2674-La mondialisation des haines idéologiques 1 post

La mondialisation des haines idéologiques

  • par Ran Halévi, pour Le Figaro - janvier 2024 Republié par JALR
La convergence entre les luttes dites «progressistes» et le fondamentalisme islamiste a éclaté au grand jour après le 7 octobre, et des années seront nécessaires pour en réparer les dégâts intellectuels, analyse l’historien.
 
Une année s’achève, l’autre commence et la guerre de Gaza se poursuit toujours, peut-être pour de longs mois, dans une grande incertitude sur ses lendemains. Mais les passions qu’elle a déchaînées loin du Moyen-Orient continueront longtemps de réverbérer. À commencer par les haines idéologiques qu’elle a pour ainsi dire «mondialisées».
La haine possède un large répertoire, comme l’illustre notre expérience nationale : haines religieuses, sociales, politiques ; haine du capitalisme, de la bourgeoisie, de la «démocratie formelle»… Depuis une trentaine d’années, c’est la haine de la tradition occidentale qui prospère. Elle a eu des antécédents : les préceptes du marxisme révolutionnaire, les chimères maoïstes, les injures sartriennes contre l’Européen colonisateur et les «chiens» anticommunistes, plus tard les réquisitoires d’Edward Saïd contre l’impérialisme culturel de l’Occident. Aujourd’hui, elle puise ses traits dans l’islamisme radical et l’idéologie identitaire. C’est cette convergence «intersectionnelle», du fondamentalisme et du progressisme, qu’on a vu exploser le 7 octobre.
 
Le délire exterminateur des terroristes du Hamas est plus facile à décrire qu’à comprendre. Qui peut expliquer le mélange de jubilation et de bestialité avec lesquelles ils ont éventré, décapité, démembré, souillé leurs victimes, vivants et morts, en s’appliquant à «documenter» leur supplice ? De semblables atrocités, les nazis et le régime de Staline les ont commises à grande échelle, mais en prenant soin de les dérober à la connaissance publique. C’est qu’ils les tenaient pour des crimes. Les assaillants du Hamas voient, eux, dans leurs exactions un exploit digne de célébration.
Les connaisseurs de l’âme humaine et de la géopolitique peinent à interpréter le dessein stratégique et les pulsions barbares qui présidaient à ce pogrom. Mais, pour les militants des causes identitaires, la réponse est toute trouvée : elle renvoie à l’impératif de libérer la Palestine «de la rivière à la mer», soit de faire disparaître l’État d’Israël. Le Hamas est devenu le bras armé de leur ferveur décoloniale. Eux, d’ordinaire si sensibles à la moindre «microagression», s’accommodaient fièrement de cette féerie macabre, parce qu’elle participait d’une œuvre de justice contre un ennemi commun : non seulement Israël, mais ses «auxiliaires» juifs à travers le monde. Les manifestations de joie et les torrents de haine antisémite qui ont accueilli l’attaque du 7 octobre ciblaient des Juifs indistinctement, non pour des actes que ces derniers auraient commis mais pour des atrocités qu’ils venaient de subir.
 
De l’Europe à l’Amérique et ailleurs, comme sous l’effet d’un mot d’ordre, la haine s’est «globalisée» : mêmes slogans, mêmes invocations victimaires, mêmes appels à l’intifada, même genre d’agression, d’intimidation, dont les campus américains étaient le principal foyer. Elle est devenue l’instrument de travail d’une guerre idéologique par procuration où les seules actions tangibles consistent à s’en prendre à des individus pour ce qu’ils sont. Les Juifs de sensibilité progressiste ont soudain découvert qu’ils n’avaient plus leur place dans le camp du Bien ; qu’ils étaient, de naissance, les complices du crime que figure l’existence de l’État hébreu, donc passibles de la même déshumanisation morale.
 
Ils ont beau objecter que la seule population arabe qui connaît les bienfaits de la démocratie est celle qui vit en Israël (elle se montre exemplaire depuis le 7 octobre). Que les femmes et les minorités sexuelles sont réprimées sans ménagement à Gaza. Que la politique funeste du gouvernement israélien, y compris la gestion de cette guerre, ne s’apparente ni à l’apartheid ni à un génocide. Enfin, que cette focalisation obsessionnelle sur Israël dénote par contraste l’indifférence de ses pourfendeurs à tant de tragédies qui échappent à leur indignation.
 
