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Monique Canto-Sperber : "Contre les inégalités à l'école, vive l'autonomie scolaire !" 

La philosophe publie un plaidoyer pour la transformation des écoles publiques volontaires en établissements autonomes. Emmanuel Macron l'a entendue, en partie...

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Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS et ancienne directrice de l'Ecole normale supérieure.

Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS et ancienne directrice de l'Ecole normale supérieure.

© samuel kirszenbaum

 

C'est à la question d'une possible version française de cette autonomie que s'attelle Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS et ancienne directrice de l'Ecole normale supérieure, dans un ouvrage documenté, Une école qui peut mieux faire (Albin Michel), qui scrute les exemples étrangers tout en répondant avec minutie aux arguments hostiles à la liberté scolaire. Alors que la centralisation excessive de l'éducation nationale française peine aujourd'hui à produire des résultats satisfaisants, il est temps de tenter une autre voie, plaide la philosophe, fidèle au libéralisme de gauche qui l'anime. Emmanuel Macron semble l'avoir entendue, en partie. Après son déplacement en juin à Marseille, le président a réaffirmé jeudi 25 août, devant les recteurs d'académie réunis à la Sorbonne, son engagement pour une plus grande autonomie des établissements scolaires, ce qu'il a qualifié de "révolution copernicienne"... 

 

L'Express : Vous défendez l'autonomie scolaire au sein du système public. Pourquoi cette bataille plutôt qu'une autre - la focalisation sur les matières fondamentales, l'augmentation du nombre d'heures de cours, ou le salaire des enseignants ?  

Monique Canto-SperberParce que toutes les mesures que vous citez - hormis les salaires des enseignants, qu'il faudrait vraiment augmenter, car ils sont dans la moyenne basse de l'OCDE - devraient pouvoir être prises à l'échelle d'un établissement dans le modèle que je conçois. Léon Bourgeois, quand il était ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts de 1890 à 1892, puis à partir de 1898, avait refusé, au moment de la révision à la baisse du nombre d'heures au lycée, d'imposer une mesure uniforme, et demandé aux enseignants de chaque établissement dans quelles matières il était judicieux selon eux de réduire les heures. Une telle façon de faire serait difficile à défendre aujourd'hui vu l'organisation actuelle du lycée, mais dans les écoles et au collège le nombre d'élèves par classe, le regroupement d'élèves de niveaux différents pour certains apprentissages, les heures supplémentaires pour certaines matières, l'ordre des matières enseignées, ou encore la formation continue et l'échange de bonnes pratiques entre enseignants, tout cela peut découler de l'autonomie.  

C'est le principe fondateur : il faut des décisions adaptées au terrain et justifiées en raison des objectifs qu'une école s'est fixés. Je parle d'objectifs car ma vision de l'autonomie suppose un contrat d'objectifs et de gestion conclu entre les autorités publiques et les responsables de l'établissement scolaire, beaucoup plus ambitieux que ne l'est l'actuel projet d'établissement : la responsabilité des acteurs suppose que l'Etat assume son rôle de contrôle.  

Vous faites un détour par l'Histoire : vous expliquez que, contrairement à ce qu'on pourrait penser, l'autonomie n'est pas une idée nouvelle puisqu'elle était défendue par les républicains fondateurs de l'instruction publique. Que s'est-il passé pour que le concept tombe aux oubliettes ?  

 

Une explication évidente est la multiplication spectaculaire du nombre d'élèves, qui a amené certains à parler de "massification scolaire", à partir des années 1960. Mais tout n'était pas écrit. Un colloque résultant d'une initiative d'enseignants s'est tenu à Amiens en mars 1968, clôturé par le ministre de l'Education nationale de l'époque Alain Peyrefitte : les enseignants y estimaient que pour faire face à la massification, il fallait beaucoup de réactivité et d'adaptation locale. C'est l'option opposée qui a été prise : plus d'uniformité et de contrôle. Alors même qu'à ce moment, on réfléchit aux bienfaits de l'autonomie, à gauche avec la deuxième gauche, autour de la CFDT, et à droite avec les libéraux. Les idées étaient là, et la réalité semblait les rendre nécessaires aux yeux des praticiens, mais étrangement un autre choix a été fait. Une raison possible est que lâcher du lest nécessite plus d'efforts que tout contrôler de manière uniforme. Or l'Etat français est assez bien rodé pour la seconde méthode tout en n'ayant guère de pratique de la première. Une explication complémentaire est que la centralisation répondait à une habitude de gestion des situations de crise prise à la suite des deux guerres mondiales, la massification étant elle aussi une sorte de "crise".  

