2171- A propos de Dougine et des liens du Kremlin avec l'extrême droite européenne 4 posts

Cécile Vaissié (partage FB)
Juste un petit mot, en vitesse. Certains découvrent Douguine et les termes de "fasciste" volent à qui mieux mieux, ce qui n'est pas faux, mais est un peu limité. Les choses sont, en effet, un peu plus complexes que cela. Je me permets de copier ici une recension que j'avais publiée en 2016 d'un ouvrage paru en 2015, dirigé par Marlène Laruelle (malgré mes réserves sur certains de ses travaux récents).
 
J'avais trouvé cet ouvrage collectif remarquablement intéressant justement parce qu'il apportait de la complexité, des regards extérieurs et des informations, permettant de mieux aborder la tarte à la crème habituelle "Douguine est-il, ou non, l'éminence grise du Kremlin" (Réponse: le Kremlin n'a pas d'éminence grise, n'a pas d'influence intellectuelle, ni Douguine, ni Iline, il est dans d'autres logiques, des logiques d'influence géopolitique, notamment - et ce livre le montre bien).
Ps: allez jusqu'au bout si cela vous intéresse, car, le plus révélateur à mon sens était dans les articles sur la Turquie et sur la Grèce.
 
Marlène Laruelle (ed.), "Eurasianism and the European Far Right. Reshaping the Europe-Russia Relationship", Lanham-Boulder-New York-London, Lexington Books, 2015, 276 p. : bibliogr., index.
 
"Les auteurs de ce recueil entendaient, à l’origine, étudier Alexandre Douguine, principal représentant du néo-eurasisme contemporain, son école de pensée et l’impact de celle-ci dans les cercles intellectuels et politiques russes. Puis ils ont réalisé la nécessité de montrer également la croissance de l’extrême-droite en Europe, le rapport général positif de ces mouvements à la Russie poutinienne, et – le lien avec la première thématique était là – le rôle du néo-eurasisme dans ces relations russo-européennes bien spécifiques : « les réseaux de Douguine en Europe ». Or, ces derniers sont ceux de « la Nouvelle Droite européenne, enracinés dans des traditions fascistes à peine dissimulées » et ponctués de quelques liens assumés avec l’idéologie nazie.
 
Marlène Laruelle qui dirige ce recueil de dix articles est l’auteur de très nombreux livres, personnels ou collectifs, dont plusieurs, depuis 1999, consacrés à l’eurasisme, idéologie née dans l’émigration russe des années 1920, au néo-eurasisme, redéfini quelques décennies plus tard, notamment par Douguine, et au nationalisme russe.
 
Rappelant les liens historiques entre l’eurasisme russe et les extrêmes droites européennes, elle démontre que Douguine, parfois en rupture avec les concepteurs originels de l’eurasisme, a emprunté à celles-ci une partie de ses théories : à la Nouvelle Droite française, mais aussi au « nazisme ésotérique ». On ne peut dès lors s’étonner que le néo-eurasisme russe et les extrêmes droites européennes partagent des points idéologiques, à commencer par le même rejet des Etats-Unis et du libéralisme, et la critique de l’Union européenne que le néo-eurasisme voudrait voir remplacer par une union des pays européens et de la Russie (CV: comme mon Pou...)
Ils ont, en revanche, des différences dans leur rapport au monde musulman.
Les points communs idéologiques sont réels, et ce sont eux que le recueil entend à la fois souligner et expliquer, en s’appuyant aussi sur l’histoire.
 
Laruelle et plusieurs autres chercheurs soulignent toutefois que les liens entre les dirigeants russes d’une part et, d’autre part, ces divers courants idéologiques sont plus complexes qu’il n’y paraît et surtout plus conjoncturels. Douguine lui-même « est souvent trop radical » pour bénéficier de la pleine confiance du Kremlin.
 
Dans un premier temps, Anton Shekhovtsov et Vadim Rossmann s’intéressent chacun à une période spécifique dans la vie d’Alexandre Douguine. La philosophie de ce dernier - souligne à juste titre Shekhovtsov - est bien davantage ancrée dans une tradition intellectuelle occidentale que russe ou slave : Douguine a été très influencé par le Français René Guénon, chantre du traditionnalisme, et par le fasciste italien Julius Evola. Le chercheur explore donc la période 1989-1994 dans laquelle Douguine peut enfin se rendre en Occident et y fréquente, entre autres, Alain de Benoist, créateur de la Nouvelle Droite européenne, le Belge Jean-François Thiriard, ancien collaborateur des nazis, et le penseur fasciste italien Claudio Mutti. Des liens se nouent, des influences s’exercent, qui se repèrent aussitôt dans les publications de Douguine.
 