«L’attaque du Hamas a révélé la force d’attraction et le pouvoir de nuisance de cette nouvelle religion culturelle. Les foules qui l’ont célébrée transposaient leurs présomptions idéologiques à l’échelle internationale.» Ran Halévi
Ce sont là des faits. Mais les faits sont inaudibles du moment qu’ils heurtent la logique binaire de l’idéologie identitaire et ses postulats désormais familiers : nous sommes tous rivés à nos appartenances raciales ou ethniques ; toute relation humaine est régie par des rapports de pouvoir entre oppresseurs et oppressés ; les valeurs dites républicaines - liberté d’expression, pluralisme intellectuel - ne sont que des instruments aux mains des dominants.
 
L’attaque du Hamas a révélé la force d’attraction et le pouvoir de nuisance de cette nouvelle religion culturelle. Les foules qui l’ont célébrée transposaient leurs présomptions idéologiques à l’échelle internationale : la «victoire» du Hamas était aussi la leur. En écho, une éditorialiste «diversitaire» du Washington Post voyait dans la riposte de Tsahal «une revitalisation du traumatisme inguérissable des violences occidentales contre les Africains, les Noirs, les Indiens, les musulmans…».
 
Les alarmes qu’ont suscitées ces fureurs décoloniales appellent toutefois quelques nuances. Les démonstrations de haine sont forcément plus retentissantes que les expressions intimes de solidarité et de compassion. En Grande-Bretagne, où les manifestations propalestiniennes ont attiré des centaines de milliers de personnes, les sondages révèlent que les sympathies sont partagées à proportions presque égales, cependant que les deux tiers de l’opinion ne se prononcent pas. Une grande majorité de la «génération Z» ne sait pas s’il faut qualifier les assaillants du Hamas de terroristes ou de combattants de la liberté. La naïveté joue également sa part et plus encore l’ignorance, une alliée redoutable des haines idéologiques. Des étudiants américains qui ont entonné «De la rivière à la mer», une grosse moitié croyait que la rivière, c’était le Nil, et la mer, l’Atlantique. Présentés par une carte de la région, les trois quarts se sont ravisés (plus de 10 % pensaient que Yasser Arafat avait été le premier ministre d’Israël…). Un sondage de l’Institut Harris en décembre révèle que les jeunes Américains de 18-24 ans soutiennent à 51 % le «transfert» d’Israël au Hamas, mais que les mêmes reconnaissent à 69 % qu’Israël est… «le foyer national du peuple juif» ; 60 % estiment que l’État hébreu commet un génocide à Gaza et 70 % qu’il s’efforce… d’épargner les civils ; 41 % croient que le régime du Hamas est démocratique, qu’il tolère les couples homosexuels (45 %), tout comme les minorités juive et chrétienne (41 %).
 
Les militants progressistes ne souffrent pas tous de telles confusions. Et c’est peu de dire que les universités américaines, phagocytées par la culture woke, étaient mal préparées pour gérer leurs outrances. Les réponses édifiantes des présidentes de trois institutions d’élite devant une commission du Congrès en disent long sur l’autocensure, la terreur de mal dire et la prégnance suffocante des préjugés «théoriques» qui rongent les campus. Refuser de reconnaître qu’un appel au génocide des Juifs viole le code de conduite de leurs établissements, que «tout dépend du contexte», est l’aveu d’une faillite morale dont on a pris enfin la pleine mesure. Ces présidentes invoquaient le premier amendement qui protège les paroles même les plus aberrantes. Auraient-elles appliqué ce noble principe à qui aurait appelé au génocide des Noirs, des lesbiennes ou des transgenres ?
 
Depuis le 7 octobre, la révolution identitaire ne se porte pas aussi bien que le donnent à croire les dégâts qu’elle provoque. La haine, les ressentiments, les pulsions génocidaires ont soulevé par leurs excès une réprobation jamais vue jusqu’ici. C’est sur son terreau originel, les universités, dont la cote est au plus bas, qu’on devrait commencer à réparer le saccage intellectuel et moral. Il y faudra des années et une volonté de fer. Sans garantie de résultat.�
  • Illustration : Ran Halévi est directeur de recherche au CNRS et professeur au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron. © Heelie-Gallimard
Peut être une image de 1 personne
 
 
 
 


17/01/2024
1 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 355 autres membres

blog search directory
Recommander ce blog | Contact | Signaler un contenu | Confidentialité | RSS | Créez votre blog | Espace de gestion