2126-La crise de la culture et l'empire des normes 5 posts

 

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Olivier Roy : «Nous vivons une forme de déculturation sans reculturation»

  • propos recueillis par Marion Cocquet, pour Le Point - octobre 2022
ENTRETIEN. Dans «L’Aplatissement du monde», son dernier essai, le politologue décrit et décrypte une crise générale de la culture et de l’humanisme.
En 2008, dans La Sainte Ignorance, le politologue Olivier Roy, spécialiste de l'islam, décrivait un mouvement global de déculturation des religions : il les montrait labiles, déconnectées de leurs culture et territoire d'origine, accommodées pour une exportation efficace sur le marché mondial des croyances.
 
Dans L'Aplatissement du monde (Seuil), c'est de la déculturation tout court qu'il s'agit : d'une crise générale de la culture, dont Olivier Roy analyse les causes et traque les effets. Entretien.
 
Le Point : Dans la préface de votre essai, vous livrez une anecdote que l'on attendrait peu sous votre plume : en 2018, un passager de la compagnie aérienne United Airlines a exigé de pouvoir embarquer en cabine avec un paon. Certificat médical à l'appui, il affirmait que l'animal lui était nécessaire pour supporter le stress du vol. Une histoire qui prête à sourire, dites-vous, mais qui est plus sérieuse et plus grave qu'il n'y paraît.
Olivier RoyOui. Parce qu'il se joue là quelque chose d'essentiel dans ce que j'appelle l'«aplatissement du monde». La frontière que l'on pensait définie entre l'homme et l'animal est aujourd'hui remise en cause : la hiérarchie, l'axe vertical qui conduisait de l'un à l'autre est contesté. Et ce mouvement est général. Il est manifeste dans le succès des courants antispéciste et végan, dans l'effritement de la distinction entre animal sauvage et animal domestique : aux États-Unis, on peut désormais faire reconnaître un alligator comme animal de compagnie, et se promener avec lui en le tenant en laisse !
Mais il est manifeste aussi dans le succès, à droite, des thèses sociobiologiques ou évolutionnistes qui prétendent trouver, chez les animaux, la clé des comportements sociaux et sexuels des hommes. Elle monte, la petite bête ! Elle ne cesse de monter ! Et elle monte en même temps que l'intelligence artificielle «descend» : on projette de créer des robots «sentients», c'est-à-dire capables de ressentir de la douleur, des affects, des émotions… au moment même où l'on reconnaît cette qualité à l'animal. Cela me semble très significatif. Il n'y a plus de transcendance, l'inconscient n'est plus le bienvenu : l'homme ne se situe plus aujourd'hui entre l'ange et la bête, mais entre la bête et l'IA, et l'espace qu'il occupe entre les deux se rétrécit tous les jours. C'est d'une vraie crise de l'humanisme qu'il s'agit.
 
Cette crise, vous montrez qu'elle prend les dehors d'une explicitation générale. En l'espèce, les compagnies aériennes se sont mises à rédiger de nouveaux règlements pour décider quel animal serait bienvenu en cabine, et quel autre ne le serait pas. Mais vous voyez partout à l'œuvre un même grand mouvement d'éradication de l'implicite… et d'élaboration de nouveaux codes.
 
En effet. Le propre de toute culture, c'est justement l'implicite : l'existence d'un système tacite de représentations, de valeurs, de symboles. Or la notion même de culture est désormais en crise. L'«angoisse», ou «l'insécurité», culturelle était autrefois vécue par des minorités dominées. Elle est aujourd'hui générale, faute d'une culture commune et partagée. Comment comprendre autrement que des groupes dominants soient eux-mêmes plongés dans l'anxiété ? S'ils se sentent menacés, c'est à mon sens qu'ils sont eux-mêmes bien en peine de définir leur culture, de dessiner un horizon commun. Et je vois là à l'œuvre quatre grands phénomènes, qui ont «coagulé». La promotion, à partir des années 1960, de l'individu désirant, du désir comme fondement de la liberté et de l'autonomie. La naissance du néolibéralisme financier, ensuite, qui a assis ce phénomène. La révolution Internet, qui advient plus tard, mais se trouve en parfaite harmonie avec cette promotion de l'individu. Enfin la globalisation au sens très physique du terme : la crise des frontières, le rétrécissement du monde. Sous l'effet de ces quatre mouvements, nous vivons une forme de déculturation sans reculturation, un remplacement de la culture par des «subcultures».
 
