INTERVIEW Philosophe et chroniqueur à Europe 1, Raphaël Enthoven aime réfléchir sur l’actualité quotidienne. Pour « Les Echos », il livre ses réflexions sur le pouvoir politique à l’aune des premiers mois de présidence d’Emmanuel Macron.

Vous êtes professeur de philosophie. Ce lundi, c'est la rentrée des classes. Quel regard portez-vous sur le projet du gouvernement pour réformer l'école ? Prônez-vous toujours l'enseignement de la philo dès la seconde ?

Je ne suis pas favorable à l'idée de contrôle continu. L'intérêt du bac n'est pas uniquement de sanctionner des connaissances, mais aussi d'exposer le candidat au danger objectif que constitue une épreuve de quatre heures pour laquelle on s'est préparé toute l'année... Le bac ne sert pas seulement à apprendre, il sert aussi à surmonter un péril. Cela dit, il est bien trop tôt pour parler de la réforme du bac, qui n'est pour l'heure pas entamée. Quant au dédoublement des classes en CP, j'y suis, comme tout le monde, favorable. L'enseignement de la philo en seconde, en revanche, est un enjeu démocratique et républicain. Je n'y vois que des avantages : les élèves auraient trois ans pour démystifier cette épreuve un peu surnaturelle, les professeurs auraient le temps d'en donner le désir avant d'en donner l'alphabet (comme on écoute de la musique avant de se lancer dans le solfège). Et à l'âge de la vie où on s'affirme en s'opposant, rien n'est plus fécond qu'une discipline qui apprend à se méfier de ses propres opinions...

Le bac ne sert pas seulement à apprendre, il sert aussi à surmonter un péril

Récemment, à Bordeaux, vous avez estimé, lors de l'Université hommes-entreprises du Ceca consacrée à la question du pouvoir, que « lorsque les gens votent, ils veulent être dupes ». N'est-ce pas une affirmation un peu cynique ?

Le cynisme n'est pas de décrire un mécanisme, mais de le cacher. A chaque élection présidentielle, les électeurs acclament leur vainqueur avant de se déclarer déçus comme s'ils avaient été trahis. Ces deux étapes sont inévitables, et viennent du fait que personne, en réalité, n'est dupe du pouvoir. Le pouvoir ne repose que sur les « cordes de l'imagination » (Pascal) qui « attachent le respect à tel ou tel en particulier ». Qu'est-ce à dire ? Que le pouvoir d'un homme dépend de la crédulité volontaire de ceux qui le plébiscitent. De là l'étonnante indulgence qui porte les électeurs à renouveler (parfois) leur confiance à celui qui n'a pourtant pas tenu ses promesses. Ce n'est pas parce que les électeurs sont des veaux ou des moutons qu'ils votent à nouveau pour celui qui a trahi leur vote, mais parce qu'aucun d'entre eux n'ignorait que toutes les promesses ne seraient pas tenues. La politique est un théâtre dont les spectateurs occupent la scène. C'est aussi la raison pour laquelle nous sommes tant attachés aux rites démocratiques dont l'unique objet est de dépouiller l'individu au profit de la fonction qu'il incarne, c'est-à-dire du rôle qu'il joue.

 

En monarchie aussi, les rites servent à installer la fonction... Au XXIe siècle, ne peut-on pas casser un peu les codes ?

Et pourquoi, donc ? Le XXIe ne change rien au défi de l'incarnation qui s'impose à tout président élu. Un homme, aussi petit que vous et moi, se voit lesté d'un pouvoir considérable et chargé de l'incarner. Qu'il soit ou non souverain « de droit divin », les gestes d'un souverain ne lui appartiennent pas. Tant que l'enjeu sera celui-là, les codes demeureront.

 

Depuis son accession à la présidence, estimez-vous qu'Emmanuel Macron a réussi son défi de l'incarnation  ?

