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Comment l’Iran a pris la tête de l’islamisme mondial

  • par Gilles Kepel, pour Le Point - octobre 2023
Bien que chiite, la République islamique a su imposer son hégémonie sur le djihad mondial, à majorité sunnite, explique le spécialiste du monde arabe.
 
La spectaculaire «razzia» menée par des fedayins du Hamas dans le sud d’Israël, dont les images terrifiantes ont envahi les réseaux sociaux du monde entier, avec la fuite éperdue de jeunes gens en tenue de fête massacrés par des tueurs lourdement armés hurlant «Allahu akbar», les liquidations et exécutions sommaires, l’enlèvement de femmes, d’enfants, de vieillards pris en otage, constituera un traumatisme durable pour le monde occidental en général, et pour les Juifs en particulier. Pour ces derniers, elle réveille les souvenirs de pogroms, de l’extermination du ghetto de Varsovie à la Shoah par balles. En Europe et en France, où lui a fait écho une semaine plus tard l’assassinat dans un lycée d’Arras du professeur Dominique Bernard par un djihadiste russe d’origine ingouche, trois ans après le meurtre dans les Yvelines du professeur Samuel Paty par un Tchétchène aux cris de «Allahu akbar» là encore, la «razzia» meurtrière, sur fond de tensions intercommunautaires avivées par l’extrême gauche et de pression migratoire permanente à travers la Méditerranée, nourrit des cauchemars de guerre civile dont la dystopie de Michel Houellebecq, Soumission, a dessiné les linéaments.
 
Dans l’univers mental des tenants de l’islamisme politique à travers le globe, en revanche, ces images exaltantes prolongent celles de la «double razzia bénie» – selon l’expression arabe qui qualifie les attentats du 11 septembre 2001 – en ce qu’elles réitèrent l’impression, à deux décennies de distance, que l’impérialisme comme le sionisme sont des colosses aux pieds d’argile que la détermination d’une avant-garde héroïque de l’oumma finira par vaincre, telle Constantinople finissant par tomber, en 1453, sous les coups réitérés d’un djihad résilient.
 
Machinerie belliqueuse. Or cette projection messianique de l’inéluctable soumission de la planète à l’islam fait l’objet d’un conflit permanent de leadership. D’un côté l’islamisme chiite, qui ne représente qu’une minorité avec quelque 15 % de la population musulmane mondiale mais dispose avec l’Iran khomeyniste et ses pasdarans – ou «Gardiens de la révolution» – d’une machinerie étatique belliqueuse entièrement consacrée à cette cause, dont Téhéran se fait le champion. En face, un islamisme sunnite largement majoritaire, mais dont l’autorité est fragmentée entre des États en compétition, où l’Arabie saoudite, gardienne des lieux saints de La Mecque et de Médine, aujourd’hui en pleine transformation sous la houlette du prince héritier Mohammed ben Salman pour devenir une puissance mondiale grâce à sa richesse pétrolière, est défiée par un Erdogan qui brandit le cimeterre du calife ottoman, mais dont les coffres vides et avides de pétrodollars du Golfe limitent l’ambition politique.
 

«Le Qatar, minuscule mais richissime, a visé lui aussi cette position hégémonique grâce à sa chaîne Al Jazeera.»

 
Le Qatar, minuscule mais richissime grâce à sa rente gazière, idéalement situé entre les monarchies de la péninsule arabique et l’Iran, avec lequel il partage le plus grand champ gazier du monde, a visé aussi cette position hégémonique grâce au soft power de la chaîne Al Jazeera et au financement des Frères musulmans, l’internationale de l’islamisme politique dont le Hamas palestinien se réclamera au départ. C’était pour Doha un levier pour se protéger de l’expansionnisme du gigantesque voisin saoudien, mais le prix très lourd à payer, avec trois ans de blocus entre 2017 et 2020, et la réconciliation subséquente avec Riyad ont conduit à marginaliser les Frères, dont Erdogan a aussi fermé le relais turc sous pression de leurs ennemis saoudiens et émiriens. Le Qatar, aujourd’hui à l’épicentre des négociations entre l’Iran, les puissances sunnites et les États-Unis – et où résident les principaux dirigeants du Hamas –, n’a toutefois pas de leadership sur l’islamisme sunnite radical.
 
