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Afrique-France : «Il y a comme une situation de “frustration amoureuse”»

  • propos recueillis par Malick Diawara et Viviane Forson, pour Le Point - août 2023
PAROLES D’AFRIQUE. Pour Wilfrid Lauriano do Rego, «il y a une asymétrie dans la manière dont les Africains vivent la France et dont les Français vivent l’Afrique».
 
Alors que le coup d’État au Niger occupe tous les esprits et apparaît comme un tournant décisif pour le sort des régimes démocratiquement élus, notamment en Afrique francophone, la question de la relation de la France avec les pays africains est toujours posée. Sommes-nous contemporains d’un moment de basculement historique illustrant que l’Afrique tourne définitivement le dos à la France ? Des drapeaux russes ici et là, des propos peu amènes alimentant un French bashing, des questionnements de part et d’autre sont autant d’éléments qui pourraient le faire croire. Pourtant, en écoutant les Africains confier leur perception des soubresauts observés dans les relations entre l’Afrique et la France, on comprend que la réalité est plus nuancée.
Ex-président du conseil de surveillance du cabinet d’audit KPMG, coordonnateur du Conseil présidentiel pour l’Afrique que le président Emmanuel Macron avait créé au lendemain de son élection en 2017 pour enrichir sa réflexion sur la coopération à mettre en œuvre avec le continent, actuellement membre du conseil d’administration de STOA Infra & Energy, filiale de la CDC et de l’AFD, spécialiste du développement des Infrastructures ainsi que de celui d’Ecobank Côte d’Ivoire et de Finafrica Assurances Senegal dont il assure la présidence, Wilfrid Lauriano do Rego s’est confié au Point Afrique sur ce sujet brûlant.
 
Le Point Afrique : Peut-on dire aujourd'hui que la France perd du terrain en Afrique ?
 
Wilfrid Lauriano do Rego : Il faut distinguer deux Afriques : l'Afrique francophone et l'Afrique anglophone.
En Afrique anglophone, la France reste étrangère et peu connue, même si l'essentiel des investissements des grandes entreprises françaises se fait dans cette zone. L'a priori général n'est pas mauvais, mais la connaissance de la France par l'Afrique anglophone reste de l'ordre du concept. C'est un peu comme le regard que porterait l'Afrique francophone sur la Norvège ou la Suède. De la fascination, du questionnement, de la curiosité, mais pas d'opinion tranchée. Il y a tout à construire pour la France en Afrique anglophone.
En Afrique Francophone, où la France a longtemps joui d'une position particulière, elle est désormais non pas dépassée mais concurrencée  Je ne parlerais pas de perte de terrain, mais simplement d'une conséquence de la mondialisation et de l'ouverture... Les Africains, comme tout autre consommateur de produits, de services et d'idées, s'ouvrent de plus en plus au monde et découvrent de nouveaux horizons qui naturellement fascinent par leur nouveauté ou leur « exotisme » : la Turquie, la Russie, Israël…
L'ouverture au monde d'aujourd'hui et la grande curiosité de la jeunesse africaine mènent à une reconsidération du référentiel unique qu'était la France vers un référentiel plus multiple qui n'est pas synonyme de perte de terrain de la France mais de nécessité de repositionner la France en Afrique en ligne avec les nouvelles préoccupations de la jeunesse locale.
Cela nécessite entre autres de repositionner et de moderniser la «marque France» en Afrique. Les grandes entreprises françaises sont plutôt en repli et les petites et moyennes entreprises françaises appréhendent l'aventure africaine alors que ce sont elles qui ont le plus d'opportunités. Ce qui manque c'est un bon mécanisme d'accompagnement pour que ces entreprises forment des partenariats gagnants avec des entreprises locales. La France doit choisir ses combats. Nous avons peut-être perdu la bataille des infrastructures lourdes, mettons le paquet sur la production de richesse à travers les PME…
 
Au fond, que reproche-t-on à la France ?
 
La France est très présente en Afrique francophone.
La majorité des familles africaines ont un de leurs membres en France (travailleur ou étudiant). Elles consomment des produits français, roulent sur des routes françaises, parfois dans des voitures françaises, s'approvisionnent dans des supermarchés français, regardent des émissions télévisuelles françaises, soutiennent souvent des équipes sportives françaises et citent des poètes et écrivains français.
La majorité des familles françaises ne connaissent l'Afrique que par le prisme des médias et des clichés qui vont de la menace du grand remplacement à la promotion des centres de vacances de Saly, au Sénégal, ou de Marrakech, au Maroc. Il y a une asymétrie dans la manière de vivre l'autre. Elle est dans la manière dont les Africains vivent la France et celle dont la France vit l'Afrique. Et cela commence à provoquer un questionnement profond chez les jeunes Africains. Ces jeunes qui suivent l'actualité française se posent encore plus de questions lorsqu'ils voient d'un côté les scores des partis d'extrême droite et la banalisation du discours xénophobe sur certains médias en France.
Il y a aussi la perception des parcours de délivrance des visas. Inévitables, sans doute, mais désastreux dans la gestion, dans l'humiliation, dans les coûts.
Sur le plan économique, les entreprises françaises manquent de compétitivité ou d'agilité face à la concurrence mondiale. Elles donnent toujours le sentiment qu'elles évoluent en terrain conquis et apparaissent comme maîtrisant de moins en moins les réalités locales. Pendant longtemps, en outre, elles ont fonctionné en vase clos, avec des expatriés, donc n'ont pas eu un impact maximal sur le terrain local.
 
