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Jacques Antoine Louis Rossi Republié  par JALR 

 À Saint-Pétersbourg, la jeunesse dans le brouillard

  • par Julian Colling, envoyé spécial à Saint-Pétersbourg pour Le Figaro - août 2023

VOYAGES À TRAVERS TOUTES LES RUSSIES -Après dix-huit mois de guerre en Ukraine, les fermetures de frontières et les vagues de mobilisation, les jeunes Russes sont déboussolés. Leur avenir est lié au sort d'un conflit dont ils ne voient pas l’issue.
 
Un an et demi après l'invasion de l'Ukraine, la société russe a, elle aussi, été rattrapée par le souffle de la guerre. Ses blessures sont moins évidentes, moins criantes qu'en Ukraine, mais elles sont profondes et pèsent quotidiennement sur la vie des familles russes. De Moscou à Mourmansk, de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, auprès de la jeunesse et des retraités, des entrepreneurs, des patriotes zélés comme des opposants au conflit, Le Figaro est allé prendre le pouls de l'empire paria au moment où s'écrit un chapitre crucial de son histoire contemporaine.
 
En retrait de la dense circulation de Saint-Pétersbourg, mégapole dont on oublie parfois qu'elle compte 6 millions d'habitants, se trouve un méconnu havre de paix, apprécié des locaux. Il s'agit du jardin du Musée Anna Akhmatova, sur le site de l'appartement jadis occupé par la grande poétesse russe du XXe siècle (1889-1966), sur les bords de la rivière Fontanka. On y vient pour se poser sur un banc entre amis, lire un livre, prendre un café ou visiter l'exposition extérieure, faite d'objets utilisés par Akhmatova lorsqu'elle vivait, entre 1918 et 1920, dans cette aile du Palais Cheremetiev.
 
Par tradition, les jeunes pétersbourgeois écrivent ou taguent parfois quelques mots, au feutre, sur les murs qui mènent au site du musée : des poèmes, des pensées, plus rarement des slogans antiguerre codés ou explicites. Se rendre au musée consacré à Akhmatova, née à Odessa d'un père descendant de cosaque ukrainien, dont le premier mari a été exécuté par la Tcheka - la police politique soviétique - en 1921, dont le fils a passé vingt ans au goulag et auteur d'un chef-d'œuvre sur la terreur stalinienne, Requiem, aurait-il pris une signification particulière ?
 
«C'est vrai que venir ici nous fait réfléchir à la situation actuelle», glisse Marina, la petite trentaine, assise à côté de son amie Olga. Marina est restée à Saint-Pétersbourg, Olga a émigré en Serbie. «On discutait justement des perspectives en Russie. Notre avenir est un grand, grand brouillard», disent-elles en chœur. Nous nous éloignons alors qu'Olga n'est pas rassurée de parler à la presse étrangère.
 
L'invasion russe de l'Ukraine et les conséquences - angoisse, sanctions, fermetures des frontières - qui en ont découlé ont brusquement déboussolé la jeunesse du pays. Malgré ce saut sans l'incertitude, les avis et sentiments divergent toutefois quant au futur. «La Russie a un avenir doré !», assure-lui Maxim, étudiant ingénieur de 22 ans. Avec son copain Dmitri, ils sont venus à Saint-Pétersbourg à vélo depuis Arkhangelsk, 1000 km plus au nord. Ils sont arrivés par hasard au Musée Akhmatova, qu'ils ne connaissent pas.
 
«Et non, la Russie ne traverse pas une période difficile. On peut tout produire nous-mêmes. Moi, je soutiens l'opération russe en Ukraine, c'était nécessaire et in fine ça nous apportera de nouvelles possibilités !» À ses côtés, Dmitri ne semble pas toujours d'accord.
Assis sur un banc du paisible jardin, Ivan et Anya, 23 ans, étudiants en médecine et en informatique, ne sont pas inquiets pour leurs futures carrières en Russie. La jeune femme, qui se dit communiste, dit aimer profondément son pays. «Tout va bien, on ne meurt pas de faim ici, et le contexte actuel ne me fait pas peur. Je suis même plutôt d'accord avec l'orientation prise par le pouvoir. Regardez la sphère de l'IT (informatique et réseaux, NDLR), ça cartonne, les perspectives sont immenses.» «Mon parcours, je le vois à l'intérieur du pays», confirme Ivan.
 