Timbre-poste. Celui-ci s’était principalement structuré sous la forme d’organisations non étatiques, hébergées sur le territoire de « rogue states », l’Afghanistan pour Al-Qaïda, le Levant irako-syrien ravagé par la guerre pour Daech. Organisations qui entretenaient des relations transactionnelles complexes avec les moukhabarat (services de renseignement) de divers États de la région. Ben Laden et son successeur Zawahiri bénéficiaient de la mansuétude de divers princes saoudiens, à la faveur d’une monarchie sénile, avant que Mohammed ben Salman ne les élimine dès son accession au pouvoir à l’été 2017.Une partie de l’establishment d’Al-Qaïda, en outre, a bénéficié de l’asile en Iran après l’opération Anaconda, au cours de laquelle les États-Unis et leurs alliés ont envahi l’Afghanistan des talibans à la suite du 11 Septembre.
 
Contrairement à Daech, viscéralement antichiite (Zarqaoui recommandait de réserver neuf balles aux «hérétiques»
chiites pour une seule aux «mécréants» américains, lors de la guerre civile suivant l’invasion de l’Irak en 2003), les Frères comme Al-Qaïda s’étaient efforcés de minimiser les conflits sectaires entre ces deux branches de l’islam, et l’Iran avait même émis en 1984 un timbre-poste d’usage courant, l’équivalent de notre Marianne, à l’effigie de Sayyid Qutb, idéologue frériste égyptien pendu par Nasser en 1966.
 
Effroi. La dispute pour le contrôle du djihad mondial entre chiisme et sunnisme remonte, dans sa forme actuelle, à la mi-février 1989. Le 15 de ce mois, l’Armée rouge, épuisée par le djihad mené par les moudjahidines afghans, armés et entraînés par la CIA d’un côté, et financés par les pétromonarchies sunnites du Golfe de l’autre, quitte Kaboul, prélude à la chute du mur de Berlin – et à l’effondrement final du communisme – dix mois plus tard. Mais personne n’y prête attention ce jour-là, car l’événement a été occulté la veille par la fatwa de Khomeyni contre Salman Rushdie, condamnant à mort l’auteur des Versets sataniques, accusé d’avoir blasphémé le prophète de l’islam.
L’ayatollah de Téhéran, du même coup, se fait le champion de l’ensemble des musulmans (sunnites inclus) supposément offensés et humiliés par ce roman, érige la planète entière en «terre d’islam» – car une fatwa n’a d’effet que dans une juridiction musulmane – et crée un tel effet de scandale et d’effroi mondial… qu’il tire le tapis sous les pieds de ses rivaux sunnites, lesquels ont pourtant bouté les athées soviétiques hors de la terre d’islam afghane au terme d’une décennie de rudes combats ! Zawahiri, l’idéologue d’Al-Qaïda, théorisera en réaction à la fatwa et ses effets la nécessité de gagner le djihad mondial sur le front médiatique. Ce sera l’une des logiques inhérentes à la «double razzia bénie» du 11 Septembre, qui surenchérit en ce domaine. L’autre dimension est de galvaniser les masses de l’oumma en exposant la faiblesse inhérente à l’hyperpuissance américaine d’alors – ce qui se retrouvera dans la «razzia» du Hamas contre Israël à l’automne 2023.
 
