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Ukraine: le nucléaire pris en otage

Les combats autour de la centrale de Zaporijjia suscitent une forte inquiétude dans le monde, alors que les Américains remplacent les Russes dans l’industrie nucléaire de l’Ukraine. La récente connexion du réseau électrique vers l’Europe est menacée

Kak Poutine nucléaire 23/08/2022 Merchet
Kak
Les faits - 

Ce mercredi 24 août marque à la fois le 31e anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine, en 1991, et les six premiers mois de l’invasion russe de 2022. Vue d’Ukraine, la guerre a toutefois commencé en 2014, avec l’annexion de la Crimée et la sécession d’une partie du Donbass. Sur le terrain militaire, le front est globalement stable depuis début juillet et le conflit semble s’installer dans une guerre d’usure. La Russie manque de troupes et l’Ukraine de munitions, fournies par les Occidentaux. L’Ukraine, qui frappe désormais en Crimée, espère reconquérir les territoires perdus, en priorité au Sud. C’est dans cette région que se situe la centrale nucléaire de Zaporijjia, objet de toutes les craintes.

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En Ukraine, la plus grande centrale nucléaire d’Eur

 

 

 

 

En Ukraine, la plus grande centrale nucléaire d’Europe est prise en otage par la Russie. Dans l’histoire des guerres, c’est une situation aussi nouvelle que dangereuse. « C’est la première fois que cela se produit », reconnaît Michaël Mangeon, historien français du nucléaire. Mais au-delà du risque de catastrophe à l'échelle du continent – dont l’accident de Tchernobyl, autre centrale ukrainienne, en 1986, donne la mesure –, le sort de Zaporijjia est directement lié à l’indépendance de l’Ukraine et à son ancrage à l’Ouest. L’enjeu est tel qu’il préoccupe les principaux dirigeants de la planète, mais dans une absence de transparence qui renforce les inquiétudes des opinions publiques.

Vendredi 19 août, le président Macron a téléphoné à Vladimir Poutine – ce qu’il n’avait pas fait depuis le 28 mai : « Un appel justifié par la nécessité de préserver la sécurité nucléaire au bénéfice de tous », selon l’Elysée, où l’on répète que le président de la République tient son homologue russe « pour responsable de la situation actuelle et des risques qui y sont liés, c’est-à-dire une situation de combat à proximité de la centrale et le risque de voir l’usine électrique reconnectée au réseau russe ». Ce dernier élément, moins spectaculaire, n’en reste pas moins essentiel.

 

Lors de cet entretien, le président russe a accepté le principe d’une inspection de la centrale par l’Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Celle-ci pourrait avoir lieu prochainement, mais aucune date n’est fixée. L’un des points de désaccord entre Kiev et Moscou portait sur l’itinéraire des inspecteurs de l’AIEA pour se rendre à Zaporijjia, Kiev exigeant qu’ils passent par son territoire et non par les zones sous contrôle russe.

Nouveau Tchernobyl. La veille, jeudi 18 août, lors de leur rencontre avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky, le président turc Erdogan et le secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres avaient déjà insisté sur le danger d’un « nouveau Tchernobyl ». Dimanche 21 août, Joe Biden, Boris Johnson, Olaf Scholz et Emmanuel Macron se sont entretenus du sujet par téléphone, avant que la Russie ne demande une réunion, mardi, du Conseil de sécurité des Nations Unies.

 

Que se passe-t-il à Zaporijjia ? Il n’est pas simple de le savoir avec certitude, au milieu du brouillard de la guerre et faute de sources indépendantes, Kiev et Moscou s’accusant réciproquement de préparer des « provocations ».

On sait que les troupes russes y sont arrivées le 4 mars, au neuvième jour de l’invasion, et que des combats ont eu lieu à proximité de la centrale. Un bâtiment administratif avait alors été touché, mais l’incendie vite maîtrisé. Cet événement, concomitant avec des déclarations du président russe sur les armes nucléaires, avait alors suscité une émotion considérable en Europe. Depuis lors, la centrale continue de fonctionner avec son personnel ukrainien, mais elle est occupée par l’armée russe.

 

Pour comprendre la situation, il est nécessaire de se représenter les lieux. Zaporijjia Nuclear Power Plant (ZNPP, ou ZAEC en ukrainien) est un vaste complexe industriel, long de près de dix kilomètres et large de trois, le long du Dniepr, à une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau au sud-ouest de la ville de Zaporijjia. La centrale est implantée à Enerhodar, une ville industrielle « soviétique ». Les six réacteurs nucléaires, alignés au bord du fleuve sous leur dôme de béton, n’occupent qu’une faible part de la superficie des installations. L’armée russe s’y est installée, avec environ 500 soldats, et des vidéos ont prouvé la présence de matériels militaires au sein du complexe industriel, comme l’a révélé le Wall Street Journal.

