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 Dominique Reynié : «Ce premier quart de siècle annonce une époque de grands troubles et de grandes agitations»

  • propos recueillis par Alexandre Devecchio, pour Le Figaro - novembre 2024
ENTRETIEN - Le directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), think-tank libéral qui fête ses 20 ans aujourd’hui*, analyse les grandes évolutions des démocraties depuis 2000 et les raisons de l’enracinement général d’un vote protestataire de droite.
 

Le Figaro. - La Fondapol fête ses 20 ans, vous en êtes le directeur général depuis novembre 2008. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Dominique Reynié. - Les années 2004-2024 sont dominées par des bouleversements majeurs. Ils se déploient sous nos yeux. Ce premier quart de siècle annonce une époque de grands troubles et de grandes agitations. Tous les pays, tous les systèmes politiques sont mis au défi de s’adapter, mais les démocraties découvrent un peu plus chaque jour leurs grandes fragilités, et la France en particulier, dans un monde de plus en plus dangereux.
En 2004, la Fondapol est née à l’initiative de Jérôme Monod pour répondre aux interrogations suscitées par le cours d’une histoire qui semble brisé. L’Occident est défié ; la liberté est contestée, à l’extérieur, par des États despotiques, mais aussi à l’intérieur des États démocratiques par le retour de forces politiques hostiles à l’économie de marché, hostiles à l’État de droit, hostiles à la liberté d’opinion, et même hostiles à la science, tout ce qui a fait la puissance et la réussite de l’Occident, mais aussi, je le crois, le progrès du monde et de l’humanité.
 

Quel est le rôle des think-tanks en général, quel a été celui de la Fondapol et quel peut-il être dans l’avenir alors que la recomposition du champ politique semble totale ?

Les think-tanks apparaissent au tournant du XIXe et du XXe siècle, d’abord en Angleterre puis aux États-Unis. Ce sont des organisations dédiées à l’étude d’une société donnée, des problèmes qu’elle rencontre et des solutions envisageables. Le rôle de think-tanks n’est pas l’affrontement électoral mais la mobilisation de l’expertise et de la discussion publique pour produire des idées utiles aux responsables d’institutions et d’organisations publiques et privées, et qui, eux, sont appelés à prendre des décisions.

Les États-Unis ont une véritable culture des think-tanks. Celle-ci est-elle suffisamment développée en France ?

Les États-Unis bénéficient en effet d’une solide tradition en ce domaine. Mais, en France, on trouve déjà l’idée des think-tanks dans nos «salons littéraires et philosophiques», entre le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle, puis dans nos «clubs politiques», entre le milieu du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Cependant, aujourd’hui, les think-tanks français n’atteignent pas la puissance observable aux États-Unis ni même chez nos voisins européens.

«Les think-tanks sont regardés comme des organisations qui n’ont que des expertises et des idées à proposer, tandis que notre étatisme centralisateur a fait de l’État son propre think-tank.»

 
Cette faiblesse française est l’une des expressions du désintérêt de l’État pour la société civile. L’État reconnaît les partis et les syndicats parce qu’il les considère comme des représentants de catégories d’opinions ou d’intérêts avec lesquelles il devra nécessairement négocier. Les think-tanks sont regardés comme des organisations qui n’ont que des expertises et des idées à proposer, tandis que notre étatisme centralisateur a fait de l’État son propre think-tank. L’État s’adresse à lui-même des recommandations pour répondre à des problèmes qu’il ne parvient pas à résoudre, a fortiori quand il en est de plus en plus souvent la cause.
 

La Fondapol est un think-tank de sensibilité plutôt libérale. Cependant, le monde d’aujourd’hui apparaît beaucoup plus protectionniste qu’il y a vingt ans et les clivages traditionnels ont volé en éclat. Dans ce contexte, avez-vous été amené à faire évoluer votre logiciel politique ?

La Fondapol se reconnaît dans une philosophie libérale. Nous pensons que la liberté guidée par la responsabilité est la condition fondamentale du progrès d’une société et de sa puissance dans le monde. Notre philosophie ne saurait changer, d’autant plus que la liberté est à nouveau durement attaquée. Notre activité évolue d’ailleurs en tenant compte de cette nouvelle situation historique.
Les menaces grandissantes qui pèsent sur nos libertés appellent de notre part, de la Fondapol, un développement de nos efforts de recherche dans le domaine de la sécurité intérieure, de la défense comme des moyens de conduire la guerre. Nous allons également renforcer nos travaux sur l’enjeu démographique, et ceci dès le mois de décembre 2024.

Vous aviez été l’un des premiers observateurs français à prédire la montée en puissance des mouvements populistes. Auriez-vous pu imaginer cependant l’élection puis la réélection de Trump ?

L’incertitude de la victoire de Donald Trump tenait d’abord à ses nombreux ennuis judiciaires. La justice de son pays a décidé de ne pas lui barrer la route, même malgré l’événement survenu au Capitole le 6 janvier 2021. Ensuite, Donald Trump pouvait se heurter à une sorte de barrière morale ou à une crainte démocratique, au vu de la gravité de telles transgressions. Cela n’a pas été le cas non plus.

«Sur le plan politique et électoral, voilà près de trente ans maintenant qu’un vote protestataire de droite se diffuse et s’enracine dans les pays démocratiques.»

