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Réforme des retraites: bloquer le pays est désormais impossible

En cette période de mouvement social, les événements de décembre 1995 se rappellent au souvenir de la société française. Mais si la colère de 2023 est plus forte, les conditions de la mobilisation semblent bien différentes.

À Paris, la place d'Italie noire de monde à l'occasion de la manifestation du 31 janvier 2023 contre la réforme des retraites. | Alain Jocard / AFP
À Paris, la place d'Italie  à l'occasion de la manifestation du 31 janvier 2023 contre la réforme des retraites. | Alain Jocard / AFP

Plusieurs différences importantes relativisent la comparaison souvent faite entre le mouvement social de ce début 2023 et celui de décembre 1995, dont il faut rappeler les raisons et les éléments centraux du déroulement. Il ne s'agit pas de discuter l'ampleur du mécontentement, mais d'en cerner les profondes différences, liées à l'évolution de notre société, de notre économie, de ses modes d'organisation dans ses services publics.

 

Décembre 1995 doit être resitué dans son époque. Douze ans après le tournant de 1983, trois ans après le référendum sur Maastricht, c'est Jacques Chirac qui a remporté la présidentielle du 7 mai. Il a vaincu l'autre candidat de droite, Édouard Balladur, ainsi que Lionel Jospin, candidat d'un PS laminé aux précédentes législatives de mars 1993. Le socialiste s'est incliné au second tour avec 47% des suffrages, après une très valable campagne.

Élu sur une campagne de promesse de lutte contre la «fracture sociale», Chirac change de cap lors d'une intervention télévisée le 26 octobre 1995, dans un contexte de tensions sociales croissantes. Le 15 novembre, passant outre le contexte social, Alain Juppé annonce le plan qui portera son nom et qui s'inscrit dans le cadre d'une réduction des déficits, en prévision notamment de l'avènement de la monnaie unique européenne et du respect des critères de Maastricht.

«Droit dans ses bottes»

Quelques années après la chute du «socialisme réel», l'extrême gauche, encore rompue aux débats idéologiques et stratégiques, mise, pour la LCR en tout cas, sur les mouvements sociaux qu'elle investit, accompagne ou dont elle se fait l'estafette auprès d'autres forces politiques et sociales.

Au sein des syndicats, si la CGT et FO sont unanimes, la CFDT connaît des turbulences et des réalignements violents.

On ne bloque plus la France aussi facilement qu'auparavant.

Enfin, les intellectuels se divisent assez durablement. Deux pétitions circulent, et deux familles intellectuelles de gauche émergent. Pierre Bourdieu va parler aux cheminots gare de Lyon. Le mouvement est massivement suivi et, plusieurs semaines durant, Paris et d'autres métropoles vivent sans transports. L'Île-de-France se remet à la marche à pied. Le 15 décembre, seul demeure le volet sur la Sécurité sociale du plan Juppé: le reste est retiré.

 

Alain Juppé veut rester «droit dans [s]es bottes». Au sein de la majorité, néanmoins, Philippe Séguin se rend à la rencontre des grévistes à Épinal le 2 décembre. Il est intéressant de constater alors que les fermetures de petites lignes suscitent autant de défiance que les velléités, alors non effectives, de démantèlement des régimes spéciaux.

Vingt-cinq ans de mutations

En un quart de siècle, la société française a changé; mieux, elle a muté. Il y a une quinzaine d'années, peu nombreux étaient ceux qui expliquaient que l'évolution de la géographie sociale du pays, en lien avec l'entrée de notre pays dans la concurrence globalisée, ferait muter représentations et nombre de faits sociaux. Des ouvriers massivement «expulsés» des cœurs de métropoles aux professions diplômées concentrées dans celles-ci, en passant par les départements «backstage» du cœur des grandes villes (la Seine-et-Marne par exemple), c'est l'imaginaire du pays qui a muté et, par incidence, la carte électorale.

Ce débat a amené une légitime «querelle des géographes» entre des mandarins de la discipline et les lecteurs des premiers travaux d'un géographe outsider, Christophe Guilluy, suspecté d'arrière-pensées inavouables. Débats légitimes ou querelles byzantines ont fait oublier qu'avant tout, c'était non pas la fin du monde mais, assurément, la fin d'un mondeDésindustrialisation, fragmentation du territoire… On ne bloque plus la France aussi facilement qu'auparavant.

