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Le politiquement correct, l’islam et moi

Entretien avec le philosophe André Comte-Sponville (2/2)

 

Franck Crudo   CAUSEUR

Publié le 11 février 2016 Mots-clés : André Comte-Sponville, démocratie, Islam, Islamisme, marxisme

 

Dans un entretien en deux volets, le philosophe évoque son rapport à la gauche, à la laïcité, à l'islam, ses convergences et ses divergences avec Alain Finkielkraut, etc.

 

 Retrouvez ici la première partie de notre entretien

 

Franck Crudo : « Les bons sentiments ne font pas une politique », écrivez-vous. Ou encore : « Entre la loi de la jungle et la loi de l’amour il y a la loi tout court. Entre l’angélisme et la barbarie, il y a la politique. » Face à la barbarie justement, la négation du réel au nom d’un idéal comme dirait Nietzsche ou encore le politiquement correct ne deviennent-ils pas aussi dangereux que le politiquement abject ?

 

André Comte-Sponville : Quand bien même ils seraient aussi dangereux, ils n’en seraient pas pour autant aussi haïssables ! Qu’est-ce que le politiquement correct ? Une police de la pensée, le plus souvent intériorisée, qui interdit de dire ce qu’on croit vrai quand cette vérité ne correspond pas à ce qu’on voudrait qu’elle soit ou à ce qui serait, aux yeux de la pensée dominante, moralement ou politiquement souhaitable. C’est confondre le réel et le bien, la vérité et la valeur, au bénéfice de ces derniers. C’est moins la voix de la majorité que celle des élites réelles ou prétendues. Moins une langue de bois, contrairement à ce qu’on dit parfois, qu’une langue de coton – matériau plus doux, comme chacun sait, mais presque aussi difficile à avaler ! Par exemple il est politiquement correct de dire que l’islamisme radical n’a rien à voir avec l’islam, qui est une religion de paix et d’amour. Que ce soit souhaitable, c’est bien clair. Mais est-ce vrai ? Peu importe : il est politiquement correct de le dire… Même chose pour l’immigration : il est politiquement correct de dire qu’elle est une chance pour la France, pas du tout un problème. Comme si elle ne pouvait pas être les deux à la fois ! Mais le réel se venge : à force de refuser d’entendre ceux qui jugeaient que l’immigration extra-européenne, même nécessaire, posait un certain nombre de problèmes, on a fini par les pousser vers le parti qui prétend, bien sûr à tort, qu’elle est la source de tous nos maux ! Le politiquement correct, qui dénie les problèmes, fait le jeu du populisme, qui les hystérise. Et comme le politiquement correct, en France, est plutôt de gauche (parce que la gauche est surreprésentée dans le microcosme médiatique), il finit par faire le jeu de la droite dure, voire de l’extrême droite. C’est une raison supplémentaire de le combattre.

 

« Ceux qui prétendent qu’il n’y a “aucun rapport” entre le djihadisme et l’islam nient l’évidence »

Vous soulignez que le concept d’islamophobie est piégé parce qu’il a deux sens possibles (le racisme antimusulman, lequel est inadmissible, ou bien la critique d’une idéologie religieuse, laquelle est nécessaire) et que l’islam a bel et bien un rapport avec l’islamisme. Une idéologie – qu’elle soit politique ou religieuse – qui sécrète autant d’antisémitisme, de sexisme, d’homophobie, d’intolérance et qui soumet à ce point la raison à la foi est-elle compatible avec les valeurs de la République ou des Lumières ?

 