Parrain. Mais le rival chiite ne se tient pas pour vaincu dans cette compétition. D’une part, la fatwa en défense du prophète va faire des émules en monde sunnite, suivant ainsi l’inspiration de Khomeyni – depuis l’assassinat de Theo Van Gogh, poignardé à Amsterdam pour blasphème le 2 novembre 2004 par un djihadiste marocain sunnite, en passant par l’affaire des caricatures parues dans un quotidien danois et republiées par Charlie Hebdo, qui aboutira au massacre du 7 janvier 2015 dans la rédaction de ce journal, à l’assassinat de Samuel Paty, pour avoir montré celles-ci en classe, lui fait écho le meurtre de Dominique Bernard, lui aussi perpétré par un Caucasien sunnite radical.
 
D’autre part, la liquidation d’Al-Qaïda et de Daech comme l’affaiblissement considérable des Frères musulmans, lâchés par le Qatar et la Turquie (sauf en Europe où leurs organisations satellites et les universitaires «compagnons de route» prospèrent en bénéficiant de grasses subventions de Bruxelles) ont créé un vide de pouvoir dans le djihadisme sunnite mondial que Téhéran s’est empressé de combler. Le Hamas en effet, bien que sunnite et enfanté par les Frères, est entièrement dépendant stratégiquement de son parrain iranien, qui en a fait le fer de lance de «l’axe de la résistance» à Israël – lequel passe par Bagdad, Damas et le Hezbollah libanais.

«L’islamisme politique chiite, discrètement soutenu par le Kremlin, a marqué un point.»

 
«Razzia». La «razzia» du 7 octobre 2023 commémore et prolonge en premier lieu le cinquantième anniversaire du déclenchement de la guerre du Kippour (ou guerre du Ramadan, en arabe) le 6 octobre 1973, à la fois revanche arabe contre Israël et la défaite lors de la guerre des Six-Jours de juin 1967 mais aussi substitution de l’idéologie islamiste au nationalisme arabe sous la houlette du roi saoudien Fayçal, qui a fait du pétrole une arme politique. En deuxième lieu, elle reprend et amplifie le 11 Septembre par une opération imaginée et planifiée par la force Al-Qods («Jérusalem») des pasdarans mais exécutée par un parti sunnite, ce qui renforce l’aura panislamique de Téhéran. En troisième lieu, elle intervient après que deux ministres israéliens se sont rendus officiellement, pour la première fois dans l’Histoire, en Arabie saoudite – une visite lourde de menaces pour l’Iran si le rapprochement entre la monarchie et l’État hébreu s’était concrétisé, notamment sur le plan militaire. Riyad a dû remettre sine die le rapprochement, et la perspective de rétorsion israélienne massive à Gaza enflamme la «rue arabe» – plus de 300.000 personnes ont ainsi manifesté à Rabat, signataire des accords d’Abraham, le 15 octobre pour exiger la fin de la «normalisation» avec Israël et la fermeture de son ambassade.
 
Tandis que deux porte-avions américains se sont positionnés devant les côtes israéliennes, que M. Blinken multiplie les navettes conduisant jusqu’à Doha, qui assure la médiation avec Téhéran, l’islamisme politique chiite, appuyé sur un appareil d’État, et discrètement soutenu par le Kremlin, a marqué un point dans un système international en profonde déréliction, où le front méditerranéen redevient une ligne de faille – menaçant ainsi directement l’Europe et la France.�
 
Gilles Kepel vient de publier «Prophète en son pays» aux Éditions de l’Observatoire.
Illustration :
  • Soutien. À Téhéran, le 10 octobre, à l’occasion de la remise des diplômes aux cadets des forces armées, l’ayatollah Ali Khamenei a salué l’opération menée contre Israël mais nié toute implication de l’Iran. REUTERS - WANA NEWS AGENCY
  • Vidéo. - Comment l’Iran a pris la tête de l’islamisme mondial - Durée 01:08 - La spectaculaire «razzia» menée par des fedayins du Hamas dans le sud d'Israël, dont les images terrifiantes ont envahi les réseaux sociaux du monde entier, avec la fuite éperdue de jeunes gens en tenue de fête massacrés par des tueurs lourdement armés hurlant «Allahu akbar»…
 
 
 


03/11/2023
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