Ces reproches se cristallisent-ils véritablement en hostilité économique à l'endroit de la France, de ses entreprises et de ses institutions financières de développement ?
 
Il y a deux choses à distinguer : d'une part, la perception de la population, qui est effectivement un sentiment de frustration et de rejet, et d'autre part, une réalité économique qui est plus basée sur le manque de compétitivité ou d'agilité des entreprises françaises en situation de compétition.
Ces reproches se cristallisent autour de ce qui est le plus visible et chacun y va de son moyen d'expression. L'expression la plus simple pour le citoyen lambda est le boycott des produits français de quelques jours à quelques semaines, le vandalisme à l'égard d'enseignes commerciales françaises… Sinon, l'hostilité économique peut aller beaucoup plus loin, car devant la pression de la rue qui commence à penser que la France ne s'intéresse pas aux Africains mais uniquement à l'Afrique en tant qu'opportunité commerciale, certains dirigeants, par mimétisme de leurs populations, peuvent aller plus loin en recherchant activement d'autres partenaires, «tout nouveaux tout beaux», pour donner l'impression d'un rééquilibrage de la relation.
 
Passons au versant politique ...Y a-t-il vraiment aujourd'hui en Afrique une hostilité politique envers la France ?
 
Je dirais plutôt un questionnement profond qui pourrait se transformer en hostilité si des réponses ne sont pas apportées. Le dirigeant politique africain, comme tous les autres dirigeants élus, est le porte-parole de la population qui l'a élu. Tôt ou tard, si l'incompréhension de la société civile vis-à-vis de la France demeure et que la perception de la France ne change pas, l'hostilité politique, à des degrés différents, sera inévitable à mon sens. D'autant plus que, dans le même moment, d'autres pays qui découvrent l'Afrique arrivent avec beaucoup de promesses. Il y a donc comme une situation de «frustration amoureuse» entre l'Afrique et la France. Pour avancer, il est nécessaire de mettre les sujets qui fâchent sur la table et de changer de braquet.
 
Quelle serait la cause de cette hostilité politique ?
 
L'opinion publique africaine, jeune ou moins jeune, tient la France pour responsable de la non-capacité des dirigeants du continent à satisfaire leurs besoins et à améliorer leurs conditions de vie. C'est évidemment un biais, mais un biais redoutable. La France devient une sorte de bouc émissaire universel.
De plus, la France ne fait plus rêver, peut-être parce qu'elle n'a plus rien à dire au monde et aux Africains. Et elle n'est peut-être plus assez grande pour les fasciner. Paradoxalement, les choses se passent comme si elle s'était provincialisée au moment où elle avait en elle le plus de diversité. C'est un phénomène stupéfiant.
Enfin, le discours de la coopération française et des politiques français n'imprime plus. Il n'intéresse pas en Afrique. Plus personne n'y croit. Cela participe de la perte d'influence. Les Russes et les Chinois sont plus cash, mais on les écoute même si ce n'est pas durable.
 
Comment se manifeste cette hostilité politique ?
 
Tout se passe comme si beaucoup d'Africains attendaient que la France distribue les bons et les mauvais points de gouvernance à leurs dirigeants. Cette posture est très ambivalente car les mêmes seront très critiques en cas d'ingérence. En vérité, la question est de savoir si les pays africains peuvent assurer seuls leur propre sécurité et, si la réponse est non, s'ils acceptent de se faire aider.
Ces sujets doivent obtenir l'adhésion des populations pour éviter que la France ne se retrouve entre le marteau et l'enclume ! Il doit aussi y avoir une meilleure clarté des rôles et des postures politiques entre les États africains et la France et ce, pour donner une meilleure lisibilité de la relation entre l'Afrique et la France, et pour éviter une perception de «deux poids deux mesures» ou de «fait du prince».
 
Quel élément d'illustration pouvez-vous nous donner ?
 
La situation sécuritaire au Sahel par exemple…
 
Pourquoi les autres pays sont-ils progressivement devenus des concurrents pour les Français au point de représenter de véritables alternatives ?
La France a trop misé sur le sécuritaire et le politique. Peut-être d'ailleurs pour satisfaire aux demandes des dirigeants africains. Elle n'a pas assez misé sur l'économique qui est la préoccupation de la population, de la jeunesse en particulier dont le taux d'employabilité est le plus bas au monde.
Finalement, le constat est le suivant : le futur de la France est pluriel, mais celui de l'Afrique peut l'être aussi. C'est dans ce nouvel écosystème qu'il faut que la France se démarque et se réinvente pour de nouveau faire rêver la jeunesse africaine. Cette «mise en concurrence» de la France pourrait être salutaire si elle est prise pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une véritable mise en concurrence et pas un désaveu.�
  • Illustration : Pour Wilfrid Lauriano do Rego, ex-coordonnateur du Conseil présidentiel pour l'Afrique, ex-président du conseil de surveillance de KPMG France, actuellement membre de plusieurs conseils d'administration, «la mise en concurrence» de la France pourrait être salutaire si elle est prise pour ce qu’elle est, c’est à dire une véritable mise en concurrence et pas un désaveu. © DR
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20/08/2023
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