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Gérald Bronner : «La France insoumise a perdu la bataille de la crédibilité»

  • propos recueillis par Géraldine Woessner, pour Le Point - novembre 2023
ENTRETIEN. Pour l’auteur de «La Démocratie des crédules» (2013), les récits construits autour des événements en Israël révèlent les fractures d’une société tentée de s’enfermer dans ses mythes.
 
Pour le sociologue, la guerre entre le Hamas et Israël donne aux propos de Jean-Luc Mélenchon, et à ses errements, une «formidable caisse de résonance». Égocentrique, coutumier des mensonges et des arrangements avec les faits, le leader de la France insoumise finit par ressembler à Donald Trump. Et s'il reste omniprésent dans les médias, son mouvement s’affaiblit.
 
Le Point : Les mensonges assumés de personnalités de La France insoumise sur la situation en Israël ont consterné l’opinion. A-t-on franchi un cap ?
 
Gérald Bronner : Le mensonge politique n’est pas une nouveauté. Mais les événements qui embrasent Israël sont si colossaux qu’ils attirent aujourd’hui l’attention du monde entier et donnent aux propos de Jean-Luc Mélenchon une formidable caisse de résonance. Le thème du conflit entre Israël et le Hamas épousant en outre certaines obsessions politiques et militantes de La France insoumise, les conditions de la plus parfaite mauvaise foi idéologique sont réunies. C’est pour cela que, même confrontés à la réalité, les membres de La France insoumise ne s’excusent pas, ni ne retirent leurs propos. C’est le propre des idéologues que de considérer que certains mensonges reflètent tout de même une forme de «vérité», dès lors qu’ils sont conformes à un récit préétabli. Quand on est cristallisé dans une idéologie, qu’on se croit porteur du Bien, qu’on considère que tout est combat politique et que la fin justifie les moyens, il n’y a aucune raison de s’excuser d’avoir diffusé des fausses informations ou de s’être trompé d’analyse ! C’est une dérive qu’on observe depuis longtemps, en particulier chez LFI.
 
C’est l’essence même du trumpisme, finalement ?
 
Tout à fait. Jean-Luc Mélenchon aurait bien voulu ressembler à Lénine, mais il finit de plus en plus par ressembler à Donald Trump, au moins sur le modus operandi. Depuis le début de son grand retour en politique, il y a chez Jean-Luc Mélenchon quelque chose de sécessionniste. Il a d’abord professé le «dégagisme», et faute de parvenir à dégager quiconque, il s’est attelé à construire une réalité alternative… La France insoumise, en 2017, a d’abord créé sa propre presse, avec Le Média, dirigé à l’époque par Sophia Chikirou – un média originellement à la main de La France insoumise. Puis, en 2019, le parti a voulu créer son propre institut de sondages, signifiant que pour lui les autres instituts nous mentent – Jean-Luc Mélenchon avait d’ailleurs comparé la technique des sondages à de l’astrologie. L’assertion démontre une inculture statistique crasse. Au-delà, on imagine les conséquences catastrophiques qu’aurait la remise en question des grands indices, que ce soient les sondages ou les données de l’Insee, par les grandes forces politiques du pays. À partir du moment où l’on met en doute les chiffres officiels (ceux du chômage, de l’inflation, de l’immigration…), il devient impossible d’administrer une politique publique rationnelle. Il faut se souvenir enfin qu’au soir du premier tour de 2017, les premières paroles de Jean-Luc Mélenchon ont été pour remettre en question les résultats annoncés par les journalistes… Comme Donald Trump le fera trois ans plus tard. La similarité des méthodes saute aux yeux.
 
«Jean-Luc Mélenchon aurait bien voulu ressembler à Lénine, mais il finit par ressembler à Donald Trump.» Gérald Bronner
Au service, pour Jean-Luc Mélenchon, d’une idéologie opposée…
Trump et Mélenchon ne sont pas animés par les mêmes représentations. Donald Trump a un côté très égocentré et d’une certaine façon un peu acéphale, c’est-à-dire qu’il sert surtout ses propres intérêts. On retrouve cet égocentrisme chez le leader de La France insoumise, sans aucun doute. Avec cette différence importante qu’il est animé par un logiciel idéologique. Mais pour intelligent qu’il soit, Jean-Luc Mélenchon paraît aujourd’hui enfermé dans ce qu’on appelle «le sophisme de la dépense gâchée», c’est-à-dire la poursuite obstinée d’une ligne de conduite pour laquelle on a tellement investi qu’on se refuse à l’abandonner, quand bien même elle se révèle contre-productive. Cette fuite en avant est la marque de l’idéologie : aveugle aux résultats, elle a besoin de mensonges pour s’auto-entretenir… Jean-Luc Mélenchon les ose tous. Il a, sans vergogne, multiplié par quatre le nombre de manifestants à un rassemblement ! Derrière ces arrangements cyniques avec les faits, il y a cette idée que, puisqu’on est dans le camp du Bien, on peut plier le réel par des effets d’annonce : on attend «une marée humaine», la révolution est en marche, «je serai Premier ministre»… Il y en a tant eu qu’on les oublie.
 
