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Décivilisation : Jérôme Fourquet analyse les raisons d’un «pétage de plombs»

  • propos recueillis par Saïd Mahrane, pour Le Point - juin 2023 Republié par JALR
Avènement de l’enfant roi, règne de la consommation, fin du magistère de l’Église, etc. : le politologue analyse le phénomène qui touche notre société.
 
Il est l'homme qui, par l'observation de multiples signaux faibles, a su donner une cohérence à un phénomène devenu global dans notre société : la décivilisation. Derrière ce mot emprunté au sociologue Norbert Elias, Jérôme Fourquet, l'auteur du fameux Archipel français (Seuil), décrit un recul du sens commun, une montée des tensions collectives et des réactions primaires aussi bien au travail, dans les loisirs que dans les transports ou les services publics. Ce «pétage de plombs», selon son expression, passe par de petites incivilités, celles du quotidien qui empoisonnent la vie, comme par une violence physique débridée qui peut conduire à la mort. Les villes et les campagnes, les classes populaires et celles favorisées, les Français comme les immigrés sont concernés par cette perte de civilité. Comment en sommes-nous arrivés là ?
 
Le Point : Peut-on voir dans la décivilisation une conséquence de la fragmentation du pays que vous avez détaillée dans «L'Archipel français» ?
 
Jérôme Fourquet : Comme nous l'avons écrit dans un précédent numéro du Point, le processus de décivilisation que nous décrivons en partant des travaux de Norbert Elias renvoie à plusieurs phénomènes de nature différente, qui tiennent notamment à la façon dont la psyché se structure dès le plus jeune âge et dont les mécanismes d'autocontrôle et les inhibiteurs psychologiques se mettent en place. Sur ce plan, la fragmentation du pays ne pèse guère. En revanche, on peut défendre l'idée que, dans un environnement «archipélisé», le respect de règles de civilité et de conduite communes à tous s'impose moins facilement que dans un environnement culturellement plus homogène. Et, en retour, les manifestations de ce processus de décivilisation dans la vie quotidienne, comme la perte de civilité, l'irascibilité, l'agressivité, voire la violence, accélèrent l'archipélisation de la société et le repli à l'intérieur de bulles protectrices. Le sociologue Benoît Coquard montre, par exemple, comment les jeunes adultes des milieux populaires vivant en zone rurale se sont détournés des bistrots «mal fréquentés» pour privilégier les apéros à domicile entre proches. De la même façon, le spectaculaire engouement pour les trampolines avec filets, qui trônent dans bon nombre de jardins, renvoie à la volonté des parents «d'avoir un œil sur leurs enfants», alors qu'il y a quelques décennies on les laissait plus facilement aller jouer à l'aire de jeux voisine.
 
Vous décrivez une société immature qui n'arrive plus à intégrer les mécanismes d'autocontrôle nécessaires dans une collectivité. Qu'est-ce qui permettait, il y a quelques décennies, de les assimiler ?
 
Cette capacité à prendre sur soi, à canaliser ses affects et à gérer la frustration ou la contrariété était transmise dès le plus jeune âge via l'éducation dans les familles. L'avènement de l'enfant roi et les changements des modes d'éducation ont manifestement rendu moins efficiente l'intériorisation de ces mécanismes d'autocontrôle. D'autres institutions que la cellule familiale participaient également à la diffusion des règles de civilité et d'une culture de bienveillance. C'était le cas notamment de l'école, dans laquelle on dispensait très régulièrement des leçons de morale, qui disparurent après Mai 68. Parallèlement, au début des années 1960, l'Église, qui prône le respect et l'amour du prochain, jouissait encore d'un puissant magistère puisque, d'après les données de l'Ifop, à la veille de Vatican II, 35 % des Français se rendaient à la messe tous les dimanches. En face, comme dans l'Italie de Don Camillo et Peppone, l'«Église rouge», le Parti communiste français, rassemblait à l'époque près de 25 % des voix. Comme l'a raconté George Orwell, dans la Grande-Bretagne de l'après-guerre - mais ce constat vaut aussi pour la France -, le monde ouvrier partageait un système de valeurs que l'auteur du Quai de Wigan nomme la common decency. La simplicité, la solidarité et l'entraide n'étaient pas immanentes, mais le produit d'une histoire et d'une sociabilité propre au mouvement ouvrier. Or, comme le souligne Bruce Bégout, Orwell doutait régulièrement de la persistance de cette décence commune dans les sociétés contemporaines,«où d'autres valeurs, dictées à présent par l'industrie du loisir mondialisé et l'idolâtrie de la puissance économique, dominent».

