«Dépressif, parano, schizophrène…» : l’ex-femme de l’assaillant d’Annecy raconte
  • par Omar Youssef Souleimane, pour Le Point - juin 2023
Depuis la Suède, la compagne de l’assaillant d’Annecy s’est confiée au «Point». Elle dit avoir prévenu les autorités suédoises, françaises et suisses de la fragilité de son mari. En vain.
 
Depuis la Suède, elle dit prier tous les jours pour les victimes de celui qui a été son mari pendant près de dix ans. Juliette (pseudonyme qu'elle a choisi) ne prétend pas comprendre ce qui s'est passé dans la tête d'Abdalmasih Hanoun ce 8 juin, quand il a poignardé des enfants dans un parc d'Annecy. Elle ne dit pas non plus que le sanglant dérapage était inévitable, ou même prévisible. Mais, comme elle l'a expliqué en arabe au Point, elle a vu, à distance, la santé mentale du jeune homme se dégrader dangereusement. Elle a sonné l'alarme.
Pourtant, a posteriori, ses avertissements semblent prophétiques. Sur le moment, les autorités suisses ne les ont pas entendus, et il n'est pas certain qu'ils soient parvenus jusqu'aux autorités françaises compétentes. «Son mail a malheureusement été envoyé à une adresse qui n'existe plus depuis 2019», explique-t-on à l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii).
Selon la même source, «monsieur Hanoun a bien bénéficié d'un examen de vulnérabilité, qui n'a pas permis de déceler un problème psychologique au moment de son enregistrement à Grenoble comme demandeur d'asile». Les efforts de Juliette se sont donc révélés vains. Vivant sous la protection de la police depuis l'attentat, elle parle de la personnalité de son ex-mari et de leur histoire commune.
 
Le Point : Comment vous êtes-vous rencontrés avec Abdalmasih ?
Juliette : C'était dans un monastère en Turquie, où les chrétiens syriens se réfugiaient au début de la guerre. C'était un séjour temporaire. Je me suis retrouvée avec un homme sociable, qui rêvait d'être footballeur. J'étais contente avec lui, mais il avait une personnalité traumatisée, il n'arrêtait pas de me dire qu'il voyait régulièrement dans son sommeil ses amis mourants pendant la guerre.
Quels amis ?
Pendant son service militaire obligatoire, dans la ville d'Al-Hasaka, au nord-est de la Syrie, Daech avait attaqué et liquidé son groupe sous ses yeux. Il a réussi à s'échapper. Ensuite, il a demandé une permission à ses chefs, puis il en a profité pour fuir la Syrie vers la Turquie. Des camardes kurdes l'ont aidé. Ensuite, on est partis en Suède.
«Il se parlait souvent à lui-même, surtout dans la salle de bain, comme s’il était en train de discuter avec quelqu’un.»
Comment y êtes-vous arrivés ?
Il est parti avec des passeurs, par la Grèce, en traversant la mer. Je l'ai suivi dans le cadre d'un regroupement familial, une fois qu'il a obtenu une carte de séjour. C'était en 2014. Il a essayé de se remettre sur pied, de trouver un travail, il faisait semblant de croire que tout allait bien se passer. Il refusait de partager sa douleur avec les autres. Il n'arrivait pas à s'exprimer. Mais je sentais des choses bizarres.
Par exemple ?
Il se parlait souvent à lui-même, surtout dans la salle de bain, comme s'il était en train de discuter avec quelqu'un, sauf que son portable n'était pas avec lui. Je n'étais pas la seule à m'inquiéter ; ses quelques amis syriens réfugiés le constataient aussi : il était paranoïaque, il pensait que le gouvernement suédois organisait des complots contre lui, qu'il le surveillait. Je pense que cela venait de son service militaire en Syrie, où il a passé des mois à se déplacer d'une ville à une autre pour échapper à la mort.
J'essayais tout le temps de lui donner un peu d'espoir, de le soutenir, mais la situation devenait de plus en plus dure. Surtout quand sa demande de nationalité suédoise a été refusée parce qu'il avait servi dans l'armée. Il lui était également interdit d'obtenir la nationalité pendant vingt ans pour la même raison. En fait, il est devenu une autre personne. Pendant des mois, il passait des heures tout seul avec ses écouteurs, allongé, à écouter de la musique. Il a fait appel trois fois via un avocat, mais la nationalité lui a toujours été refusée. Il est alors tombé en dépression. Ce refus a réveillé ses souvenirs de l'armée. Il faisait des cauchemars.
Que s'est-il passé ensuite ?
Il a disparu. Ni moi ni sa famille n'avions de nouvelles.
N'avez-vous pas appelé la police ?
Si. Les policiers ont répondu qu'il était adulte, qu'il était peut-être parti à cause d'un problème entre nous. Je leur ai expliqué qu'il n'était pas dans son état normal, qu'il était déprimé et traumatisé. Ils m'ont expliqué qu'il n'était plus en Suède et qu'ils ne pouvaient rien faire. À ce moment-là, je n'avais plus l'espoir qu'ils pourraient m'aider à retrouver Abdalmasih. Quelques jours après, comme son portable était à mon nom, grâce à la compagnie du téléphone, à laquelle j'avais déclaré que mon portable avait été volé, j'ai réussi à savoir qu'il se trouvait en Suisse.
J'ai appelé l'aéroport de Genève. Ils m'ont confirmé qu'il était en garde à vue car il n'avait pas de papiers. Sa carte de séjour suédoise ne lui permettait pas de sortir des pays de la zone Schengen. Je n'ai pas arrêté de les appeler, je leur parlais en anglais. Je leur ai dit que j'étais sa femme et que ce n'était pas une personne normale. Il avait besoin d'être soigné sur le plan psychologique. Ils ne m'ont pas prise au sérieux.
