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TGV, bienvenue dans « le meilleur des mondes »

 

 

 

Pour qui a vécu au XXe siècle, il ne fait aucun doute que
l’histoire s’accélère, que la déprise sur nos vies est une réalité,
et que les changements dont on parle sont profonds, voire radicaux.
Comment les caractériser? La technologie s’impose
parmi d’autres données. Jusqu’à la fin des années 1990, le commun
des mortels n’avait en France ni téléphone portable, ni
ordinateur ou tablette, ni accès à Internet ou aux réseaux sociaux.
Nous étions plus proches de Chateaubriand que de Greta Thunberg.

 

 

Face à la brutalité et à l’ampleur des changements induits
par la technologie, par ses possibilités et ses virtualités, des observateurs
évoquent la conversion anthropologique dont
nous sommes à la fois les objets et les acteurs. Mais qu’est-ce que
cela signifie concrètement ?

L’historien doit s’appuyer sur des faits matériels, des sources
et des témoignages. Il lui revient aussi d’en établir, en transcrivant
des choses vues et ses perceptions.

Or après dix-sept ans d’allers-retours en TGV entre Bordeaux et
Paris, soit l’équivalent d’un tour de la Terre annuel, force est
de constater de visu que les voyageurs ont changé de comportement
et de mode d’être au monde et aux autres.


La technologie n’explique pas tout ; elle interagit avec les politiques
commerciales de la SNCF, avec les rapides transformations
sociales – le segment des voyageurs est un biais –, et la mutation
des modes de vie dont le bar TGV est un bon indicateur.
Tout s’additionne et se mêle pour transformer l’univers confiné
des rames du TGV Atlantique, qui véhiculent chaque jour
des dizaines de milliers de personnes entre la capitale et Bordeaux.
C’est parce qu’il s’agit de populations aisées – on a déjà
écrit dans ces colonnes que le prix de base d’un TGV hors Ouigo
a été multiplié par quatre en dix sept ans –, et que les jeunes cadres
et étudiants métropolitains sont surreprésentés, que la
mutation est brutale ; depuis la suppression de la navette aérienne
avec Paris, le Ouigo est à son tour affecté par ces évolutions
malgré son niveau de confort très inférieur.


Il faut prendre un TER ou un Intercités de province pour retrouver
l’image d’une France différente mais sans services à la
personne, assistance ou restauration y ayant presque disparu.
Après tout, dans les grandes gares SNCF converties en centres
commerciaux, acheter un billet à un guichetier est devenu baroque,
ce qui désempare personnes âgées, touristes ou immigrés.


Alors qu’observe-t-on ? D’abord la progression phénoménale
de l’hyper-individualisme, dès lors que l’immense
majorité des gens voyagent seuls. Chacun est vissé sur sa tablette,
son téléphone ou son ordinateur, souvent emmuré par
de discrètes oreillettes. Dans ces conditions, le regard qui était, il
y a encore quinze ans, le mode normal d’interaction entre
voyageurs inconnus, prélude à un sourire, à une conversation
voire (horreur) à un contact physique, a cessé d’être.


Il faut que l’on se bouscule, qu’un manteau ou un sac
tombe d’un rack – je préfère galerie –, ou une panne de plus d’une
heure pour émouvoir les usagers au point de les faire discuter.
Le mutisme est la norme (passons sur les coups de fil intempestifs
qui sont une autre fermeture), et la politesse élémentaire
stupéfie : « Bonjour », « bonjour ». Le « Au revoir » adressé
à une personne qui a passé deux ou trois heures face ou à
côté de vous étonne, et il n’existe pas chez les moins de 40 ans.
Je me rappelle avec émotion des syndicalistes qui « montaient » du Pays basque

ou du Béarn à Paris dans le TGV les jours de grève, partageant force
cubis de rouge et ronds de fromages coupés à l’Opinel sur une

miche de pain. Cela existait il y a quinze ans. C’est déjà surréaliste.


Car l’autre témoin de notre temps, c’est le bar TGV.
En moins de deux décennies, sa restauration de base – sandwich,
jus de fruit, vin rouge, bière, café – s’est muée en caricature
de bar bobo. Les mignonnettes ont été rangées. Puis les
bouteilles de vin (hors celles de 20 cl). Les pénuries d’alcool (la
première prohibition date de l’Euro 2016 sur ordre du gouvernement)
s’échelonnent (de toute manière, il n’y a plus de bar dans le Ouigo).

L’eau minérale est la norme, et le thé remplace le café. Les chips sont aux
pommes, et les risottos aux pointes d’asperge.


De sorte que, dans cette petite partie de la France, la normalisation
hygiéniste accompagne le silence et la solitude. La société a

disparu et toute irruption dans ce monde – enfant, bavard, excès
de politesse, famille, groupe d’amis… –, semble déranger. Le
meilleur des mondes n’est pas drôle, et la convivialité que tentent
de restaurer certains contrôleurs tombe à plat.

 

            

LA CHRONIQUE DE
PIERRE VERMEREN  historien (Sud-Ouest Dimanche)



03/12/2023
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