Qu'est-il arrivé à la gauche ? On croyait que le quinquennat Hollande l'avait convertie à ce qu'on appelle le « social-libéralisme ». Les débats de la primaire l'ont renvoyée plusieurs années en arrière sur l'économie, avec le revenu universel comme principal enjeu...

Il faut refaire l'histoire du quinquennat pour comprendre ce qui s'est passé. Il y a eu un vrai changement du discours politique sur l'économie. Dès la fin 2012, un gouvernement de gauche a pris le virage de la politique de l'offre avec, d'abord, le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi et le pacte de responsabilité. Puis les lois Macron et El Khomri sur le travail. Par la même occasion, ce gouvernement a renoué avec un libéralisme de gauche inspiré par la lutte contre les rentes. Cette politique a divisé la majorité, les frondeurs ayant marqué très tôt leur différence, moins d'ailleurs sur la nature de ce virage que sur son ampleur : ils jugeaient qu'une partie des milliards du pacte devait aller aux ménages et que des conditions devaient être imposées aux entreprises. Mais cette fissure s'est agrandie à mesure que le quinquennat a avancé et s'est transformée en fracture lors de la primaire. Ce qui peut donner l'impression que le quinquennat se conclut par un retour au point de départ.

Et ce n'est pas le cas ?

Non, car il en restera certainement des acquis. Et une partie significative de la gauche continuera de défendre cette orientation. Mais les institutions de la Ve République entretiennent un malentendu perpétuel. Les divisions au sein des majorités tiennent d'abord à la façon dont le pouvoir se conquiert. L'élection du président au suffrage universel direct et le mode de scrutin aux législatives durcissent le clivage gauche-droite et imposent à chacun de rassembler son camp au prix de compromis bancals. La règle d'or, c'est « s'unir ou périr ». Chaque leader doit, pour l'emporter, faire des concessions à des personnes avec lesquelles il n'est pas d'accord. Cet écart, si fréquent, entre les campagnes électorales et l'exercice du pouvoir est inscrit dans nos institutions. François Hollande, avant son élection, est resté flou sur la politique économique qu'il allait conduire, tout en promettant de revoir le traité budgétaire européen et en montrant les dents à la finance. Mais, d'une certaine manière, il n'avait pas tellement d'autre option stratégique. Le problème est qu'il n'a pas fait le récit de son changement de pied ensuite. Comme s'il s'était dit : pour réformer, il faut ne pas le dire.

Ce grand écart idéologique semble surtout vivace à gauche en ce moment...

C'est vrai à droite comme à gauche, mais c'est à gauche que cela porte le plus sur les questions économiques. A droite, les clivages internes concernent davantage l'immigration, la famille ou l'identité nationale. La droite chrétienne-démocrate ne se retrouve pas facilement dans les positions de la droite jacobine ou nationale. L'électorat de François Bayrou ne suit pas spontanément François Fillon. La crise de la droite n'est pas moindre que celle de la gauche, elle est seulement moins visible, pour le moment.

Mais où est fondamentalement aujourd'hui le coeur de la gauche ?

Je pense que les sociaux-démocrates et les sociaux-libéraux en forment la majorité. Et que cela se traduira dans les urnes, en avril et en juin ou lors de la recomposition probable qui suivra. Si le PS survit à cet exercice, il sera social-démocrate. La primaire fait ressortir des oppositions plus tranchées, mais le gros des troupes du PS est déjà social-démocrate. Il faut d'ailleurs relativiser les divergences actuelles : dans les années 1970, quand Michel Rocard et Jean-Pierre Chevènement s'affrontaient sur la planification et les nationalisations, c'était autrement plus conflictuel. Et au fond, le rocardisme a gagné sur bien des sujets, même si Michel Rocard a perdu plusieurs de ses combats politiques.

Quelles sont les lignes de fracture entre les uns et les autres sur le plan économique ?

Le clivage le plus classique porte sur la place de l'offre et de la demande. La difficulté de ceux qui défendent le soutien à la demande est que l'on voit bien qu'il a pour conséquence une hausse des importations dans un pays comme la France, faute d'une offre domestique assez compétitive. Un autre clivage classique porte sur les types de régulation : la loi ou le contrat. Les partisans du contrat ont gagné une bataille avec la loi El Khomri, mais les jacobins n'ont pas dit leur dernier mot. Ce qui est plus nouveau, c'est la fracture entre les « malthusiens », comme Benoît Hamon, et les autres. Une partie de la gauche pense que la révolution numérique va détruire des emplois, que la croissance est à bout de souffle et que les ressources naturelles vont aussi manquer. Elle mise donc sur le partage du temps de travail et des revenus - les 32 heures, le revenu universel... L'autre gauche a une approche plus schumpétérienne, elle pense qu'il y aura encore des fruits à partager et à redistribuer.