Que voulez-vous dire ?
Une subculture est un groupe qui se retrouve autour d'un nombre réduit de marqueurs et se bâtit un espace commun. Il en a toujours existé : telle classe sociale, telle entreprise, telle activité particulière ou tel groupe dissident. Mais elles étaient prises autrefois dans une «culture» englobante. Aujourd'hui, elles se sont autonomisées et mondialisées : on peut vivre dans le monde des mangas, de Game of Thrones et des jeux de rôle sans s'intéresser ni à la culture de la société où l'on vit, ni au Moyen Âge, ni même à la culture japonaise. On est dans un entre-soi réduit aux acquêts, c'est-à-dire ce que chacun met de lui-même dans le pot commun.
 
Les cultures englobantes (et en particulier les cultures «nationales») sont en crise, aussi bien dans ce qui fait la sociabilité quotidienne (la culture anthropologique) que dans la haute culture, un corpus d'œuvres littéraires ou artistiques, sélectionnées, «pédagogisées» et enseignées. Ce n'est pas un hasard si l'université, c'est-à-dire le lieu même de cette culture-corpus, subit à la fois les anathèmes de la gauche déconstructionniste, qui la suspecte de reconduire les dominations blanches, patriarcales, etc., et du mouvement anti-woke, pour qui elle est le lieu par excellence de la trahison des humanités et de la culture nationale.
 
Vous consacrez une part importante de votre livre au féminisme post Me-Too, et à la codification des rapports sexuels et affectifs. Quelle lecture faites-vous de la crise que traverse aujourd'hui la gauche sur ces sujets, avec les affaires Bayou et Quatennens ?
 
La sexualité et les relations affectives sont prises aujourd'hui dans un système de codage normatif où la question du consentement explicite devient centrale : il n'y a plus guère de place pour l'inconscient, l'ambigu, et l'affectif n'est admis que sur le mode de la souffrance. Or, là où l'on reproche souvent à la pensée néoféministe, ou à la pensée «woke» – même si je n'aime pas bien le terme –, d'être la cause d'un nouvel ordre moral, d'une extension du domaine de la normativité, je soutiens qu'elle est au contraire elle-même le produit d'une obsession pour la norme, le contrat, l'explicitation, qui a deux origines : la crise de la culture en général (c'est-à-dire la disparition de l'évidence et de l'implicite) et l'hypertrophie de «l'individu désirant», héritage de la culture soixante-huitarde. Passer à l'explicite demande des règles du jeu parfaitement claires et contraignantes… et pousse à pratiquer une pédagogie autoritaire. Mais ce basculement dans l'explicite n'est pas l'apanage de la gauche intersectionnelle ou multiculturelle !
«Sous prétexte de ne pas abandonner la nation à l’extrême droite, on en vient à contractualiser chaque segment de la vie publique.»
Les milieux conservateurs tombent donc, selon vous, dans le même travers ?
 
Bien sûr ! Nous assistons à une contractualisation de la vie quotidienne – il n'est plus possible d'ouvrir une page Internet sans devoir signer un règlement général sur la protection des données. La droite reproche volontiers à la gauche néoféministe ou intersectionnelle de vouloir tout expliciter…, mais elle-même n'est pas en reste. On tâche, ainsi, de définir de façon simple et univoque ce qu'est la citoyenneté ou la nationalité. On fait signer des chartes à tour de bras (intégration, laïcité, valeurs républicaines…). Et, sous prétexte de ne pas abandonner la nation à l'extrême droite, on en vient à contractualiser chaque segment de la vie publique.
 
