé à ces paroles. J'étais hors de moi. Que des gens, pour certains d'extrême droite, après un moment sacré, sifflent le président de la République, parce que la politique mitterrandienne était trop pro-Arafat à leur goût, m'a paru inacceptable.»
 
Sa mémoire était impeccable. Quand il évoquait Idiss, sa grand-mère, née en Bessarabie tsariste, une tendresse lissait les rides de son visage. Il redevenait le petit-fils qu'il fut, plein d'admiration pour cette femme à qui il dédia un livre. Depuis son veuvage, Idiss vivait avec la famille du jeune Robert. Elle l'a couvert de son amour et nourri de ses brioches savoureuses, dont il semblait par moments sentir encore l'odeur.
 
Elle est morte en 1942, dans le wagon qui la conduisait à Auschwitz. Avec sa mère et son frère, il a pu fuir en Savoie grâce à de faux papiers. Ils devaient être, aux yeux de l'occupant, des réfugiés bretons de Saint-Nazaire. La Shoah lui a ouvert un monde de «pourquoi ?». Toute sa vie, il cherchera des réponses. Et Dieu dans tout ça ? Il considérait que le jour où la police française est venue chercher Idiss, «Dieu a détourné son regard de cette terre».
 
Tiraillé entre la loyauté et le dégoût
 
Sa vie, il l'a consacrée à la défense des autres. Mais, derrière les grands procès, il y avait les grands éloges, ceux de la dignité humaine et du respect de la vie, y compris celle des salauds. Comme Victor Hugo, un de ses maîtres, il interrogeait de la sorte ses contemporains : «Que voulez-vous enseigner avec votre exemple ? Qu'il ne faut pas tuer. Et comment enseignez-vous qu'il ne faut pas tuer ? En tuant.»
 
Pendant la campagne présidentielle de 1981, il confiait avoir fourni à Mitterrand des éléments de discours sur la peine de mort, «contraire à la fois à l'esprit du christianisme et à l'esprit de la Révolution» (Jaurès). Parce que l'opinion y était opposée, le candidat socialiste défendit l'idée d'abord mollement, avant de remercier son initiateur pour ce qui restera une grande réforme de la gauche et de l'histoire de France.
 
L'abolition votée, il eut droit à des menaces et, bien sûr, à des injures antisémites. «J'allais dans des restaurants, où j'entendais des clients chuchoter à mon passage : “Regarde, c'est celui qui veut relâcher les assassins.”» Une seule chose cependant lui tenait à cœur, à cette époque : «Au Sénat, je me suis dirigé vers le fauteuil de Victor Hugo, situé très à gauche, qui était aussi celui de Clemenceau. J'ai caressé la médaille clouée sur le siège et dit : “Maintenant, c'est fini.”»
 
L'état de la gauche actuelle le désolait. Nous n'en dirons pas plus, conformément à notre engagement sur ce point précis. Il aurait aimé voir Léon Blum entrer au Panthéon. Mitterrand en a voulu autrement. Reste un mystère : «Pourquoi avoir été à ce point silencieux quand la relation entre Mitterrand et Bousquet fut révélée ?» lui a-t-on demandé. «C'est compliqué», a-t-il soupiré.
On le sentit comme tiraillé entre la loyauté qu'il devait à l'ancien président et le dégoût que lui inspirait cette relation. Au moment de la révélation, il avait répondu ne pas vouloir «jouer les procureurs de vertus». On apprit, plus tard, qu'il envoya une lettre à Mitterrand pour lui dire sa réprobation.
 
Rendez-vous avec de Gaulle
 
À son tour, il nous posa de nombreuses questions sur la presse, les réseaux sociaux, les Gilets jaunes, le wokisme et Emmanuel Macron. Il était curieux de tout, et ses diverses moues nous renseignaient sur l'étendue du fossé qui sépare l'homme tragique du XXe siècle et les individus athées – ni dieu ni maître – du XXIe siècle.
 
Il y avait quelque chose de touchant à l'entendre, entre les haricots verts et la crème caramel, citer la République comme remède aux problèmes du pays. Il était l'émanation de ce républicanisme efficient, qui faisait d'un petit Français juif un grand serviteur de l'État. Il était inquiet de la parution d'un sondage selon lequel une majorité de jeunes se satisferaient d'avoir un militaire à la tête du pays.
 
Il a pourtant apprécié le général de Gaulle, mais un peu moins les conditions de son arrivée au pouvoir en 1958. Il confie qu'une rencontre avec l'homme du 18 Juin était prévue dans les années 1960, afin d'obtenir une dédicace du premier tome des Mémoires de guerre. Le rendez-vous fut, hélas, annulé.
 
Un dernier café, un carré de chocolat, et le temps fut venu pour nous de le quitter. Avant notre départ, il ouvrit grand ses fenêtres pour nous permettre de contempler la vue d'une meilleure manière. Léon Blum habitait dans cette même rue. Au loin, justement, on distinguait le Panthéon, en espérant, au fond de nous, que ce tombeau de la République soit la dernière demeure de notre hôte, Robert Badinter.�
  • Illustration : L’ancien ministre de la justice Robert Badinter, lors d’une séance photo dans son bureau à Paris, le 19 avril 2018. @ JOEL SAGET / AFP
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13/02/2024
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