On a le droit, dans nos pays, d’être anticommuniste, antifasciste ou antilibéral. Pourquoi n’aurait-on pas le droit de s’opposer pareillement à telle ou telle religion, par exemple au judaïsme, au christianisme ou à l’islam ? Mais la frontière est souvent ténue entre l’antijudaïsme et l’antisémitisme, comme entre l’islamophobie et le racisme antimusulman. Il importe donc de rester doublement vigilant, pour préserver la liberté de l’esprit (on a le droit de critiquer toute idéologie, qu’elle soit religieuse ou pas) sans cesser de combattre le racisme, sous toutes ses formes. Notons d’ailleurs que le racisme antimusulman, en France, est très loin d’être le plus virulent. Un noir catholique ou un arabe athée seront beaucoup plus souvent victimes du racisme qu’un musulman de type européen ! Ce n’est pas une raison pour cesser de combattre ce racisme-là, mais arrêtons d’en faire l’essentiel. Quant à ceux qui prétendent qu’il n’y a « aucun rapport » entre le djihadisme et l’islam, ils nient l’évidence. Que penseriez-vous d’un chrétien qui vous dirait : « Il n’y a aucun rapport entre l’Inquisition et le christianisme, cela n’a rien à voir ! » ? Ou d’un marxiste qui vous dirait : « Il n’y a aucun rapport entre le marxisme et le stalinisme, cela n’a rien à voir ! » ? Vous vous diriez qu’il se raconte des histoires, et vous auriez raison. Que tout chrétien n’ait pas été un inquisiteur, que tout marxiste n’ait pas été stalinien, cela va de soi. Mais enfin tous les staliniens étaient marxistes, comme tous les inquisiteurs, dans nos pays, étaient chrétiens : ce ne peut pas être un hasard ! Que tout musulman ne soit pas djihadiste, c’est une autre évidence, mais qui n’annule pas le fait que tous les djihadistes sont musulmans. Qui peut croire que ce soit par hasard ou simplement par erreur ? C’est au contraire en faisant un travail d’élaboration critique, en essayant de penser ce qui, dans le christianisme ou le marxisme, a rendu l’Inquisition et le stalinisme possibles, que chrétiens et marxistes ont pu rompre, pour l’immense majorité d’entre eux, avec ces horreurs. C’est ce même travail d’élaboration critique qu’il faut demander aujourd’hui aux démocrates musulmans : qu’ils essaient de penser le rapport entre le djihadisme et l’islam, au lieu de le dénier perpétuellement, qu’ils analysent ce qui, dans l’islam et y compris dans le Coran, a rendu le djihadisme possible. Certains intellectuels musulmans ont commencé à faire ce travail, non sans courage, et il faut les soutenir plutôt que les mettre dans le même sac que leurs adversaires. De même que l’Inquisition ou le stalinisme ne sauraient justifier qu’on juge le christianisme ou le marxisme incompatibles avec les valeurs de la République ou des Lumières, le djihadisme ne saurait pas davantage justifier qu’on condamne l’islam en bloc ni qu’on prétende l’exclure définitivement du champ républicain ou progressiste. C’est pourquoi la thèse du « choc des civilisations » me paraît pernicieuse. Ce qui m’interdit d’y adhérer, c’est ce fait incontestable qu’il existe des démocrates musulmans et des fascistes judéo-chrétiens. Vous ne serez pas surpris que je me sente plus proche des premiers que des seconds !

 

Il faudrait alors s’entendre sur ce que sont les valeurs de la République et des Lumières. S’il s’agit de la démocratie, mais aussi de la séparation des pouvoirs, la tolérance, l’égalité homme-femme, la laïcité, la promotion de la raison et de l’esprit critique ou encore la défense des droits (de vote, de propriété, etc.) et des libertés individuelles (de conscience, d’expression, etc.), je ne connais jusqu’à présent aucun régime marxiste – même non stalinien – qui ait satisfait pleinement à tous ces critères. Raymond Aron, entre autres, a d’ailleurs écrit longuement sur le sujet. On peut avoir le même questionnement concernant l’islam, qui ne distingue pas le politique du religieux, contrairement au christianisme. Par ailleurs, il existe évidemment et fort heureusement des démocrates musulmans. Mais les valeurs de la République et des Lumières ne se limitent pas à la démocratie…

 

Alors, qu’allez-vous faire ? Interdire la lecture de Marx ou du Coran, mettre marxistes et musulmans en prison, les sommer de choisir entre l’exil et l’apostasie ? Restons sérieux ! Je peux vous présenter plusieurs de mes amis marxistes ou musulmans qui sont aussi attachés que vous à la séparation des pouvoirs, à la laïcité, à l’égalité hommes-femmes et aux libertés individuelles. Vous me direz qu’ils ne sont pas fidèles au marxisme ou à l’islam orthodoxes… Et alors ? Ils ont bien le droit d’évoluer, de contextualiser, de relativiser ! Juifs et chrétiens l’ont fait avant eux. Renoncer à la dictature du prolétariat, ce n’est pas forcément cesser d’être marxiste. Renoncer au machisme ou au Califat, ce n’est pas forcément cesser d’être musulman. De même que consentir à la laïcité, comme les chrétiens l’ont fait tardivement, ce ne fut pas renoncer au christianisme. Bref, je refuse de choisir mes alliés en fonction de la religion ou de la doctrine de tel ou tel. Je préfère me battre au côté de tous les démocrates, contre nos adversaires communs, tout en continuant à critiquer, comme je le fais depuis trente ans, et le marxisme et la religion, notamment musulmane.

