2153- La gauche, le voile et la Nation ( Sylviane Agacinski ) 5 posts

«La gauche, le voile et le retour de la nation»

  • par Eugénie Bastié, pour Le Figaro - novembre 2022 et JALR
Dans Face à une guerre sainte (Seuil), la philosophe Sylviane Agacinski s’oppose au voilement, à la notion instrumentalisée d’islamophobie et à l’utopie multiculturaliste.
 
Sylviane Agacinski est une voix singulière dans le paysage intellectuel français. À la fois radicale, parce qu’elle va à la racine des sujets, et nuancée, parce qu’elle n’appartient à aucune chapelle, elle trace son sillon philosophique avec le souci permanent de l’honnêteté intellectuelle. Ces dernières années, elle a su faire preuve d’un véritable courage en s’opposant frontalement au progressisme sociétal, prenant position contre la marchandisation des corps qu’introduit la gestation pour autrui (GPA), exprimant des réserves contre la généralisation de la procréation médicalement assistée (PMA). Elle en a payé le prix, recevant de sa propre famille politique, la gauche, injures et tentative de censure. Dans son dernier livre Face à une guerre sainte (Seuil), la philosophe aborde un tout autre sujet, sur lequel elle avait toujours eu des positions plus discrètes: la question de l’islam et de la «guerre sainte» menée en son nom dans notre pays.
 
Dans ce livre aux accents personnels, elle confesse deux attachements vitaux. D’abord son «attachement à la France et son angoisse de la voir déchirée». Fils d’un père polonais arrivé en France pour être boiseur dans les mines (les «métiers en tension» de l’époque), son père est tombé amoureux de la langue française grâce à l’école communale. «Il a échangé les rois de Pologne pour les rois de France», écrit-elle joliment, confessant son admiration pour ce modèle d’intégration dont elle est l’héritière. «Je n’ai pas souvenir qu’on nous ait fait réciter nos ancêtres les Gaulois, mais cette formule n’est pas si sotte si on veut bien considérer que la référence à des ancêtres communs prend un sens ici éminemment symbolique.»
 
Son deuxième attachement est son souci de la liberté des femmes et de leur égalité avec les hommes, souci féministe qu’elle voit menacé par l’islamisme et l’assujettissement de la femme qu’il porte comme un projet politico-religieux. Un véritable patriarcat que beaucoup ne veulent pas voir. Sylviane Agacinki avoue sa propre évolution sur le sujet. En 1989, lors de l’affaire du voile de Creil (des jeunes filles s’étaient présentées voilées au collège, entraînant la première grande polémique nationale sur le sujet), elle ne faisait pas partie de ces intellectuels qui, comme Élisabeth Badinter, Régis Debray ou Alain Finkielkraut, dénonçaient un «Munich de l’école républicaine». Elle a d’abord pensé que «l’impératif majeur était l’instruction de quelques filles rebelles». Mais elle a fini par se rendre à l’évidence, et reconnu que la prescription du foulard était l’effet direct de la pression des mouvements islamistes. «Le voile devrait être considéré en tout premier lieu comme un emblème politique» écrit-elle aujourd’hui. Elle analyse l’instrumentalisation de l’islamophobie par les islamistes.
 
Elle relève très finement comment ces derniers utilisent la Cour européenne des droits de l’homme pour justifier le voilement au nom de la liberté individuelle, prônant une forme de «liberté de se soumettre». Ce qu’elle appelle le paradoxe de Martine, du nom de l’héroïne de Molière qui dans Le Médecin malgré lui s’exclame: «Et s’il me plaît d’être battue?». Elle dénonce les féministes occidentales, qui, comme Christine Delphy, se font complices de cette exploitation stratégique des droits de l’homme par le prosélytisme islamiste. «Il est tout à fait fascinant d’observer le retournement rhétorique par lequel l’abolition d’une pratique essentiellement sexiste qui sépare et discerne les femmes se trouve transformée en acte de discrimination et d’exclusion.»

«Par certains aspects, notamment sa langue et son aspect nuancé, cet essai ressemble à Situation de la France de Pierre Manent, où le philosophe conservateur soulignait la nécessité de nous réapproprier notre héritage culturel pour pouvoir faire face à l’islam.»

Si elle est inflexible sur la défense de l’école républicaine, Sylviane Agacinski ne s’enferre pas pour autant dans le laïcardisme bêtasson. Elle qui a étudié Kierkegaard et les Pères de l’Église n’a pas le mépris compassé des postmodernes pour le fait religieux et sait, avec Raymond Aron, que les religions séculières furent aussi mortifères. Et c’est là que sa réflexion sur la France rejoint celle qu’elle a développée sur le corps (notamment dans son livre Corps en miettes): de la même manière qu’on ne peut pas séparer l’âme du corps, on ne peut pas promouvoir un universalisme abstrait, désincarné, aussi froid que les murailles du Panthéon. «Les communautés humaines ne sont ni purement spirituelles, ni purement rationnelles», écrit-elle. Citant Victor Hugo: «Ô France Adieu! tu es trop grande pour n’être qu’une patrie» ou Julien Benda: «Plotin rougissait d’avoir un corps. Vous devez être de ceux qui rougissent d’avoir une nation», elle s’érige contre cet impératif de désincarnation et de dépassement du fait national.
Elle est sévère avec l’«universalisme utopique et désincarné» de Jürgen Habermas, qui participe selon elle de «l’évidement de la nation comme entité historique». Le philosophe préféré d’Emmanuel Macron, qui prône le «patriotisme constitutionnel», participe selon elle d’une double dissolution: externe, par l’horizon d’un état postnational, interne, par la promotion du multiculturalisme. Pour Habermas, il faut abandonner toute idée d’un fait culturel majoritaire, et troquer l’intégration pour l’inclusion de l’autre en tant qu’étranger, sans lui demander une quelconque adaptation à nos mœurs. «La question de l’intégration des étrangers à une nation est résolue par la désintégration de la nation», déplore-t-elle.
 
Par certains aspects, notamment sa langue et son aspect nuancé, cet essai ressemble à Situation de la France de Pierre Manent, où le philosophe conservateur soulignait la nécessité de nous réapproprier notre héritage culturel pour pouvoir faire face à l’islam. Venant d’un bord opposé, elle se retrouve finalement à prôner l’attachement à la nation contre la dislocation communautaire. Par ce livre, Sylviane Agacinski s’inscrit dans le sillage d’un mouvement profond de l’intelligentsia française, qui a vu progressivement une partie de la gauche se réveiller face aux mirages du multiculturalisme. Avant elle, Alain Finkielkraut, Jacques Julliard, Pascal Bruckner furent traités de réactionnaires pour avoir ouvert les yeux. Le retour du religieux sous la forme de la guerre sainte islamiste était inattendu pour des intellectuels européens. Elle nous oblige à définir qui nous sommes. Sylviane Agacinski s’attelle à la tâche avec brio.�
  • Illustration : Sylviane Agacinski, et son dernier livre «Face à une guerre sainte», éditions Seuil, octobre 2022, 192 pages, 18 €.
Peut être une image de 1 personne et texte qui dit ’face à une guerre sainte Sylviane Agacinski Seuil ALAPTANE’
 
 
 


16/11/2022
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