1014-Note de Lecture de Cécile Vaissié (Le Lot sous l'occupation) 7 posts

Note de lecture rédigée sur Facebook par notre compatriote Cécile Vaissié (extraits)

 

Sur le « portail internet du Quercy » (un site récemment complété, me semble-t-il) figure une médiocre nouvelle de soixante-cinq pages, Le Voyage (<a>http://www.quercy.net/contes/le-voyage.pdf</a>), qui date de mai 2002 et a été rédigée par Philippe Desjeux, né – d'après mes sources - en avril 1921. Son texte raconte l'histoire d'un vieil homme, Flavien, qui ressemble énormément à l'auteur et qui, sentant sa mort approcher, veut mettre ses papiers et son passé en ordre (« Il voulait faire défiler sa vie; être prêt à tout laisser sans regrets ; fermer la parenthèse; s'abandonner. »). Il décide donc d'engager pour cela une collaboratrice…..

 Le ton est donné : il s'agit autant de classer des souvenirs que de préserver des secrets. Flavien engage donc une jeune femme, Prisca, et décide de partir avec elle et son amie Tiphaine faire un voyage sur les lieux qu'il a aimés jadis, afin que la jeune femme puisse par la suite, « écrire une synthèse d'un moment de (la) vie (du vieil homme) ». Celui-ci lui déclare :

 

  1. « Le printemps pour nous sera magnifique. Nous avons tout le temps devant nous ; nous ferons l'école buissonnière. Au gré de notre inspiration nous prendrons des petites routes.. Nous irons de clochers en clochers ;….. Peut-être est-ce mon dernier voyage. Je le veux heureux, heureux pour moi, heureux pour vous. Il retracera aussi les étapes amoureuses de ma vie. »

 

Effectivement, l'auteur y évoque surtout les femmes que son personnage a croisées au cours de sa vie : « Je les ai aimées passionnément, l'amour que j'ai eu pour toutes est resté si vivace ! Me rappeler leur souvenir, penser à elles, réjouit les derniers jours de ma vie. Ce sont ces bonheurs que je veux vous faire écrire. Qu'il en reste le souvenir! »

 

En revanche, dans cette nouvelle qui se veut certes littéraire, mais est redoutablement autobiographique, l'auteur « oublie » de signaler un point : s'il souligne abondamment, outre les nombreuses conquêtes féminines, la réussite sociale et la culture de  Flavien, il ne fait aucune référence ni à la Seconde Guerre mondiale, ni à la milice du Lot. Pourtant, Philippe Desjeux a été, pendant quelques mois, chef-adjoint de la milice lotoise, et son père, René Desjeux, né le 2 mai 1875, a été un milicien et collaborateur notoire.

 

« Flavien » décrit longuement l'ancienne propriété lotoise de sa famille, où il passe avec ses deux accompagnatrices : « Un manoir du XVIIIe siècle, carré, trapu, avec une cour intérieure marquée en son milieu par un puits à qui l'on avait gardé son caractère un peu vieillot ». Il l'appelle « le manoir de Tartabelle » et précise que cette demeure « avait fait partie, jadis, de l'ancienne commanderie des Templiers du Bastid » : « Elle avait été conservée par l'Abbé de Fouilhac de Mordesson, qui s'était retiré à Tartabelle pour y prier et écrire les sermons qui servaient de base aux homélies des Évêques de Cahors. » Il ajoute :

 

  1. « Flavien était né dans cette maison et gardait pour elle une très grande tendresse. Il y avait passé naturellement sa plus petite enfance, un peu en sauvageon …..

Bucolique.

 En fait, ce lieu est le « château » - un manoir, plutôt - de Mordesson, qui appartenait à la famille Desjeux.

 Ajoutons quelques détails passés sous silence à cette nouvelle sur la mémoire et les souvenirs. 

Dans la nuit du 5 au 6 mars 1944, un avion a parachuté des armes et des munitions, dans la commune de Rignac (Lot). Mais cet envoi est tombé dans le domaine du château de Mordesson. René Desjeux a immédiatement prévenu les autorités allemandes par téléphone, et celles-ci se sont rendues sur les lieux où elles ont saisi toutes les armes. En représailles, le château de Mordesson a été, en partie, incendié par le maquis, une dizaine de jours plus tard [1].