Or, dans ce mouvement, la culture est petit à petit supplantée par une série de codes simplistes. Je cite par exemple dans mon livre le manuel à destination des immigrés publié par le gouvernement de la Flandre en Belgique : «Les Flamands aiment le calme. Après 10 heures du soir, on ne peut plus faire de bruit. Les Flamands mangent du poulet, du poisson et du porc. Certains Flamands choisissent d'être végétariens. Les Flamands mangent aussi des fruits et des légumes, des pommes de terre, des pâtes et du riz.» Cela peut prêter à sourire, là aussi, mais c'est très révélateur de cet «aplatissement du monde» que je décris : le mode de vie est le degré zéro de la culture. Il est ce qui reste de la culture lorsque le contrat social ne fait plus de social et qu'on ne s'intéresse finalement plus qu'aux individus.
 
«L’identité est partout, elle obsède les Indigènes de la République autant qu’Éric Zemmour.» Olivier Roy
 
Aux individus souffrants, en premier lieu ?
 
Oui ! C'est la grande course à la petite différence, dans des taxinomies qui n'en finissent pas. C'est très visible dans le champ de la sexualité, avec le mouvement LGBTQUIA + [pour «lesbiennes, gays, bi, trans, queer, intersexes, asexuels et tous les autres», NDLR], où l'on renonce à faire la liste exhaustive des sous-catégories… Sauf qu'à force de différence supplémentaire, on se retrouve nez à nez avec l'individu lui-même. C'est le grand paradoxe, au fond : on reproche au mouvement woke de créer des communautarismes, alors qu'il est au contraire dans la fragmentation permanente…. et que les marqueurs de l'identité sont extrêmement pauvres. Le voile islamique en France, par exemple, est une sorte de marqueur flottant et largement cliché : il tient d'un système de marquage, beaucoup plus que d'un système de valeurs. La fuite dans des subdivisions infinitésimales finit par épuiser toute référence au réel.
 
L'intégration à la vie sociale n'est plus un objectif à atteindre par les efforts du sujet, dans le militantisme par exemple, mais une adaptation réciproque de la société et du sujet qui attend de voir son identité – c'est-à-dire sa souffrance – reconnue. L'identité est partout, elle obsède les Indigènes de la République autant qu'Éric Zemmour. Le problème, c'est qu'elle est de l'ordre du non-négociable, et que ce n'est pas avec du non-négociable qu'on peut faire de la politique.
 
Il reste tout de même quelques promoteurs de l'universalisme !
À voir, parce que l'universalisme lui-même est en crise. La laïcité, par exemple, est traitée de façon très ambiguë. On la présente désormais volontiers comme un élément fondamental de l'identité française, qu'il faudrait protéger des influences multiculturalistes anglo-saxonnes, et le discours antiaméricain est la chose du monde la mieux partagée. Il me semble que l'on vit dans un monde à trous, obsédé par l'idée d'un espace à préserver. Entre les ZAD et les «gated communities» [des quartiers résidentiels fermés, NDLR] à l'américaine, je ne suis pas sûr qu'il existe une différence considérable. On voit naître des phalanstères de droite ; en France, des catholiques créent le promoteur immobilier «Monasphère» pour bâtir des espaces résidentiels autour de sanctuaires…
 
La question de l'espace et du territoire est partout, avec partout la même question : où est-ce qu'on est bien chez soi ? Il est très frappant, par exemple, de voir qu'au moment où les États-Unis vivent une offensive inouïe contre le droit à l'avortement, les féministes se déchirent sur la question de savoir dans quelles toilettes les personnes trans doivent être admises… Des toilettes à la nation, c'est toujours d'espace qu'il s'agit.
 