Emmanuel Macron a effacé jusqu'au souvenir de son prédécesseur en quelques minutes. Les gens qui voyaient en lui un clone de Hollande sont bien obligés d'admettre aujourd'hui qu'ils faisaient fausse route. Mais le défi de l'incarnation est un casse-tête, qui combine hauteur et proximité. Hollande s'était auto-dissous dans la quête démagogique d'une introuvable normalité, Emmanuel Macron joue sur les deux tableaux, comme en témoigne le léger sourire en coin qu'il arbore sur le portrait présidentiel, et qui (parce qu'il renvoie à son individualité) n'a pas sa place, à mon sens, dans une image officielle. Mais le vrai paradoxe macronien est d'avoir conçu un discours qui envisage deux aspects d'une opinion - quand on dit « en même temps », le contenu d'une idée compte moins que la capacité à envisager l'idée d'en face - tout en produisant un gouvernement où l'expertise prétend l'emporter sur l'opinion de chacun.

 

Comment jugez-vous la très rapide perte de popularité du nouvel exécutif ? Les icônes sont brûlées de plus en plus vite...

Comme une chance ! L'impopularité débarrasse un président du souci de plaire, ce qui permet d'être efficace. Et elle est inévitable. Hormis le général de Gaulle, tous les présidents ont été plus souvent impopulaires que l'inverse. Faire le pari, comme le font les Insoumis, d'une impopularité telle qu'elle contraigne le président à la démission et leur ouvre ensuite les portes du pouvoir est irresponsable - comme de souhaiter l'échec d'un gouvernement démocratiquement élu - et surtout puéril : c'est une façon de soumettre le temps politique au temps publicitaire et de traiter _ au nom de la « souveraineté permanente du peuple » _ le moindre sondage comme une élection nouvelle.

Hormis le général de Gaulle, tous les présidents ont été plus souvent impopulaires que l'inverse

Une majorité d'électeurs ont voté pour des réformes mais les passions seraient plus fortes. La société française ne peut-elle donc pas changer ?

A-t-elle jamais changé depuis que nous vivons en démocratie ? Quelle passion inédite ? Quel comportement qu'aucun passé n'éclaire ? Les moyens évoluent, les communications s'accélèrent et l'on fait le tour de la Terre plus rapidement qu'elle ne tourne sur elle-même, mais rien n'a changé ! Les passions sont les mêmes, les grandes questions de l'Antiquité (par exemple, vaut-il mieux subir l'injustice que la commettre ? Ou bien ; l'homme est-il vertueux par essence, ou a-t-il peur des représentants de la loi ?) sont toujours opératoires. Notre seule tâche, impérieuse - même si elle ne changera pas le monde - est d'investir inlassablement l'espace public entre gouvernants et gouvernés parce qu'il n'y a pas de liberté sans engagement : la démocratie est un espace instable, imparfait, toujours en péril et sans cesse à revisiter et donc aussi à critiquer.

 

Un philosophe tweetos, qui privilégie l'instantanéité à l'approfondissement de la pensée, ce n'est pas un peu étrange ?

« Philosophe », c'est vous qui le dites. Je suis professeur de philosophie. J'ai choisi de descendre dans l'arène en quittant France-Culture, ce qui passait par les réseaux sociaux. Ce que j'y vois, en matière de mauvaise foi, de refus du débat, de tentative de censure et de leçons de morale, est tout simplement fascinant. C'est devenu un objet d'étude pour moi, avec une seule question : comment un espace de dialogue a-t-il muté en espace de censure ?

Ce que je vois sur Twitter, en matière de mauvaise foi, de refus du débat, de tentative de censure et de leçons de morale, est tout simplement fascinant

Croyez-vous cependant à l'intelligence collective ?

Je ne sais pas vraiment ce que vous désignez par là. En philosophie, la mise en commun des savoirs conduit à une division du savoir. La philosophie (telle que je la vis ou la conçois) est une exaltation de l'individu face aux pensées grégaires. Je ne connais pas plus bête, ni dangereux, qu'une foule dont les individus qui la composent sont pourtant, individuellement, aussi intelligents qu'on peut l'être.