«Mon âme est ici»
Plus loin, à la célèbre librairie Podpisnye Izdaniya, repaire des jeunes bohèmes de la ville. Dana, une étudiante en art, scrute les livres de peinture. Elle est davantage dans l'expectative. «Je me destine à une carrière créative et c'est vraiment difficile d'y entrevoir des possibilités. Dans ce pays, l'art ne semble plus important du tout. Cela dit, les limitations actuelles donnent aussi l'occasion de penser, de trouver des solutions.»
 
En dix-huit mois d'intervention russe en Ukraine, dans une société par ailleurs relativement dépolitisée, les jeunes Russes tentent désormais d'aller de l'avant, peu importent leurs opinions personnelles.
Au nord du centre-ville, le cirque Upsala fait figure de petite institution dans le milieu de la culture. Fondé en 2002 par deux artistes, une Russe et une Allemande, sa troupe se produisait régulièrement en Europe, collaborait en France avec l'Académie Fratellini… C'était avant ce maudit mois de février 2022. Depuis, le monde extérieur s'est un peu refermé. Mais si certains de ses collègues ont quitté la Russie, Elia, 25 ans, fine équilibriste aux yeux immenses, qui est entrée chez Upsala à 14 ans, ne se voit pas ailleurs que dans sa «famille» à Saint-Pétersbourg.
 
«Partir, ça veut dire ne pas savoir combien de temps on part, ni quand on va pouvoir revenir. Ce n'est pas simple pour tout le monde de quitter son environnement», dit celle qui enseigne les arts du cirque à des adolescents, dont certains en situation difficile (la marque de fabrique du Upsala). «Mon âme est ici, tout simplement. C'est déjà un miracle qu'on soit toujours ouverts. De quoi je rêve ? De calme, de paix, de pouvoir transmettre. Qu'on ait la certitude que ce lieu puisse continuer à exister. De voir qu'il y a encore de la beauté et pas juste de la destruction.»
 
Son camarade Sergueï, 25 ans également, acrobate et artiste de capoeira, a grandi dans plusieurs des villes les plus septentrionales et rudes de Russie (Norilsk, Vorkouta…), en tant que fils de militaire. Dans sa bulle, il cherche à se focaliser sur l'essentiel. «Je veux simplement apprendre, continuer à progresser dans ma discipline et m'épanouir là-dedans», confie-t-il, le regard déterminé.
Cet été, les innombrables restaurants à véranda, bars tendance et soirées à ciel ouvert battent leur plein, malgré la météo fameusement capricieuse du golfe de Finlande. La vie continue malgré les questionnements. L'un des nouveaux princes du cool à «Piter», le surnom de la ville, c'est Valeri Diatlov. Ce trentenaire à la chevelure peroxydée, originaire lui aussi du Nord, en Sibérie, a lancé en 2020 le collectif d'organisation de soirées Çava Disco. Nous le rencontrons à la Cour Çava, le café vintage et éphémère qu'il vient d'ouvrir avec sa partenaire Alexandra. Dans les haut-parleurs, on distingue Jacques Dutronc, Jane Birkin.
 
«Pendant la Seconde Guerre mondiale aussi, les lieux culturels continuaient à fonctionner. On ne peut pas se lamenter indéfiniment», tranche l'entrepreneur. «On est là, à travers la musique, pour aider les gens à retrouver une humeur acceptable, un peu comme une thérapie. Et puis, quand tout ça sera fini, c'est nous qui allons modeler la future Russie.»
 
