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Que nous arrive-t-il ?
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par Jacques Julliard, pour Marianne - mai 2022
La guerre en Ukraine, un tournant majeur dans notre Histoire ? Tout le monde, aujourd’hui, en convient, mais pourquoi et comment ?
D’abord, et avant tout, parce qu’elle est la négation de l’idée sous-jacente à l’ordre international depuis 1945, c’est-à-dire l’impossibilité d’un conflit nucléaire mondial, par évitement de toute confrontation directe entre deux pays possesseurs de la bombe. Certes, nous avons connu, nous autres Français, la guerre du Vietnam et celle d’Algérie, nées de la décolonisation. Et, par ailleurs, les conflits régionaux n’ont pas manqué, notamment au Proche-Orient, ou en Afghanistan, mais l’instinct de survie a dicté aux deux grands d’alors, États-Unis et URSS, le refus d’une confrontation directe, avec le risque de montée aux extrêmes : ainsi, lors de la crise des missiles de Cuba (du 14 au 28 octobre 1962).
C’est cette règle tacite que Vladimir Poutine, le sombre paranoïaque qui règne sans partage sur la Russie, menace de transgresser. D’abord, en attaquant brutalement, sans la moindre raison avouable, sans la moindre tentative de pourparlers préalables, l’Ukraine, un État indépendant, et en y menant une guerre atroce : massacres de civils, tortures, exécutions sommaires, bombardements aveugles de zones résidentielles, d’écoles, d’hôpitaux, de maternités. C’est un trait propre aux dictateurs hitléroïdes de prêter à leurs victimes les projets criminels qu’ils sont en train d’exécuter : Poutine, tout à coup, s’attaque au prétendu nazisme ukrainien, avec des procédés dignes des nazis. Et, surtout, devant le sidérant fiasco de son raid éclair, il fait planer la menace d’un élargissement du conflit et du recours à l’arme nucléaire. Résultat : voilà d’un coup brisé le postulat d’un continuum démocratique entre l’Occident, nommément l’Europe, et son principal voisin, nommément la Russie. Le monde heureux, le monde optimiste de la décennie 1990-2000, autrement dit les années Fukuyama, du nom du politiste américain qui pariait sur un ralliement progressif de tous les pays à la démocratie libérale, ce monde a volé en éclats, et Poutine parachève ce que le terrorisme islamique avait entrepris. Il est donc inutile de se demander si ce joueur de poker, qui joue ou feint de jouer la survie de l’humanité sur un coup de bluff, si cet homme-là est fou. Il nous suffit d’observer, pour dicter notre conduite, qu’il commet des folies.
D’où le caractère paradoxal et extraordinairement dangereux du monde dans lequel nous sommes entrés. D’une part, on assiste, en effet, depuis des années à la régression de l’idée démocratique dans les grandes puissances de la planète : en Russie, de Gorbatchev à Poutine ; en Chine, de Deng Xiaoping à Xi Jinping ; et même en Inde, de Jawaharlal Nehru à Narendra Modi, qui persécute les musulmans et les chrétiens. À l’échelle des gouvernements, le recul de la démocratie est planétaire ; mais, en même temps, la poussée de toutes les populations vers plus de liberté n’est pas moins spectaculaire. Combien de temps les tyrans qui règnent sur près des deux tiers de l’humanité résisteront-ils aux aspirations de leurs peuples ? Leurs réflexes sont ceux d’occupants de forteresses assiégées, avec Internet pour forcer les barrages. Il y aura, un jour, n’en doutons pas, un printemps russe, un printemps chinois…
En attendant, l’Occident est seul. Mais la prise de conscience de cette solitude quand il s’agit d’aider les Ukrainiens à se défendre a eu des résultats stupéfiants. En quelques semaines, l’Otan – qu’Emmanuel Macron jugeait naguère, non sans raison, en état de mort cérébrale –, l’Union européenne, qui désespérait ses partisans par un véritable parti pris d’impuissance politique et stratégique, se réveillent ; Joe Biden, le plus célèbre «endormi» de la planète, sort à son tour – et de quelle façon ! – de son sommeil et se révèle être au monde d’aujourd’hui ce que Harry S. Truman fut à celui d’hier. Ce réveil occidental s’étalera sur des années ; il connaîtra des avancées et des reculs – on le voit déjà avec la difficulté des Européens à se mettre d’accord sur un boycott du pétrole de la Russie ; et de son gaz à plus forte raison.
«Le concept d’autonomie stratégique s’impose à tous comme un outil essentiel contre l’arrogance des dictateurs.»
L’élément le plus nouveau, le plus porteur d’avenir, le voici : la voie atlantique, incarnée par l’Otan, et la voie européenne, incarnée par l’Union, ont cessé d’être antithétiques et tendent à devenir complémentaires. L’Otan sans l’Europe, c’était pour celle-ci la subordination ; l’Europe sans l’Otan serait, pour de longues années, l’impuissance. Leur querelle, alimentée par les poutiniens de l’intérieur, est devenue sans objet. Le concept d’autonomie stratégique, défendu par Emmanuel Macron depuis 2017 dans une ligne que l’on pourrait qualifier de néogaullienne, s’était heurté cinq années durant au scepticisme de nos partenaires, et notamment du principal d’entre eux, l’Allemagne d’Angela Merkel : aujourd’hui, il s’impose à tous comme un outil essentiel contre l’arrogance des dictateurs. Il n’est que de voir la rapidité avec laquelle des pays comme la Finlande et la Suède ont opéré une véritable révolution mentale. Sans parler de la Géorgie et de l’Ukraine elle-même. Tout à coup, à l’Otan, on refuse du monde. C’est la preuve que le tournant stratégique nouveau, ou si l’on préfère la fin définitive des années Fukuyama, s’impose à tous les esprits réalistes. Il n’en a guère été question pendant la campagne présidentielle. Tant il est vrai que la politique est devenue le moyen dont usent ses professionnels pour se cacher à eux-mêmes et pour cacher aux autres l’existence du monde extérieur.
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