Rossmann étudie la période, quinze-vingt ans plus tard, où Douguine a occupé une chaire de sociologie à l’université de Moscou, dans un département largement stigmatisé pour son retard scientifique et entouré de rumeurs de plagiat et de corruption. Le chantre du néo-eurasisme y a créé, en 2008, un Centre de recherches conservatrices, qui lui permettait de développer et surtout de diffuser ses théories néo-eurasistes, et qui cherchait à créer un réseau opposé au libéralisme, à l’atlantisme et à ce qu’il appelle « l’oligarchie globale ». Mais Douguine a été renvoyé de l’université de Moscou en juin 2014 : il avait appelé à tuer le maximum d’Ukrainiens possible…
 
Dans le deuxième groupe d’articles, l’impact du néo-eurasisme est étudié dans trois pays qualifiés de « berceaux européens de Douguine » - malgré les différences très nettes entre eux : la France, « un pays central dans les parcours personnel et intellectuel de Douguine, mais aussi dans la grande stratégie de la Russie en Europe », l’Italie et l’Espagne.
 
Pour le cas français, Jean-Yves Camus explore, au-delà de la Nouvelle Droite, l’influence éventuelle des idées de Douguine sur certains membres du Front National, mais aussi sur les disciples de Thiriart ou sur Alain Soral. Il relève que Douguine a renoué ses contacts avec la Nouvelle Droite en 2005 et, sans surestimer l’impact réel de l’idéologue, note que, depuis le début des années 2010, la Russie est devenue une référence et un modèle pour l’extrême droite française.
 
Dans le cas italien, Giovanni Savino explore les rapports des mouvements fascistes et néofascistes avec le néo-eurasisme, et s’intéresse aux relations de la Ligue du Nord et de Forza Nuova avec la Russie.
 
Nicolas Lebourg montre que la situation espagnole est très différente : depuis 1977, l’extrême droite ne fait jamais plus de 1% et aucun parti majeur n’y exprime les idées de Douguine. Celui-ci y intervient pourtant régulièrement dans des conférences, mais sans trouver des partenaires nécessaires pour répandre ses idées.
 
Une troisième partie (CV: pour moi, la plus intéressante, car la plus nouvelle) est consacrée aux cas de trois autres pays, qualifiés de « nouvelles conquêtes de Douguine », ceux dans lesquels l’influence de Douguine a émergé dans les années 2000 : la Turquie, la Hongrie et la Grèce – et là encore, les différences sont réelles.
Le cas turc est d’autant plus intéressant qu’il révèle l’aptitude de Douguine à modifier radicalement certaines de ses positions, en cas de nécessité stratégique (CV: autrement dit, nouer des contacts sur place était plus important pour lui que défendre les idées publiées dans ses livres, et il a adapté certains points pour ne pas déplaire aux Turcs. Il est/était aussi un VRP de la politique extérieure russe, et pas seulement un idéologue).
Néanmoins, les liens supposés du Russe avec l’organisation souterraine criminelle Ergenekon semblent avoir limité son influence.
 
En Hongrie, le parti Jobbik a des relations étroites avec Douguine, tandis que le gouvernement Orban développe des positions pro-russes, le tout sur fonds de récits nationaux mettant en avant les liens historiques de la Hongrie avec la Russie, la Chine et la Turquie.
 
Pour la Grèce, il s’avère que Douguine a su nouer des liens aussi bien avec le parti néo-nazi Aube dorée, troisième force politique du pays, qu’avec les dirigeants de Syriza et le parti de droite souverainiste des Grecs indépendants. (CV: autrement dit, il se fiche de savoir avec qui il s'allie, ce qu'il veut, c'est nouer des alliances qui serviront à l'Etat russe. Sa souplesse est beaucoup plus grande que ce qui est généralement prétendu.) Or, Aube dorée entretient et développe, d’une part, ses réseaux avec d’autres formations européennes d’extrême droite et, d’autre part, depuis 1996, ses liens avec la Russie. Elle souhaiterait, en effet, mener un rôle dirigeant « dans une nouvelle ‘’Internationale brune’’ européenne, qui ressuscitera l’idéologie du national-socialisme ».
 
Anton Shekhovtsov signe le dernier article consacré aux structures alternatives qui ont été créées pour, soi-disant, superviser des élections dans l’espace post-soviétique. Incluant de nombreux représentants des extrêmes droites européennes, elles sont, en fait, « au service de la politique étrangère du Kremlin ». En effet, elles sont censées valider des élections que les organisations internationales reconnues ne jugeraient pas fiables. On retrouve, dans l’une de ces structures alternatives, le Belge Luc Michel qui a été un disciple de Jean Thiriart et cultive ses rapports avec la Russie depuis 2006 au moins ; dans une autre, le politicien polonais Mateusz Piskorski, qui est en contact avec Douguine depuis 2004, a accompagné Thierry Meyssan dans plusieurs déplacements dans le monde et a été inculpé en mai 2016 de relations avec les services secrets russes.
 