 

« Disons la chose clairement : le communisme, je suis contre ! L’islam, je suis contre ! »

Je suis évidemment d’accord avec vous en ce qui concerne les individus. Et je n’ai heureusement pas prétendu qu’il fallait interdire ou mettre en prison quoi ou qui que ce soit. Au nom de la défense des valeurs de la République et des Lumières, ce serait d’ailleurs un sacré paradoxe. Vous me direz, Robespierre et quelques autres l’ont bien fait… C’est surtout la doctrine qui me laisse perplexe. Ce n’est peut-être pas un hasard si aucun régime se réclamant du marxisme ou aucun régime dans les pays musulmans, fut-il démocratique, ne s’est encore pleinement reconnu dans ces valeurs. Ce qui est d’autant plus difficile quand la population fait gagner les islamistes aux élections… Après, on peut estimer qu’il faut du temps pour laisser ces pays évoluer favorablement ou contextualiser, comme vous dites. A contrario, on peut penser que ce qui est consubstantiel à ces idéologies politiques ou religieuses rend l’adaptation à ces fameuses valeurs pour le moins difficile, dans le cadre d’un État. Ou alors, il faudrait sacrément amender la doctrine de base…

 

Et moi, vous croyez peut-être que le marxisme et l’islam ne me laissent pas perplexe, ou plutôt carrément réticent ? Disons la chose clairement : le communisme, je suis contre ! L’islam, je suis contre ! J’ai pour cela d’excellentes raisons, sur lesquelles je me suis souvent expliqué et qui rejoignent largement les vôtres. Mais vous me demandiez si marxisme et islam pouvaient être compatibles avec les valeurs des Lumières et de la République. Je vous réponds que oui, à condition que marxistes et musulmans renoncent à certains traits traditionnels de leurs doctrines et fassent le travail de modernisation et d’élaboration critique nécessaire. Vous me direz que cela ne vaut que pour les individus, pas pour la doctrine originelle. Sans doute. Mais c’est aux individus que je m’adresse, pas aux systèmes (que j’ai abondamment critiqués par ailleurs : c’est surtout vrai du marxisme, mais vous ne m’en voudrez pas de m’intéresser davantage à Marx qu’à Mahomet).

 

Montaigne, Pascal, Voltaire, Montesquieu, Bossuet, Condorcet, Lévi-Strauss… De nombreux philosophes français (sans parler des autres) ont été très critiques envers l’islam, en leur temps. Pourquoi, dans notre pays, est-il si difficile aujourd’hui pour un intellectuel d’émettre une critique argumentée de cette religion sans se voir reprocher de faire le jeu de la réaction ou de se laisser aller à l’amalgame et à la stigmatisation ?

 

Qui vous empêche de critiquer l’islam ? Onfray l’a fait vigoureusement, dans son Traité d’athéologie, et je n’ai pas l’impression que cela lui ait nui… Pour ma part, si je parle peu de l’islam, c’est que je le connais mal et que j’ai le plus grand mal à m’y intéresser. J’ai essayé plusieurs fois de lire le Coran : le livre me tombe des mains, au bout de quelques pages. Quant à critiquer les propos de tel ou tel imbécile, qu’il soit musulman ou pas, non merci : j’ai mieux à faire ! Je préfère présenter une critique argumentée de toutes les religions, surtout quand elles prennent des formes obscurantistes ou fanatiques : voyez mon livre L’esprit de l’athéisme

 

« Je mourrai sans doute à gauche, mais cela ne m’oblige pas à approuver tout ce qu’elle peut faire ou dire »

Vous vous définissez comme un humaniste pratique et non dogmatique. Vous écrivez notamment : « La simple connaissance de soi, comme l’a vu Bergson, pousse à plaindre ou à mépriser l’homme, davantage qu’à l’admirer. » Ou encore : « Je suis humaniste à la façon de Montaigne. Il ne s’agit pas de croire en l’homme, comme on le dit niaisement, mais plutôt de nous pardonner mutuellement le peu que nous sommes. Il ne s’agit pas de croire en l’homme mais de le protéger, y compris contre lui-même ». Cet humanisme désenchanté n’est-il pas intellectuellement plus proche de la droite que de la gauche, laquelle est plus Rousseauiste sur le sujet et a davantage tendance à idéaliser la nature humaine ?