Comment expliquer la perméabilité du public à ces mensonges ?
 
Tout le monde n’est pas perméable à ces mensonges ! Les gens le sont quand ils ont des dispositions représentationnelles à l’être. Si vous détestez Israël, par exemple, ou si, ce qui est tout à fait acceptable, vous militez pour limiter les souffrances du peuple palestinien, vous serez disposé à refuser de voir le réel. Pourquoi certaines personnes arrachent-elles les affiches montrant les photos de bébés kidnappés par le Hamas ? Il y a deux explications : soit elles croient que ce sont des fausses informations, soit elles savent que ces faits sont vrais, mais redoutent que cela serve la propagande israélienne. Dans les deux cas, ce geste est une abjection morale, qui traduit une représentation totalement idéologisée du monde. Mais seuls certains publics sont touchés, et si La France insoumise a gagné la bataille de l’attention, elle a perdu celle de la crédibilité. Aujourd’hui, les Français considèrent que LFI est un parti plus dangereux que le Rassemblement national… Le parti, omniprésent médiatiquement, s’affaiblit. Et certains de ses membres, comme François Ruffin, partagent cette analyse.
 
Que dit de notre société cette omniprésence médiatique ?
 
Cette utilisation politique du mensonge, encore une fois, n’est pas nouvelle : les nazis sont arrivés au pouvoir aussi sur la base d’une manipulation, et l’empire soviétique l’avait érigée en système – souvenons-nous des photos effacées. La grande nouveauté de l’époque est la fragmentation de la société en communautés numériques, dans lesquelles les publics se retrouvent enfermés, et qui sont hermétiques à tout démenti. Aucune contradiction ne pénètre les boucles WhatsApp ou Telegram, qui sont des incubateurs de crédulité. Même si les mensonges des politiques sont systématiquement dévoilés, la communauté idéologique qui les entoure y reste indifférente, soit parce qu’elle ne croit pas la «version officielle» – nous ne sommes pas loin ici du conspirationnisme –, soit parce qu’elle va considérer que la fin justifie le moyen (et donc le mensonge) et saluer l’habileté stratégique de son chef. Jean-Luc Mélenchon adopte la méthode de Lénine : dans son esprit, l’espace public est un champ de bataille permanent, sur lequel il ne faut céder aucun pouce de terrain – il ne faut donc jamais reconnaître la vérité.
 
La philosophe Hannah Arendt a souligné les vertus prêtées au mensonge politique… Mentir serait en quelque sorte condenser de l’énergie dans les mots. Jean-Luc Mélenchon, finalement, n’en fait-il pas une force ?
 
Jean-Luc Mélenchon s’arrange avec la vérité avec aplomb, et considère peut-être qu’il y a une forme de grandeur à l’exercice du mensonge, à partir du moment où l’on croit qu’on l’exerce au nom du Bien. Dans sa conception viriliste du débat politique, le mensonge est aussi l’instrument de ses coups de force : le système médiatique encourage la conflictualité, car c’est un formidable hameçon émotionnel, et les outrances les plus caricaturales font des cartons d’audience. Mais les conséquences de ce système sont terribles : nous sommes en train de fracturer notre espace public, qui nécessite un fond épistémique commun. Dans une démocratie, pour pouvoir s’opposer dans le cadre d’un débat fécond, encore faut-il avoir des arguments commensurables, c’est-à-dire un réel en commun. Nous assistons, en temps réel, à la fracturation de ce socle partagé. La propagation de vérités alternatives assumées creuse le sillon du séparatisme et de la sécession mentale… Nous habiterons tous encore, demain, dans la même société, mais vivrons-nous toujours dans le même monde ?�
 
Illustration :
  • Gérald Bronner, sociologue. Dernier ouvrage paru : «Les Origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ?» (Autrement). @ DR
  • Vidéo. - Gérald Bronner : «La France insoumise a perdu la bataille de la crédibilité» - Durée 01:31 - Pour le sociologue, la guerre entre le Hamas et Israël donne aux propos de Jean-Luc Mélenchon, et à ses errements, une «formidable caisse de résonance». Égocentrique, coutumier des mensonges et des arrangements avec les faits, le leader de la France insoumise finit par ressembler à Donald Trump…
 


16/11/2023
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