"Il ne faut pas imiter naïvement les exemples étrangers"

Le terme d'autonomie est pourtant apparu dans de premiers textes de lois dans les années 2000. 

Le terme était dans l'air du temps car il était difficile d'ignorer que, depuis le début des années 1990, la Suède avait pris le parti de l'autonomie scolaire - avec des résultats mitigés, certes -, suivie par les Etats-Unis. Quand, en France, la nécessité de faire évoluer les règles du jeu s'est imposée, les premiers textes de loi préconisant plus d'autonomie et d'expérimentation ont paru, ces notions étant reprises à l'identique à quelques années d'écart. A chaque fois, la recommandation restait lettre morte car jamais réellement assumée.  

 

Suède et Etats-Unis dont vous analysez la politique d'autonomie scolaire, ainsi que celle du Royaume-Uni dès 2010. Qu'en retenez-vous ? 

 

Ces exemples permettent d'identifier les conditions de réussite et d'échec d'une telle réforme. On constate notamment l'importance du contexte culturel et éducatif, en particulier le rôle dévolu à la société, à la famille et aux communautés locales et religieuses dans l'éducation. Si les charter schools ont relativement bien marché aux Etats-Unis et les free schools en Angleterre, c'est parce qu'il y existait déjà une tradition de diversité scolaire. L'échec de la Suède est aussi lié au fait qu'il n'y avait quasiment pas d'écoles privées avant la réforme, donc pas d'habitude ou d'apprentissage de cette diversité : le pays est passé du système le plus étatisé qui soit à un système communal, et deux ans plus tard à l'introduction d'établissements que pouvaient gérer des fonds de pension sur appels à projets ! C'était extrême et sans précaution. 

 

 

Aujourd'hui, les autorités suédoises contrôlent mieux les acteurs du secteur lucratif mais ceux-ci sont toujours autorisés. Aux Etats-Unis, les charter schools, qui peuvent être gérées par des organisations à but non lucratif, ont été dans l'ensemble efficaces pour faire réussir des enfants issus de minorités défavorisées et attachées à l'éducation, au contraire des milieux petits blancs, où l'intérêt pour ces écoles est limité. Au Royaume-Uni, depuis l'introduction des free schools, qui peuvent être gérées par des parents, des enseignants ou des fondations, les écoles publiques à Londres ont parfois de très bons résultats par rapport aux écoles privées : c'est le résultat d'une saine émulation qui a obligé l'école publique à proposer des programmes attrayants pour les élèves. Ces expériences montrent qu'il ne faut pas imiter naïvement les exemples étrangers mais plutôt reproduire ce qui a fonctionné, de façon expérimentale, tout en ralliant les enseignants volontaires. 

 

"Un modèle 100 % public et laïque"

Au vu de ces expériences, la France est-elle un terreau fertile pour l'autonomie ?  

 

La France a deux handicaps majeurs. D'abord elle tend à considérer que l'école ne doit dépendre que de l'Etat et que la société civile n'a pas à y contribuer. On constate aussi une assez grande méfiance à l'égard des choix parentaux en matière scolaire, souvent vus comme une forme de favoritisme. Ce qui n'est pas le cas ailleurs, où il va de soi que la famille doit transmettre des valeurs et des connaissances. Dans une certaine mesure, cette méfiance peut se comprendre, mais il faut être aussi réaliste : après l'école, les enfants sont aussi instruits et éduqués par leur famille ! 

 

Ensuite, si en France l'enseignement privé est une réalité importante, il est souvent sous contrat avec l'Etat. Dans les autres traditions nationales, il y a une grande pluralité de modèles d'éducation réputés et appréciés, y compris au sein même des écoles publiques. En France, nous ne sommes pas habitués à la pluralité scolaire et aux objectifs qu'elle poursuit : créer une liberté de choix pour les parents et une incitation à l'émulation entre les établissements. Il n'y a rien de délictueux là-dedans, mais la France tend à y voir des ambitions un peu déviantes.  

 

Quel est votre modèle d'école autonome idéal pour la France ? 

 

Des enseignants et responsables d'établissement bien formés avec de meilleures conditions de vie et de travail, une valorisation de leur métier, un esprit de collégialité, un engagement sur un contrat d'objectifs avec des indicateurs, la possibilité de trouver en l'Etat un interlocuteur non intrusif mais bienveillant qui assure son rôle de contrôle, une communauté de parents et d'élèves qui donne son agrément à ce contrat. C'est un modèle 100 % public et laïque : contrairement aux trois autres modèles étrangers étudiés dans le livre et conformément à notre culture, ni une organisation à but lucratif, ni une fondation à but non lucratif ne seraient habilitées à gérer ce type d'école.