 

Droite et gauche sont des positions politiques, pas des philosophies ! En pratique, vous avez pourtant raison : la gauche s’inspire plus souvent de Rousseau – ou de la vision bien niaise qu’elle s’en fait – que de Machiavel, Montaigne, Pascal, Spinoza ou Althusser. Eh bien disons que je suis une exception. « Être de gauche, disait Coluche, cela ne dispense pas d’être intelligent. » Cela ne dispense pas non plus, ajouterai-je, d’être lucide sur l’humanité ! Épicure le disait déjà : « L’homme n’est de nature ni sociable ni en possession de mœurs douces. » C’est pourquoi nous avons besoin de lois, donc de politique : non parce que nous serions naturellement bons mais pour que nous ayons une chance, culturellement, de le devenir, et d’abord pour nous interdire collectivement le pire !

 

Vous citiez Camus en préambule. En fait, quand on vous lit, on a presque l’impression que vous aussi vous pourriez écrire : « Je mourrai à gauche, malgré elle, malgré moi… »

 

Ce n’est pas vraiment mon problème. Quand je lis Aristote ou Épicure, Montaigne ou Descartes, je ne me demande pas s’ils étaient de droite ou de gauche ! Et même quand je lis Alain ou Sartre : j’ai beau connaître fort bien leurs opinions politiques, ce ne sont pas elles qui m’importent. Il y a de la contingence dans toute opinion. Si je suis de gauche, c’est d’abord parce que je suis attaché à la justice sociale, au progrès, à la protection des plus faibles. C’est aussi parce que j’avais 16 ans en 1968, et un père très à droite. Cela ne fait pas une philosophie ! Bref, je mourrai sans doute à gauche, par fidélité à un certain nombre de valeurs (souvent d’origine judéo-chrétienne, comme vous l’avez remarqué). Mais cela ne m’oblige pas à approuver tout ce que peut faire ou dire la gauche française (hélas, elle dit plus qu’elle ne fait !), ni ne m’empêche de critiquer le mélange d’archaïsme, d’aveuglement et d’angélisme qui lui tient trop souvent lieu d’analyse et de programme !

 

je me rends à ses obsèques où je dois retrouver Jacques Delcros de l'USM et Henry...Il est loin le premier match où nous discutions avec Roland le long de la barrière blanche de Lucien Desprats

Photo de Michel Desmoulin.
Photo de Michel Desmoulin.

Michel Desmoulin a ajouté 2 photos.

3 h ·
 

Il y a quelques jours, sur mon blog desmoulin.net, j'évoquais la glorieuse équipe de rugby de Cahors dans les années 50. Roland Lavau, le demi de mêlée, compagnon de mes 20 ans, vient de nous quitter. Comme tous les Cadurciens, je pense à lui et à sa famille

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  Le Livre de Sarko et les libraires

 

Le métier de libraire n'est pas toujours facile : il doit parfois vendre, contraint et forcé, des livres qu'il n'aime pas, voire qu'il n'a pas commandés. Alors il arrive que le libraire, souvent excédé et parfois facétieux, se venge. Démonstration avec La France pour la vie de Nicolas Sarkozy.
Les libraires indépendants ont reçu, en janvier dernier, des cartons remplis d'exemplaires de La France pour la vie de Nicolas Sarkozy. Des exemplaires qu'ils n'avaient pas commandés, envoyés par l'éditeur via son distributeur. Il s'agit là de vente forcée, qu'on appelle dans le jargon un "office sauvage" (l'office est une sorte d'abonnement par lequel le libraire s'engage, auprès d'un distributeur, à acheter un certain nombre de nouveautés ; plus de précisions par là).
 Ces libraires se voient donc contraints de vendre La France pour la vie, car renvoyer les livres au distributeur a un coût facturé par celui-ci. Comment se venger de ce mauvais coup ? En faisant cohabiter le bouquin de Sarkozy avec d'autres, judicieusement choisis. C'est le sport auquel se livrent les libraires depuis quelques jours, via les réseaux sociaux..............

Photo D.R.

Photo D.R.

Photo D.R.

Photo D.R.


 Ce genre de gag (dont on espère qu'il va prospérer) n'est pas nouveau ; en 2004, un libraire avait fait cohabiter dans sa vitrine l'autobiographie de Bill Clinton avec un dictionnaire français-anglais des expressions courantes intitulé Nom d'une pipe !

 



15/02/2016
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