Ce texte de Shekhovtsov donne une illustration très concrète aux avantages que ces relations avec les extrêmes droites européennes peuvent apporter au Kremlin, mais sans doute le recueil manque-t-il d’une vraie conclusion.
Sans doute aussi d’autres cas auraient-ils pu être étudiés, même si l’impact du néo-eurasisme demeure très faible en Allemagne, en Scandinavie et dans le monde anglo-saxon. Mais le cas de la Moldavie aurait été intéressant (CV : j'y reviendrai, je le suivais comme le lait sur le feu...) : depuis quelques années, cette ancienne république soviétique se rapproche de l’Union européenne et Douguine s’y rend souvent, semblant y développer des réseaux notamment chez d’anciens libéraux ; celui de la Serbie l’aurait été aussi, car les enjeux du rapprochement avec l’Union européen y sont également très forts.
 
Sans doute aussi des études transversales de certains acteurs auraient-elles pu également être développées. Ainsi, à plusieurs reprises, Zhirinovski et le richissime Konstantin Maloféïev (CV: qui était aux obsèques de ce matin...) se croisent dans ces pages : le dernier joue, de fait, un rôle clef dans les relations de la Russie avec des mouvements européens d’extrême droite, tout comme dans le déclenchement des hostilités en Ukraine. Or, ces noms permettent de lancer des hypothèses sur un aspect qui demeure à approfondir : la façon dont les autorités russes exploitent les réseaux créés et développés par Douguine en Europe (CV: à mon avis, le point intéressant est là, pas dans les élucubrations fascisto-intello-attrapes-gogos, et il faudra revenir sur ces réseaux, notamment en France, car ils vont bien au-delà, ou sont allés au-delà, des extrêmistes de droite et, d'ailleurs aussi, d'une certaine gauche).
 
Marlène Laruelle le reconnaît d’ailleurs : ce volume est un « projet pionnier » qui « avance davantage de questions que de réponses », et qui ne mentionne pas des pays, des groupes, des individus qui devraient l’être. Il n’a pas pu « identifier toutes les connections souterraines » et manque parfois des sources qui permettraient de valider certaines analyses. Néanmoins, tel quel, il marque une étape capitale dans l’étude des relations entre les extrêmes droites européennes et la Russie.
 
Il met notamment en évidence la détermination avec laquelle Douguine, armé d’une idéologie finalement assez mouvante et ambiguë (CV: assez mouvante et ambiguë, oui !), développe des contacts en Europe, depuis des années, et pose ainsi les bases de nouvelles alliances pour le Kremlin, des alliances susceptibles de saper, de l’intérieur, une Union européenne reconnue comme l’ennemi commun. Ce volontarisme suscite, de fait, bien des questions sur les objectifs ultimes.
 
Grâce à cet ouvrage, parfois un peu ardu, mais riche et précis, les liens entre l’extrême droite européenne et le Kremlin ne peuvent désormais plus être niés. C’est pourtant bien le Kremlin qui, en réactivant des constructions idéologiques soviétiques, dénonce les tendances « fascistes » en Ukraine et dans les Pays baltes…"
Peut être une image de 3 personnes, plein air et texte qui dit ’Eurasianism and the European Far Right Reshaping the Europe-Russic Relationship MAI 2009 Edited by MARLENE LARUELLE’
 
  • commentaires sur FB (partages) 
    En ligne
    Cécile Vaissié
    Tant que j'y suis, je vous donne un lien sur un Twit qui présente des analyses et hypothèses très intéressantes. Personnellement, j'adhère assez à l'hypothèse d'une histoire d'argent: plus je me plonge dans les dessous de la politique russe, plus je me rends compte que les envolées lyriques (celles du Doug comme celles de Mamie-KGB ou d'autres) sont avant tout une façon théâtrale (la barbe, l'air inspiré...) de dissimuler des détournements de pognon phénoménaux...
     
    • Joseph Dumetz
      Cécile Vaissié à l'intuition je me dis aussi qu' elle a dû garder de l'argent volé dans les territoires occupés qui ne lui revenait pas. Et elle n'a pas réussi ou pas voulu le rembourser. Le reste n'est que du délire qu'invente la secte pour cacher ce qui est le centre du secret de cette secte: les flux d'argent.


23/08/2022
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