«La déstructuration de la cellule familiale, associée à une précarisation sociale, (…) ne favorise pas la transmission de ces règles de civilité et de bonne conduite.»

Le cadre familial, jusqu'à récemment, semblait amortir la disparition des grandes structures sociales que vous décrivez, en conférant aux individus des règles de respect, de maîtrise de soi et d'altruisme. Qu'en est-il aujourd'hui ?
C'est encore le cas, heureusement, dans bon nombre de familles, même si, d'une manière générale, le culte de l'enfant roi rend sans doute la transmission et l'inculcation de ces règles moins efficientes. Par ailleurs, Jean-Pierre Le Goff évoquait dans son livre La Fin du village ce qu'il appelle la «déglingue», à savoir la déstructuration de la cellule familiale, associée à une précarisation sociale frappant certains groupes sociaux. Cette «déglingue», si elle demeure nettement minoritaire, gagne néanmoins du terrain, ce qui ne favorise pas la transmission de ces règles de civilité et de bonne conduite.
 
Une maîtrise imparfaite de la langue expliquerait également le recours à l'agressivité ou à la violence. Comment expliquez-vous cette corrélation ?
 
Les travaux de nombreux linguistes ont montré qu'une moindre maîtrise du langage limitait la capacité des individus à verbaliser leurs points de vue et les pénalisait dans le cadre de leurs interactions avec autrui. Ce handicap peut déboucher dans certaines circonstances sur le fait que ces individus manifestent de l'agressivité voire recourent à la violence pour exprimer physiquement ce qu'ils ne parviennent pas à formuler correctement par le langage. Or, au cours des dernières décennies, le niveau de maîtrise de la langue française a baissé, d'abord parmi les scolaires, puis progressivement dans la population. Le vocabulaire employé est moins fourni et la langue, relâchée. Des études l'ont mesuré, mais on le constate empiriquement quand on compare par exemple des micros-trottoirs réalisés auprès de Français ordinaires dans les années 1960 et ceux qui sont tournés aujourd'hui.
 
Norbert Elias insistait sur l'importance de l'écrit dans les processus de civilisation. L'écriture numérique a-t-elle les mêmes vertus civilisatrices que l'écriture manuscrite ?
 
L'écriture cursive participe de la structuration de la pensée et son apprentissage passe par l'inculcation de règles formelles qui sont beaucoup moins respectées avec l'écriture numérique, sans même parler des textos ou des commentaires sur les réseaux sociaux… Parallèlement, on peut également évoquer la désormais beaucoup plus forte exposition passive des très jeunes enfants aux écrans qu'il y a quelques décennies. Cette pratique a de lourdes conséquences sur le développement cognitif et psychologique de l'enfant. Les enseignants des petites classes détectent très vite les élèves qui ont été mis devant un écran le matin avant l'école. Ils ont plus de difficultés à se concentrer que leurs camarades et sont plus agités, l'incorporation des règles de conduite dont parle Norbert Elias semblant moins efficiente.

«Les multiples symptômes de cette décivilisation n'émanent pas que des populations issues de l'immigration. Il s'agit d'un phénomène beaucoup plus large.»

Certains, à l'extrême droite, estiment que vous écartez du champ de l'analyse la question migratoire, qui expliquerait les principales manifestations de cette décivilisation. Que leur répondez-vous ?
 
Les multiples symptômes de cette décivilisation - abaissement de la civilité, agressivité et tensions plus fréquentes entre les individus, augmentation des violences à l'égard des forces de l'ordre, mais aussi des maires, des pompiers, des médecins, des arbitres de foot amateurs, des personnels de guichet ou bien encore des chauffeurs de bus - n'émanent pas que des populations issues de l'immigration. Il s'agit d'un phénomène, de mon point de vue, beaucoup plus large qui concerne des pans entiers de la société. Certains facteurs exposés précédemment, comme la moindre maîtrise de la langue française, la déstructuration de la cellule familiale et la précarité sociale, notamment, s'observent plus fréquemment dans une partie des familles issues de l'immigration, ce qui peut certes y accentuer le processus de décivilisation. Mais, encore une fois, ce phénomène est global et affecte d'une manière générale un public beaucoup plus large.�
 
 
Illustration :
  • Jérôme Fourquet. @ Eric Garault
  • Vidéo.- Décivilisation : Jérôme Fourquet analyse les raisons d’un «pétage de plombs» - Durée 01:42 - Il est l'homme qui, par l'observation de multiples signaux faibles, a su donner une cohérence à un phénomène devenu global dans notre société : la décivilisation…
 
  


27/06/2023
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