70% de la population anxieuse
Dès le lendemain, un vendredi soir, la fine équipe était de nouveau sur le pont. Elle prenait possession du Vinniy Sklad («dépôt de vin»), une grande vinothèque dotée d'un espace à ciel ouvert, dans l'une des nombreuses friches industrielles de la ville reconfigurées en lieux de fête. Aux platines, Alexandra jouait de la disco italienne - alors que sur le grand écran extérieur, était prévue une diffusion du film Le Cinquième Élément.
Mais alors que 70 % de la population russe se dit anxieuse, un record, et que la consommation d'antidépresseurs a bondi du même pourcentage sur 2022, d'autres n'ont pas vraiment la tête à festoyer. Ainsi l'équipe du collectif d'artisans Dveri s'pomoek, si elle a aussi fait le choix de rester en Russie, a décidé de se dédier entièrement au travail. La passion de cette équipe de sept ouvriers, tous jeunes ? La rénovation d'appartements privés anciens, mais en laissant leur look d'époque. Leur spécialité : les portes, de toutes sortes, en bois, en métal ou en verre.
 
Dans une cité au patrimoine architectural fabuleux, mais souvent délabré côté cour, le collectif s'est donné pour mission de sauvegarder ces morceaux d'histoire de Saint-Pétersbourg. « Notre clientèle, c'était surtout des gens de la classe moyenne éduquée, architectes, créatifs », détaille Valentina, 29 ans, la plus vocale de la bande. «Mais une large part de cette population est partie désormais, c'est dommage pour le pays. Aujourd'hui, les commandes sont reparties à la hausse, mais il s'agit d'une autre clientèle, simplement des gens avec de l'argent, en gros.»
 
Le groupe discute souvent de politique, a du mal à ne pas revenir sur ce terrain. «Personne n'a la moindre idée de ce qui va se passer d'ici six mois, ou même demain, c'est difficile», souffle la jeune femme, toujours affectée par la situation. Ingénieur de formation, elle ne communique plus beaucoup avec sa famille, qui soutient l'opération militaire russe.
 
Mais elle essaie discrètement d'ouvrir les yeux à sa petite sœur de 14 ans. «Notre seule envie en ce moment, c'est que ce système tombe pour de bon et que le cours politique du pays change radicalement. On aimerait un modèle plus démocratique, à la scandinave, nos voisins. Car on a énormément de potentiel humain en Russie. Je veux que les gens puissent faire ce dont ils ont envie, librement.»
Non loin de leur atelier, au sein de cette pépinière industrielle du quartier de la gare de la Baltique, se trouve un dépôt d'aide humanitaire aux réfugiés ukrainiens - une activité désormais surveillée de près par les autorités. Devenir volontaire au sein du dépôt est la façon qu'a trouvée Nina, 18 ans, de s'occuper et de s'engager. Musicienne, elle joue de la guitare basse. Elle formule de son côté un vœu simple, qui semble bien pieux à l'heure actuelle. «J'aimerais qu'il n'y ait plus de guerres, dit-elle d'une voix douce. En attendant, j'ai juste envie de devenir la meilleure bassiste que je puisse être.» Elle s'interrompt. «Mais, évidemment, aller dans des festivals, jouer à travers le monde… Ce serait pas mal non plus.»�
Illustration :
  • La jeunesse branchée de Saint-Pétersbourg profite des soirées d'été dans les zones industrielles de la ville transformées en bar à ciel ouvert. Tom Grimbert / Tom Grimbert
  • Au musée dédié à l'auteure russe Anna Akhmatova, les jeunes russes écrivent des messages sur les murs. Tom Grimbert / Tom Grimbert
  • La libraire «Podpisnyye Izdaniya» est un endroit central de la culture à Saint-Pétersbourg et un lieu où les jeunes russes viennent lire avec un café ou se prendre en photo. Tom Grimbert / Tom Grimbert
  • Valerie Dyatlov, russe d'une trentaine d'années est le co-createur de Çava Disco, une communauté réputée à Saint-Petersbourg pour ces soirées branchés. Portrait ici dans son nouveau projet restaurant/bar Çava Dvor. Tom Grimbert / Tom Grimbert
 
 
 
 
 


16/08/2023
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