 

Malgré la promesse d'un nouveau statut, une pétition signée par près de 300.000 personnes a eu raison d'un statut juridique pour la première dame pourtant promis par Emmanuel Macron. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

 

C'est l'illustration de ce que je vous disais des foules. Le nouveau statut de la première dam e eût permis de jeter enfin un peu de clarté sur un poste budgétaire qui, jusqu'à présent, existait sans exister. Nulle arnaque, ici. Au contraire. Mais on a, collectivement, présenté cette heureuse clarification comme une prédation supplémentaire de nos méchants politiques. C'est complètement idiot. Et le gouvernement a eu tort de céder aux gens qui s'affolent et prennent leur crainte pour une divination. Tant pis.

Je ne connais pas plus bête, ni dangereux, qu'une foule dont les individus qui la composent sont pourtant, individuellement, aussi intelligents qu'on peut l'être

Selon vous, l'islam est-il soluble dans la société française ?

Soluble, non. Et heureusement d'ailleurs. Qui voudrait dissoudre l'islam ? Intégrable, oui. Sous réserve qu'on fasse clairement la différence entre le blasphème et l'irrespect. Le blasphème n'est pas une offense, mais le sort que la République réserve à toute religion. Moquer l'islam, c'est accueillir l'islam en lui réservant le traitement traditionnellement réservé aux juifs et aux chrétiens. Les deux problèmes que je vois ici sont à la fois la convergence d'un féminisme radical et d'un islam rigoriste (les premiers luttent contre la femme-objet, les seconds exigent de la femme qu'elle soit pudique, mais leurs conclusions sont identiques : planquez-vous sous vos vêtements). Et de l'autre, la confusion délibérément entretenue entre les « laïcs » et les « fascistes » qui met « Charlie Hebdo » et Jean-Marie Le Pen dans le même panier... Pour ma part, et pour reprendre une sentence imparable de Roger-Pol Droit : « Je suis contre le burkini, donc je suis contre son interdiction. » La raison pour laquelle je déteste ce vêtement (la liberté) m'impose d'en défendre le port, sous peine d'être en pleine contradiction et de favoriser cette pratique vestimentaire en la prohibant.

 

Comment voyez-vous « l'objet » Trump avec votre oeil de philosophe amateur des « Mythologies » de Barthes ?

Comme une bonne nouvelle (tant qu'il n'a pas déclenché la troisième guerre mondiale). Trump est tellement incompétent, maladroit et caricatural qu'il rend désirables la compétence, l'habileté et le sens de la nuance. De ce point de vue, sa personnalité grotesque fait davantage pour la pédagogie (et l'engagement politique) que n'importe quel bienfaiteur de l'humanité. Trump est l'universel exemple à ne pas suivre. Ce qui n'est pas rien. Et puis, son rapport à la vérité permet de voir à quel point le relativisme est l'arme de la censure. Parler de «  faits alternatifs » à propos de mensonges éhontés est une façon de présenter la falsification, destinée à clore les débats, comme une hypothèse aussi recevable que les autres... Le spectacle d'un chef d'Etat qui croit faire preuve de tolérance en mettant sur le même plan les belligérants de Charlottesville me fait penser à Jean Dujardin qui, dans « OSS 117 », appelait de ses voeux un monde enfin pacifié où « juifs et nazis pourraient vivre en harmonie »...

Le rapport à la vérité de Trump permet de voir à quel point le relativisme est l'arme de la censure
 

Aujourd'hui, c'était la rentrée des classes pour les 1 480 élèves scolarisés dans les écoles maternelles et élémentaires cadurciennes.

Comme chaque année, je suis allé à leur rencontre, en présence de Xavier Papillon, inspecteur d'académie, d'élus et des services de la ville, afin de m'assurer des bonnes conditions d'accueil et de constater les travaux réalisés. Cette été, ce sont près de 420 000 euros qui ont été consacrés à la rénovation des écoles, notamment à celle de L...acapelle où un espace supplémentaire a dû être créé pour accueillir une nouvelle classe. J'ai également pu échanger avec les enseignants et les personnels municipaux des écoles, particulièrement mobilisés au services des enfants. Œuvrer pour nos écoles, être vigilants sur la qualité des équipements dont disposent les élèves, c'est aussi donner à tous les petits Cadurciens les meilleures chances de réussite. Bonne rentrée à tous !

 
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