Le télétravail a remédié définitivement à la grève générale.

Au cœur du mouvement d'opposition à la loi Travail, Nuit debout a eu des temps prometteurs, mais a constamment oscillé entre devenir un point d'irradiation et s'enfermer dans la place de la République (nasse policière, mais aussi nasse sociologique). À l'époque déjà (en 2016), on voulait «tout bloquer», mais à partir d'une géographie réduite, d'une sociologie qui l'était également et sans stratégie acceptée par l'ensemble des participants. Non sans effets, le mouvement nourrit le vote pour la gauche radicale l'année suivante, mais sans «révolution citoyenne».

Qui s'en aperçoit?

Pour les Franciliens qui prennent les trains de banlieue et le RER, la volonté de «tout bloquer» sera exaucée d'elle-même: tout le monde a déjà le sentiment que les transports de la région fonctionnent de moins en moins bien.

Les mutations dans l'organisation des services publics et la précarisation accrue qui les concerne ont émoussé les dynamiques syndicales.

Le télétravail, hâtivement accueilli par certains syndicalistes comme une conquête sociale, se retourne assez mécaniquement contre la volonté de «blocage». Loué dans de nombreux médias pendant les mois de Covid, il a incontestablement un effet «briseur de grèves». Les métropoles concentrent des actifs de plus en plus souvent susceptibles de télétravailler.

Le rêve d'un Podemos à la française s'est fait chimère.

Les journées de grève sont anticipées, le télétravail est adopté, le présentiel laisse la place au distanciel et, finalement, tout le monde est au travail à l'heure. Sans compter que la grève en distanciel a un effet sur le porte-monnaie, mais aucun effet symbolique dans le collectif de travail.

Cela parachève le rêve de l'ancien président Sarkozy, qui claironnait: «Désormais, en France, quand il y a une grève, personne ne s'en aperçoit.» Vouloir bloquer l'économie en ayant contribué à achever le processus de fragmentations et d'individualisation –aux contours de relégation domestique– du travail, qui suffit en soi à désamorcer toute menace de blocage, révèle un goût du paradoxe prononcé. Le télétravail a remédié définitivement à la grève générale.

 

Loin des marées espagnoles

Les cortèges sont aussi calmes qu'est farouche l'opposition aux réformes Macron-Borne; un paradoxe dû à une heureuse reprise en main des formes de la contestation sociale dans les métropoles comme dans les villes moyennes. L'effacement du militantisme partisan de gauche est contrebalancé par une floraison de drapeaux syndicaux un peu partout et de nouvelles adhésions. Il reste à savoir si les syndicats, qui sont de vieilles maisons parfois bureaucratisées, s'ouvriront véritablement à ces nouveaux venus et continueront à le faire auprès d'autres salariés. Toujours est-il que cette vague d'adhésions dans les syndicats les oblige.

Enfin, compte tenu de la crise sociale matérielle vécue par nombre de Français, «tout bloquer» n'est pas possible, parce qu'il faut bien gagner sa vie. Dans nos centres-villes, les rideaux seront baissés bien malgré les salariés. Beaucoup de citoyens, salariés ou non, chômeurs ou non voudraient que le pays fonctionne (bien): c'est de cette attente que part le mouvement social…

Ni nos villes, ni l'économie ne seront plus bloquées.

Le problème récurrent que révèle une fois de plus le mouvement social demeure la dialectique du mouvement d'en haut et du mouvement d'en bas. Sans préjuger du potentiel d'extension du domaine de la lutte sociale, ses représentants politiques putatifs sont animés par un ardent complexe obsidional. Le rêve d'un Podemos à la française s'est fait chimère –et l'auteur de ces lignes en prend sa part de responsabilité– parce que la géographie commande: les marées espagnoles n'avaient aucune chance de se reproduire chez nous.

 

Il y a donc une forme de verbalisme un tantinet désespéré dans la volonté fanfaronne de «tout bloquer». Cet objectif de tout paralyser pendant une journée se soldera peut-être par une grève très suivie dans les transports ou quelques secteurs, des actions symboliques de débrayages d'une heure ou deux, mais ni nos villes, ni l'économie ne seront plus bloquées. Cet épuisement de l'imagination de la théorie et de la stratégie politiques des gauches ne règle pas un point fondamental: comment se traduirait alors la défiance et la colère des Français?

 



07/03/2023
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