Les Ukrainiens accusent les Russes de procéder à des tirs d’artillerie depuis ZNPP. La Russie utiliserait ainsi la centrale comme un bouclier, afin de dissuader l’ennemi de se répliquer pour ne pas provoquer un accident nucléaire. C’est un grand classique de beaucoup de guerres : installer des moyens militaires dans un hôpital, une école, un marché, pour accuser ensuite l’ennemi de crimes de guerre. C’est la première fois qu’une centrale nucléaire est utilisée dans ce but. Le 19 juillet, l’armée ukrainienne a procédé à une attaque avec des petits drones kamikazes « à proximité » de ZNPP, tuant trois soldats russes et détruisant des équipements.

 

Réacteurs. Jusqu'à présent, aucune installation sensible de la centrale n’a été touchée et deux de ses réacteurs fonctionnent, les autres étant à l’arrêt, mais sous la surveillance du personnel. Le week-end dernier, les autorités russes ont demandé aux employés ukrainiens de ne pas reprendre le travail, sans que l’on comprenne bien la portée de cette annonce. Même à l’arrêt, une centrale nucléaire nécessite la présence permanente de personnel pour des raisons de sécurité.

Au regard du droit international, la Convention de Genève (Protocole II) interdit les attaques contre des sites nucléaires : « Les ouvrages ou installations contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales électriques nucléaires, ne doivent pas faire l’objet d’une attaque, même si ces biens sont des objectifs militaires, si cette attaque peut provoquer la libération de forces dangereuses et entraîner des pertes graves pour la population civile.» La Russie et l’Ukraine ont ratifié ce texte de 1977.

 

Toutefois, dans un récent article, le spécialiste de la sécurité nucléaire George M. Moore reconnaîtque « la question de savoir qui demanderait des comptes à la Russie en cas de violation de ces normes n’est pas résolue » et pointe le fait qu’il n’existe « aucun traité qui aborde spécifiquement » la protection des installations nucléaires. A deux reprises, Israël a détruit des sites nucléaires, qui n'étaient pas encore en activité : Osirak (Irak) en 1981 et Deir-ez-Zor (Syrie) en 2007. En 1991, les Etats-Unis avaient attaqué deux petits réacteurs de recherche, près de Bagdad (Irak), rappelle George M. Moore.

Au-delà des questions de sécurité nucléaire, l’indépendance énergétique de l’Ukraine se joue à Zaporijjia. « Les Ukrainiens craignent vraiment d'être débranchés », assure Arnaud Dubien, de l’Observatoire franco-russe. « Zaporijjia est un but central de la guerre de Poutine, car il souhaite mettre un frein à la souveraineté énergétique de l’Ukraine », ajoute Marc Endeweld, auteur du récent Guerres cachées, les dessous du conflit russo-ukrainien (Seuil), un ouvrage remarquablement documenté. Avec ses six réacteurs de 1000 mégawatts, Zaporijjia fournit plus de 20 % de l'électricité du pays.

Tutelle russe. Les réacteurs de Zaporijjia sont des VVER de conception russe (Rosatom), comparables aux réacteurs à eau pressurisée, qui équipent par exemple les centrales françaises. Depuis 2014, Kiev cherche néanmoins à se libérer de la tutelle russe. D’abord en faisant appel au concurrent de Rosatom, l’américain Westinghouse. Une partie du combustible utilisé par l’Ukraine est désormais fournie par l’entreprise américaine, qui est parvenue à produire des « assemblages compatibles » avec la technologie russe. A terme, tout le combustible proviendra de Westinghouse. Cette situation provoque la colère de Rosatom et du Kremlin : le nucléaire civil est l’un des rares secteurs industriels dans lequel la Russie joue en première division. Elle est le premier exportateur mondial, avec une quarantaine de projets, rappelle Marc Endeweld. Le nucléaire civil ne fait pas partie des sanctions internationales visant la Russie : à bas bruit, la coopération se poursuit donc, y compris avec la France, acteur important de la filière.

 

 

En septembre 2021, l’entreprise ukrainienne Energoatom a signé un contrat, confirmé en juillet dernier, pour l’acquisition de deux réacteurs Westinghouse (AP1000) pour la centrale de Khmelnystskyi, au nord-ouest. EDF était sur les rangs avec son EPR. L’entreprise américaine fournira au total 9 nouveaux réacteurs à l’Ukraine. « C’est aussi une guerre économique, alors que la géopolitique fait son grand retour dans le nucléaire civil », explique Marc Endeweld.

 

Enfin, le réseau électrique ukrainien, dont la centrale de Zaporijjia, a été couplé au réseau électrique européen, à la mi-mars 2022. Un premier test avait eu lieu le 24 février, le jour même de l’invasion. Cette « synchronisation des réseaux » est une opération complexe, à laquelle les spécialistes français et polonais ont contribué. Il faut soigneusement homogénéiser le courant alternatif, sous peine de provoquer des courts-circuits et des délestages. Electriquement, l’Ukraine fait donc désormais partie de l’Europe – et plus du réseau russe. La déconnexion de Zaporijjia, puis sa reconnexion au réseau russe, par exemple pour alimenter la Crimée, sont donc un enjeu géopolitique majeur. C’est aussi cela qui se joue autour de ZNPP.



24/08/2022
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