D'où le clivage sur la valeur travail...

Oui, la philosophie du revenu universel, c'est la distribution de richesses sans condition ni contrepartie d'activité, y compris donc à ceux qui n'en ont pas besoin. C'est une rupture au sein de la gauche qui, historiquement, a toujours mis le travail au coeur de son projet.

Où se situe Jean-Luc Mélenchon ?

Opposé au revenu universel, il essaie de concilier des convictions jacobines, un héritage industrialiste et une profession de foi écologiste. C'est un mariage inhabituel. Ce n'est pas gagné.

La social-démocratie aurait un avenir en France, alors qu'elle est en crise partout ailleurs ?

Elle est en effet en recul quasiment partout, et presque toujours pour les mêmes raisons. Elle reposait sur des compromis entre redistribution et impératifs de production dans le cadre des Etats-nations. Dans des économies de plus en plus ouvertes, avec la mise en concurrence exacerbée des facteurs de production, les sociaux-démocrates ont pensé pouvoir préserver ces compromis à l'échelle européenne, mais la construction européenne n'a pas fourni les fruits escomptés. D'où ce grand débat actuel sur l'avenir du projet européen. Sans évolution à ce niveau, les sociaux-démocrates seront longtemps à la peine, y compris en France.

On parle de deux gauches irréconciliables, mais il y en a une troisième avec Emmanuel Macron...

A côté du pôle malthusien et du pôle schumpétérien social-démocrate, il y a en effet aussi un pôle social-libéral, qui revendique sa part à l'héritage d'un libéralisme très différent du néolibéralisme des années 1980. Il se réfère davantage à la philosophie des Lumières et à l'émancipation de l'individu par l'éducation, l'échange et le marché. Cela se traduit aujourd'hui par la lutte contre les rentes de toute sorte, la priorité donnée à l'égalité des chances, à l'innovation, etc.

Est-ce que ce sont des valeurs de gauche ?

Oui, c'est une partie de l'héritage de 1789 ! La gauche peut le revendiquer sans se trahir.

Y a-t-il de la place sur l'échiquier politique pour toutes ces gauches ? N'est-ce pas la défaite assurée à l'élection présidentielle ?

Traditionnellement, je le répète, la Ve République, c'est « s'unir ou périr ». Mais je ne suis pas sûr que cela fonctionne encore comme cela aujourd'hui, et une des offres à gauche peut se détacher au fil des semaines, entraîner une sorte de sélection naturelle brutale et l'emporter à l'arrivée.

Que conclure des effets des primaires ?

Alors qu'en 2011 François Hollande s'était imposé comme le candidat du compromis le plus à même de battre le sortant, les électeurs de la primaire de la droite ont voté en pensant avoir déjà gagné la présidentielle, et n'ont donc pas choisi un candidat du compromis. Les primaires peuvent accoucher d'une forme de radicalité.

Et à gauche ? Le PS risque d'être renvoyé pour longtemps dans l'opposition si Benoît Hamon l'emporte, comme c'est probable...

Le PS risque de traverser une crise aiguë. Il n'est d'ailleurs pas sûr qu'il y survive. Mais l'avenir de la gauche ne se confond pas nécessairement avec celui du PS tel que nous le connaissons.

Etienne Lefebvre, Les Echos
et Dominique Seux, Les Echos
Son actualité

Thierry Pech vient de publier « Insoumissions. Portrait de la France qui vient » (Seuil), un livre dans lequel il analyse les phénomènes de contestation qui se multiplient dans l'Hexagone.

Le think tank Terra Nova qu'il dirige a mis en ligne cette semaine sur son site (tnova.fr) une étude sur l'organisation du scrutin de la primaire de la droite et du centre, intitulée « L'Effet bocal ».

Terra Nova a aussi publié ce mois-ci, avec l'Institut de l'entreprise, un rapport de Jacques Barthélémy et Gilbert Cette intitulé : « Travailler au XXIe siècle - L'ubérisation de l'économie ? ».