René Desjeux, présent au château, a fait feu sur le maquis, mais lui et sa femme ont survécu à l'incendie. Un métayer du château a raconté que, « peu de temps après, le fils Philippe, capitaine milicien, arrivait avec 5 ou 6 de ses subordonnés armés et déclarait que, si ses parents avaient péri dans l'incendie, une vingtaine d'otages auraient été pris dans les environs ». 

 Peu après, la famille Desjeux a quitté Mordesson et, en janvier 1945, n'y avait toujours pas remis les pieds. D'après le métayer, le père et la mère se trouvaient… à Vichy. Le maire de Rignac dira que, «depuis le début de l'occupation, le père, la mère et le fils Philippe étaient tous trois de fervents collaborateurs » : le père a été « un milicien acharné » et le fils, « chef départemental de la milice à Cahors »[2] (CV : non, adjoint du chef).

 Il n'y a pas un mot de cela dans cette nouvelle qui évoque, en revanche, la « première expérience amoureuse » de Flavien, à cinq ans… La seconde, aussi. Et les suivantes. Et les truffes, le vin, Compostelle…

 

L'auteur était milicien à Cahors. Or, Flavien décide de passer à Cahors :

 « J'ai passé quelques mois à Cahors. J'en ai gardé des souvenirs et si je vous ai parlé du Pont Valentré, c'est qu'il évoque pour moi le visage d'une jeune cadurcienne qui m'a été particulièrement chère. Elle s'appelait Mado Lavernier. Son père était chauffeur de taxi ; elle vivait seule avec lui et ses courses de nuit laissaient à Mado un très grand temps de liberté. Elle avait la fraîcheur de ses vingt ans. Elle avait un joli visage, rond, d'où ressortaient deux grands yeux bruns. Je ne me rappelle plus comment je l'avais connue mais je me souviens bien qu'elle s'abandonna pour la première fois, une nuit d'été, que nous nous promenions sur le Pont Valentré. »

 

Charmant.

 « Mado Lavernier » (dont le nom a été légèrement déformé par Desjeux, mais dont le père était effectivement chauffeur de taxi) a été la première personne jugée par la Cour martiale siégeant à Cahors le 16 septembre 1944, après la libération de la ville (l'assesseur du président de cette cour était René Andrieu qui a, par la suite, travaillé pour le Kominform à Belgrade et à Bucarest, et est devenu rédacteur en chef de L'Humanité, mais c'est une autre histoire – fascinante, d'ailleurs). 

 

Inculpée d' « intelligence avec l'ennemi », « Mado Lavernier » n'était, en fait, pas coupable de grand-chose, si ce n'est d'avoir passé trop de temps dans les cafés du boulevard Gambetta avec les miliciens locaux et d'avoir été photographiée après avoir revêtu un uniforme allemand, pour « s'amuser » avec des amies. D'ailleurs, rejugée en septembre 1946, elle a été condamnée à cinq ans d'indignité nationale, et relaxée. Pas un mot de tout cela dans cette nouvelle sur les souvenirs, où l'auteur résume pourtant l'histoire de Cahors depuis le XIIe siècle, en passant par les Templiers, Jean XXIII et les procédés de conservation des truffes...

 

Le 8 mai 1945, Philippe Desjeux, vingt-trois ans, « collaborateur dénonciateur milicien », a été condamné, par contumace, à dix ans de travaux forcés, par la Cour de justice siégeant à Cahors. 

Son père, lui aussi jugé in absentia, a écopé de cinq ans de travaux forcés. 

Rejugé en sa présence le 18 octobre 1945, le père a été condamné à dix ans de réclusion [3]. Son fils semble avoir  échappé aux recherches.

 




[1] Archives départementales du Lot. 1 W 972. 1180 W 9.

[2] Archives départementales du Lot. 1 W 196.

[3] Archives départementales du Lot. 1180 W 9.



29/03/2014
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