1959- Revue de presse 65 posts

La chronique du dimanche dans La Dépêche du Midi  par Jean-Claude Souléry
JUSQU’À FORTALEZA
Courir à travers le monde ! Partir au Brésil, São Paulo ou Fortaleza, en toute liberté, plisser son regard au coucher de soleil et déguster un ragoût de poissons. Ou alors voler jusqu’en Inde, à Bombay ou Jaipur, pour y goûter plénitude et multitude dans le désordre des foules et la modernité des villes. Ou encore se poser tout au bout de l’Afrique du Sud, au Cap, ou un peu plus loin encore, vers le rivage où s’emmêlent et se disputent les océans.
Courir à travers le monde, jusqu’aux pays des «variants» – ces virus camouflés et dégénérés qui chez nous sont autant de monstres –, voilà une aventure impossible. Ces voyages vers d’autres mondes qui faisaient rêver l’Européen sont aujourd’hui déconseillés ou même interdits, et ceux qui veulent malgré tout y accéder devront affronter mille difficultés administratives, ruser et abuser des aéroports, défier les frontières, se conformer à d’invraisemblables règles sanitaires, sans vraiment savoir où ils mettent leurs pieds. Tout a décidément changé sur cette Terre sous pandémie où les virus mutants guettent en tous lieux les voyageurs.
Mieux vaut se rendre dans la Creuse, deuxième département le moins peuplé de France après la Lozère, en sachant toutefois que, dans cet espace rural jusqu’ici épargné par le mal, sont apparus en peu de temps, dans des maisons de retraite abritées, les variants brésiliens et sud-africains du virus, sans même qu’on découvre quelle en est la raison. Les surprises guettent le pèlerin jusque dans les campagnes dépeuplées.
Mais alors, si nous redoutons même la Creuse et la Lozère, le Quercy ou le Couserans, que nous reste-t-il d’aventures et de bonheurs, vers quel Far West porter nos pas? Allons-nous finir recroquevillés dans notre fauteuil, dans ces deux mètres carrés domestiques où seul Internet autorise nos égarements? Ne plus bouger et demeurer ainsi?
C’est alors que, ce jeudi, le Premier ministre français vient de lever l’interdiction qui nous était faite de nous éloigner de plus de 10 kilomètres de notre fauteuil. Pas encore le plein soleil d’été. Mais une éclaircie sur nos vies d’aujourd’hui. Est-ce un de ces petits espoirs qui nous soulagerait avant la belle et bonne Libération? Une sorte de concession qui nous serait accordée avec parcimonie, pas encore une vraie récompense mais davantage une remise de peine pour plus ou moins bonne conduite. Voilà qu’on nous concède une vie en demi-teinte, une possibilité d’aventure. Et soudain nous en sommes heureux.
Sans trop comprendre, peut-être cernés par la peur de mourir ou par le discours sur la peur de mourir, étouffés par un instinct d’obéissance qui, pensions-nous, nous était totalement étranger, voilà que nous nous découvrons membre d’un étonnant troupeau pour qui les libertés ne seraient plus tout à fait essentielles. Cette interminable année qui anesthésie le monde nous a appris la soumission, même dans les démocraties les plus évoluées, elle a révélé notre acquiescement au pouvoir, à l’autorité, pour peu que celle-ci sache nous convaincre que ses ordres se soucient du bien commun. Sommes-nous alors absolument, totalement attachés à la liberté? Ce mot qui pavoisait jusqu’ici le fronton des mairies – Liberté ! – avait-il vraiment tant de valeur? Posons-nous deux fois la question.
Et consolons-nous toutefois, puisque dans une semaine nous pourrons nous déplacer librement au-delà de nos 10 kilomètres… De 10 kilomètres en 10 kilomètres, un jour prochain nous finirons bien par atteindre Fortaleza ou Jaipur – et, ce jour-là peut-être, les « variants » ne seront plus qu’une vieille anecdote.
Jean-Claude Souléry


25/04/2021
65 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 355 autres membres

blog search directory
Recommander ce blog | Contact | Signaler un contenu | Confidentialité | RSS | Créez votre blog | Espace de gestion