 

Cependant, l'école est libre de nouer des partenariats avec des associations pour des projets spécifiques. Par ailleurs, les écoles autonomes ne seraient pas "nouvelles" mais résulteraient de la transformation d'une école existante. Je précise que l'autonomie ne se réduit pas à l'autonomie du directeur d'établissement mais inclut celle des enseignants, qui sont associés dès le départ à l'élaboration du projet. Ces enseignants, par ailleurs, devraient être recrutés suite à une candidature qui traduirait leur adhésion au projet. 

 

A vous lire, l'idée d'autonomie scolaire a une riche histoire à gauche. Comment expliquez-vous que celle-ci se soit éloignée de cette ambition ?  

 

L'autonomie scolaire est en partie venue de mouvements d'extrême gauche ou libertaires. Je pense à Ivan Ilitch ou à Gabriel Cohn-Bendit, et j'ai cité le colloque d'Amiens de 1968, plutôt à gauche. Même si l'autonomie se retrouve aujourd'hui plutôt défendue par le centre et la droite - on l'a vu avec la réforme d'autonomie des universités -, elle n'est pas, à la racine, une idée de droite : elle vise d'abord à mettre en valeur les enseignants et non les seuls chefs d'établissement comme c'est parfois le cas. Depuis les années 1970, la méfiance à l'égard de la société civile s'est accentuée à gauche. Comme je l'ai montré dans Les Règles de la liberté (2003), où je décrivais le "socialisme libéral" en reprenant l'expression de Carlo Rosselli, et dans Le Socialisme libéral (avec Nadia Urbinati, 2003), une anthologie sur l'histoire de la pensée libérale de gauche aux Etats-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, en France et en Italie, la tradition libérale est pourtant présente dès l'origine dans la pensée de gauche, par exemple chez les chez les néokantiens, Renouvier en particulier (fin du XIXe siècle), les libéraux républicains, André Philip, la CFDT dans les années 70, jusqu'à la deuxième gauche de Rocard. Daniel Cohn-Bendit a repris ce libéralisme mais en le rattachant à la pensée écologiste. 

 

 

Au coeur du libéralisme de gauche, on trouve la volonté de laisser les acteurs sociaux organiser leurs propres institutions, l'Etat conservant un rôle fort pour les missions régaliennes. Le but est de donner des atouts aux personnes plutôt que de les assister. On voit même des esquisses de réflexion sur le revenu universel. La plupart des idées de la gauche qui se sont avérées pérennes sont d'inspiration libérale, Rocard a été l'un des derniers représentants de ce courant. Après l'échec de 2002, je pensais qu'il était possible de renouveler la pensée de gauche de cette façon. Ce ne fut pas le cas, contrairement à ce qui s'est fait au sein du parti démocrate italien, au New Labour, au SPD, ou dans la gauche suisse et belge. 

 

"Une forme de fatalisme s'installe dans notre modèle centralisé"

Une critique immédiate que l'on pourrait faire à l'idée d'autonomie scolaire est le risque d'inégalité de traitement des élèves. 

En France, les inégalités existent déjà aujourd'hui, bien lisibles dans tous les classements internationaux. Elles sont scandaleuses. Tout le monde sait qu'on ne réussit pas de la même façon dans une école de la banlieue de Tulle ou du Ve arrondissement de Paris. 25 % des enfants seraient mal partis pour la réussite scolaire en raison de leurs origines socio-économiques dès leur entrée au collège, vers 10-12 ans. Avec l'autonomie, il ne s'agit pas de proposer une solution de rechange à un modèle qui fonctionnerait parfaitement et serait réellement égalitaire ; au contraire, il s'agit de remédier à des inégalités majeures. Est-ce que cela pourrait créer encore plus d'inégalités ? Rien ne conduit à le penser, au contraire.  

 

Ce qui fait la valeur de l'éducation publique républicaine, c'est l'ambition que tous les enfants, quelle que soit leur origine, atteignent des objectifs élevés de formation scolaire. Les contextes socioculturels étant différents, la formation antérieure des enfants l'est donc aussi. C'est pourquoi les moyens éducatifs doivent être adaptés à ce contexte, pour maximiser les chances d'atteindre ces objectifs. L'uniformité n'a jamais été une garantie d'égalité. L'Etat doit garantir l'uniformité des objectifs mais il n'a pas été démontré que les mêmes méthodes appliquées partout permettaient d'atteindre les mêmes résultats. Léon Bourgeois déjà développait cet argument ! 

