1915- Le Kiosque du Boulevard (Revue de presse) 34 posts

La chronique du dimanche  dans La Dépêche du Midi
 
VIVE LES PINGOUINS
 
«Pour tout ce qui est contre. Et contre tout ce qui est pour»
C’était la ferme devise de L’Os à Moelle, journal loufoque d’avant-guerre (mais de quelle guerre parle-t-on?), fondé par l’humoriste Pierre Dac (1893-1975), et qui, dans les années 60, reprit momentanément sa publication. Ses lecteurs s’y nourrissaient d’absurde, cet humour particulier passé de mode – aujourd’hui on rit autrement, et pour tout dire on rit si peu. Beaucoup de lecteurs de L’Os à Moelle sont d’ailleurs définitivement morts, et, un de ces jours, les autres devraient suivre.
 
« Pour tout ce qui est contre, contre tout ce qui est pour » : c’est la jubilatoire obstination de ces malfrats qui persistent, par le trait ou la plume, à transgresser les tabous, jeter l’actualité par-dessus tête, éclabousser nos convenances, à méchamment chiffonner le nez des dieux, des puissants et des cons. On sait ce qu’il leur en coûte parfois, et de la pire manière – nos amis assassinés de Charlie.
À bien moindre coût, il en coûte aussi à d’autres aventuriers du dessin de presse, comme l’autre semaine à Xavier Gorce dont les héros givrés, des pingouins en l’occurrence, éclairaient jusqu’ici avec une calme insolence les pages grises du «Monde».
Ceux qui suivent l’actualité des petites oppressions savent tout de l’histoire que voici, celle d’un pingouin qui dit à un autre pingouin:«Si j’ai été abusé par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste?» Rien de foncièrement brutal, cette légende embrouillait sommairement le méli-mélo de certaines familles archi-recomposées, la complexité des sexes en tous genres, enfin l’inceste.
 
Mais la réaction des réseaux sociaux fut, comme il se doit, superbement offusquée. Si bien que la directrice de la rédaction du «Monde» s’excusa aussi sec d’avoir laissé publier un tel dessin qui pouvait, dit-elle, «être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres». À d’aussi plates excuses, Xavier Gorce répondit que «la liberté ne se négocie pas» et le lendemain il signa sa démission du «Monde».
 
C’est donc l’histoire d’une petite et pénible défaite sous la botte virtuelle de quelques internautes. L’histoire petite et pénible d’un journal d’envergure qui demande pardon pour l’émoi causé par d’ironiques pingouins. Une nouvelle ligne éditoriale dans nos journaux républicains: s’excuser, gommer, puis faire complètement disparaître le risque d’un dessin et, pourquoi pas, le dessinateur lui-même.
L’époque veut ainsi nous soumettre à l’émotion et à ses groupes de pression, aux bonnes et mauvaises causes, aux groupuscules susceptibles, aux protestataires professionnels, aux militants des sexes et des races opprimés, à tous ces dénonciateurs intouchables, religieux et légalistes, porteurs sur Twitter ou dans la rue des nouvelles pancartes de leur ordre moral. Contre ceux-là, l’humour est une force fragile – qui peut tout et ne peut rien.
 
J’aime celui, cynique et éclatant, des pingouins d’Olivier Gorce – de ce pingouin qui demandait sournoisement à son congénère :
«Vous avez votre passeport sanitaire d’humour?».
Jean-Claude Souléry
 
 
 


07/02/2021
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