Vous êtes devenu décliniste ?
Je suis pessimiste, c'est sûr. Je ne crois pas aux lendemains qui chantent, et je pense que ce n'est pas un hasard si le fantasme de l'apocalypse est à ce point répandu. On craint la guerre civile, on ne cesse de la prédire, mais lorsqu'une vraie guerre survient, tout le monde est désorienté. Une partie de la droite est prorusse, alors même que c'est en Ukraine que surgit un sentiment national assez profond pour que des gens soient prêts à aller mourir sous le drapeau. Prenez le réchauffement climatique… C'est quand même la première fois que la jeunesse se mobilise pour quelque chose qui ne promet en aucune manière un avenir meilleur !
 
Le combat écologique ne ressemble sans doute pas aux grandes utopies du XXe siècle, mais vous le balayez peut-être un peu vite : est-ce qu'il n'y a pas là tout de même un espoir de refondation, la recherche d'une autre façon de vivre ?
 
Les jeunes militants se battent pour un commun et un universel, c'est vrai, mais pas pour une utopie : ils n'espèrent pas bâtir une société meilleure, mais revenir à une terre vivable. Je ne reprocherai à personne de n'être pas utopique, on sait quels dégâts cela peut produire ! Mais je suis frappé par l'atmosphère de «No future» qui entoure ces combats. Il ne s'agit pas, là non plus, de définir un nouveau contrat social, et l'on trouve dans ces mouvements moins de propositions politiques qu'un «escapisme» généralisé : je pars à la campagne, je vis avec des gens qui me ressemblent, quitte à donner en échange à la société une petite partie de mon temps et de mon activité.
 
L'ensemble des débats que vous décrivez sont cependant très éloignés, vous le dites d'ailleurs vous-même, des préoccupations immédiates de nos concitoyens…
Le décalage est évident, c'est vrai. La vie n'est pas devenue virtuelle : les gens ont un crédit à rembourser, des enfants à aller chercher à l'école, des parents dont ils doivent s'occuper. Il y a une vie réelle, donc, même si elle est atomisée. Mais avec quelle mobilisation sociale et politique ? Les Gilets jaunes ont été l'exemple-type d'un retour à la vie réelle : les gens se retrouvaient sur des problèmes concrets. Mais la droite a été déçue de constater qu'ils ne rejoignaient pas leurs slogans, la gauche y a vu une forme de populisme et s'est tenue à distance. Cet échec à faire droit au réel explique aussi la dépolitisation en cours. Prenez les sondages, les enquêtes d'opinion : on vous explique que 70 % des Français estiment qu'il y a trop d'immigrés, que plus de 70 % des jeunes musulmans placent la religion avant la République. Mais lorsque les gens votent, pour de bon, ils ne le font pas sur cette base-là. Il n'existe qu'un micro-parti communautariste, capable au mieux de faire 1 % à Creil.
Et c'est normal, en réalité : les gens ont une appréhension de leur vie bien plus globale que celle que présentent les enquêtes d'opinion. On imagine qu'en additionnant une série de marqueurs simples on va arriver à la personne réelle. Mais ça ne marche pas comme ça ! La crise de la culture est aussi une crise de l'imaginaire social, et politique. On veut plus de lien, plus d'État, mais on se vit comme un individu qui cherche à rencontrer des semblables. On se retrouve par petits groupes d'affinités, on met au pot commun des marqueurs d'identité, et le reste de la vie échappe complètement : on ne socialise pas son malheur. Quand on retrouve un imaginaire de classe sociale, c'est pour se penser comme «déclassé», justement. Ç'a été ça, les Gilets jaunes : on se retrouve autour d'un rond-point… et on tourne en rond, forcément.�
  • Illustration : Olivier Roy et son dernier essai «L’Aplatissement du monde - La crise de la culture et l'empire des normes», éditions Seuil, octobre 2022, 240 pages, 21,50 €.


21/10/2022
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