 

N'est-ce pas en partie le but des réseaux d'éducation prioritaire (REP) ?  

 

Le programme Eclair (écoles, collèges et lycées pour l'ambition, l'innovation et la réussite), qu'ont en partie remplacé les REP, en est un bon exemple, mais il ne s'est pas donné tous les moyens de réussir : il n'y a pas de contrat, seulement un projet d'établissement, et pas vraiment de valorisation de l'autonomie. On a voulu faire d'Eclair une sorte d'incubateur mais en choisissant les terrains les plus difficiles, ce qui n'est pas une stratégie aisée. 

 

Aujourd'hui, les parents et enseignants sont-ils favorables à l'autonomie scolaire ?  

 

De nos jours, dans notre modèle centralisé, une forme de fatalisme s'installe : il existe une part d'échec scolaire qu'on ne pourra pas réduire. Alors on ferme les yeux et on détourne le regard. Dans le cadre de l'autonomie, les établissements devraient établir des projets qui viseraient la réussite des élèves tout en assurant le contrôle de l'Etat. Cela ne pourrait que rassurer les parents. Quant aux enseignants, tout dépendra de la façon dont on présentera la réforme. Si l'on se contente de l'annoncer comme l'introduction d'un "patron" à l'école pour "mettre les profs au travail", comme le font certains, l'échec est garanti.  

 

"Moins de 300 élèves ont pris la spécialité Langues et cultures de l'Antiquité au bac..."
 

Certains enseignants, aujourd'hui, regrettent que les parents s'immiscent trop dans leurs choix pédagogiques. Les écoles autonomes ne risquent-elles pas d'accroître ce phénomène ?  

 

L'Etat ne peut pas être le seul à éduquer les enfants, et les parents jouent un rôle prépondérant, mais en matière de pédagogie, ce sont, sauf manquements avérés, les enseignants qui décident. Cela dit, le dialogue est nécessaire. Dans le modèle que je préconise, les parents devraient eux aussi signer le contrat de l'établissement, ce qui montrerait leur adhésion aux objectifs poursuivis. 

 

Les défenseurs de l'école publique telle qu'elle existe pourraient accuser l'autonomie de contourner l'échec du système au lieu de le réformer de l'intérieur, par exemple en accroissant les exigences envers les élèves. 

Je ne demande pas mieux que de rehausser les exigences ! Mais l'autonomie me semble aujourd'hui le seul moyen pour y parvenir. De quel type d'exigences parle-t-on ? Décider de recommencer à enseigner Cicéron en sixième ? Rétablir l'enseignement chronologique de l'histoire ? Si un établissement autonome juge cela justifié, il pourrait le faire ! Regardez le niveau d'orthographe des enfants : une école autonome pourrait décider qu'aucun enfant n'entre en quatrième ou troisième sans être capable d'écrire correctement, quitte à prévoir des sessions de rattrapage pour les enfants qui en ont besoin. Ou encore, il existe des groupes d'écoles aux Etats-Unis où latin et grec sont obligatoires, avec un niveau d'exigence élevé. Vous savez combien d'élèves ont pris la spécialité Langues et cultures de l'Antiquité au baccalauréat en 2022 ? Moins de 300 sur environ 600 000 candidats !  

 

Pensez-vous que ce livre trouvera un écho au sommet de l'Etat ou chez les enseignants ?  

 

J'espère d'abord qu'il sera lu par ceux qui s'opposent à l'autonomie, et qu'il les convaincra un peu, ou les amènera à pouvoir discuter sereinement de ses avantages et inconvénients. Ensuite, la période me paraît plutôt favorable : le président en a parlé à Marseille quand il a présenté avec le ministre de l'Education nationale les "écoles du futur", où les enseignants peuvent proposer des heures d'enseignements innovants et les directeurs donner leur avis sur le recrutement des enseignants. Il en a reparlé à la Sorbonne. Certes, on est loin de l'engagement contractuel que je préconise. L'avenir nous dira si l'on continuera de mentionner l'autonomie à titre décoratif comme cela a souvent été le cas jusqu'à présent, sans engagement ni vrais moyens. Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas une réforme qu'on peut lancer sans soutien financier.



29/08/2022
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