Peu de temps après, ils m'ont appris qu'Abdalmasih avait été placé dans un camp de réfugiés à Berne. J'ai contacté de nombreuses fois ce camp et leur ai raconté les accès dépressifs de mon ex-mari. Comme personne ne me répondait, j'ai envoyé des mails, un fax, sans obtenir de réponse. Un jour, ils m'ont dit qu'ils l'avaient envoyé dans un autre camp à la frontière avec la France puis qu'il avait disparu, sans me donner plus de détails. J'étais très angoissée et j'avais peur pour lui. Et, en novembre dernier, j'ai réussi à entrer dans sa boîte mail et j'ai vu qu'il avait réservé un billet pour Annecy.
Avez-vous contacté quelqu'un en France pour l'aider ?
J'ai envoyé un mail à L'Office français de l'immigration et de l'intégration d'Annecy (Ofii) pour qu'il s'occupe de lui : je les ai suppliés de le renvoyer en Suède, car il n'était pas dans un état normal, il ne pouvait pas s'occuper de lui-même. Il était en danger car il n'avait pas conscience de ce qu'il faisait. Je leur ai aussi adressé sa carte d'identité et notre livret de famille. Mais je n'ai obtenu aucune réponse. J'ai aussi appelé la préfecture de police : ils m'ont dit que je devais venir et déposer un dossier pour le retrouver. Un jour, il m'a enfin appelé ; j'étais contente, j'ai pleuré.
«Il était plongé dans un monde bizarre que je n’arrivais pas à comprendre.»
Avez-vous continué à vous téléphoner régulièrement ?
J'ai essayé pendant deux mois, sans résultat. Un mois plus tard, il m'a envoyé un mail pour couper tout lien avec moi, il m'a dit qu'il voulait avoir une nouvelle vie en France et obtenir la nationalité française. Il m'a demandé de prendre soin de notre fille. Il était désespéré, il m'a demandé d'arrêter de le contacter. Il n'avait aucune attirance particulière pour la France, mais ça lui convenait parce qu'il avait été placé à proximité des frontières : il n'avait pas d'autre choix.
C'est à ce moment-là que j'ai découvert sa schizophrénie, car, quelques jours après, il m'a téléphoné d'un numéro français et m'a fait une déclaration d'amour. Quand je lui ai demandé la raison pour laquelle il était méchant dans son mail et pourquoi il ne nous contactait pas, il m'a répondu : «Je fais semblant car je suis surveillé par les Français.» Il avait prétendu devant eux qu'il avait un problème avec sa femme en Suède et que personne là-bas ne pouvait l'aider.
Où et comment vivait-il ?
Il habitait dans l'église de la ville, avec un ami prêtre. Il m'a dit qu'il avait un avocat, mais je pense que c'était faux, comme ces histoires de personnes qui le surveillaient depuis qu'il était arrivé en France. Il hallucinait beaucoup. Il m'a dit qu'il avait cherché un travail dans plusieurs restaurants, mais que tout le monde le refusait à cause de la barrière de la langue. À l'époque, on se parlait presque tous les jours.
Et de quoi parliez-vous ?
Il m'appelait le matin pour avoir des nouvelles de notre fille. Il était très attaché à elle, il disait qu'elle lui manquait mais qu'il lui était impossible de venir la voir. Il me parlait de ses tentatives pour trouver un travail. Qu'il attendait la réponse de la préfecture à sa demande d'asile en France. On s'appelait depuis un centre commercial, car c'était le seul lieu où il trouvait du wi-fi.
Racontez-nous la dernière fois où vous vous êtes parlé par téléphone
C'était il y a quatre mois, j'ai essayé de lui donner un peu de courage, de lui dire qu'il allait réussir. Il m'a tenu des propos sans aucun sens. Il avait les cheveux longs, le visage très fatigué, stressé. Il m'a dit qu'il passait ses journées dehors et rentrait à l'église le soir pour y dormir. Je lui ai proposé de venir en Suède, je lui ai dit que ce serait mieux, plutôt que de perdre son temps en France. D'un seul coup, il est devenu très nerveux. Il a très vite raccroché. Puis il m'a bloquée et il ne m'a envoyé aucun mot ensuite.
Comment expliquer le fait qu'il a répété le nom de Jésus en attaquant les enfants ?
Je pense qu'à cause de sa schizophrénie il avait commencé à se fabriquer certaines croyances qui n'existent pas. Il avait des idées très contradictoires : il me disait qu'il voulait obtenir l'asile en France pour vivre en Suède et le jour même il disait vouloir aller au Canada. Il était plongé dans un monde bizarre que je n'arrivais pas à comprendre.
Que voulez-vous dire à Abdalmassih ?
«Pourquoi ? Ce n'est pas toi, c'est impossible.» Je ne sais pas, en m'adressant à lui, à qui je parle vraiment. Je crois que la personne que je connaissais n'existe plus.
Et aux familles des enfants attaqués ?
Tout ce que je regrette, c'est de ne pas avoir pu arrêter Abdalmasih. Je prie pour eux tous les jours. Je sais que ce qu'ils ont vécu était horrible, mais j'espère qu'ils vont s'en sortir. Je souhaite que cela ne se répète nulle part ailleurs.�
  • Illustration : Le 8 juin dernier, quatre enfants étaient blessés dans un parc d'Annecy. © OLIVIER CHASSIGNOLE / AFP
Peut être une image de 7 personnes, personnes jouant au golf, parc et pique-nique