 
Donald Trump l’a emporté. Mais on se trompe en parlant de «raz-de-marée électoral» au motif que le Parti républicain a raflé 58 % des grands électeurs. Sa victoire est la conséquence des mécanismes du système américain. Mais, du point de vue de l’analyse et de l’anticipation, on ne peut oublier que ces 58 % représentent précisément 50 % des suffrages exprimés, soit une avance de 2,5 millions de suffrages sur Kamala Harris (48,4 %), ce qui représente 0,9 % des électeurs inscrits.
Sur le plan politique et électoral, voilà près de trente ans maintenant qu’un vote protestataire de droite se diffuse et s’enracine dans les pays démocratiques. Donc, une fois levée l’hypothèque judiciaire, tous les espoirs étaient permis à Donald Trump. Il pouvait compter sur l’état de division de la société américaine, la déliquescence du débat public, notamment sous l’effet de l’information et de la discussion via les médias numériques et, enfin, le glissement des sociétés occidentales vers la droite populiste.
Il n’a pu qu’être encouragé par les élections nationales en Europe, depuis plusieurs années, comme par les nouveaux progrès de la droite et des populistes de droite aux élections européennes du 9 juin 2024. Le monde de l’analyse et du commentaire n’a pas su, ou pas voulu, accorder suffisamment d’intérêt à ces données. Elles confirment pourtant les scrutins précédents, y compris des élections européennes de 2019.
Pourtant, cette fois, c’est l’Europe qui a précédé les États-Unis et préfiguré l’expression politique de sa population. Nous verrons si le trumpisme est un populisme que le succès métamorphose en un conservatisme ou, différemment, si les difficultés rencontrées poussent vers l’illibéralisme, c’est-à-dire vers la tentation de détacher la démocratie électorale des règles de l’État de droit.
 

Doit-on vraiment continuer à mettre dans le même sac tous les partis dits «populistes». Quels points communs entre Orban, Trump, Le Pen ou Meloni, hormis le fait qu’ils entendent réguler l’immigration massive ?

Ces différents cas ont leurs spécificités et leurs raisons singulières. Cependant, je crois qu’ils procèdent d’une même réaction à ce que je nomme la crise patrimoniale des sociétés occidentales. La crise est patrimoniale en ce sens qu’elle concerne le patrimoine matériel, le niveau de vie et le patrimoine immatériel, le style de vie.
Pour faire court, la globalisation, en particulier à travers ses effets perçus, tels que l’immigration en général et l’islam en particulier, mais aussi les conséquences des réseaux sociaux ou des phénomènes comme le «wokisme», activent fortement le sentiment d’une dépossession et d’une désagrégation culturelle. Le wokisme y participe de la même façon.
Or, si les partis populistes se présentent en défenseurs du patrimoine matériel, le niveau de vie, ils ne sont pas les seuls ; les partis classiques le font aussi. En revanche, seuls les populistes, en fait les populistes de droite, prennent aussi en charge la défense d’un patrimoine immatériel largement délaissé par les partis classiques qui y voient l’expression d’une revendication identitaire qu’ils récusent plus ou moins explicitement.
 
 

Etes-vous toujours aussi inquiet de la montée de ces nouvelles formes partisanes. Le populisme n’est-il pas tout simplement la traduction d’une demande démocratique que les autres partis n’ont pas su ou pas voulu prendre en charge ? Et même sur le plan économique, les bilans de Trump, Orban ou Meloni ne sont-ils pas plutôt bons ?

Nous sommes le pays où le populisme peut réussir avec le plus d’éclat et le plus d’effets, en raison de l’élection présidentielle. Le grand paradoxe français en ce qui concerne le populisme est que plus nos difficultés grandissent, plus notre système politique les aggrave en favorisant le succès d’une candidature protestataire.

«En 2024, nous dépensons plus de 50 milliards d’euros pour le paiement des seuls intérêts de la dette, et en 2025, cette facture montera à plus de 70 milliards.»

 
En effet, dans un contexte qui appelle nécessairement des économies drastiques, les partis populistes seront les grands bénéficiaires des colères que susciteront des politiques d’austérité qu’il faut engager. Mais, une fois au pouvoir grâce à la crise, les populistes seront les moins capables de maintenir ce cap nécessaire qui les opposera frontalement à leur électorat.
Il ne sera pas facile de reprocher aux populistes arrivés au pouvoir d’ignorer l’équilibre des comptes, puisque tous leurs prédécesseurs le font depuis cinquante ans, mais nous sommes au moment où cela devient impossible de ne pas le faire, et nous y sommes. En 2024, nous dépensons plus de 50 milliards d’euros pour le paiement des seuls intérêts de la dette, et en 2025, cette facture montera à plus de 70 milliards.
La tripartition entre gauche radicale, bloc central, et national-populisme est-elle appelée à durer et à structurer pour les prochaines décennies le débat politique ?
Notre système politique est en cours de recomposition au moins depuis le 21 avril 2002. Ce choc historique a d’ailleurs joué un rôle déterminant dans la décision de Jérôme Monod de créer la Fondapol. Dans le contexte historique, politique et financier actuel, les partis traditionnels ont peu de chance de restaurer leur légitimité passée.
Les recompositions vont s’opérer au contact des épreuves et des transformations qu’elles opèrent. Il me semble qu’un double clivage jouera un rôle important ; d’une part, celui qui distinguera les modérés et les extrémistes ; d’autre part, celui qui distinguera les défenseurs de la liberté et les promoteurs de l’autoritarisme — qu’il soit politique ou religieux. Le rôle du religieux, sous la forme du théologico-politique musulman, sera déterminant.
 

La France est l’un des rares pays occidentaux à n’avoir pas connu d’expérience populiste. Cela peut-il encore perdurer longtemps ? Le gouvernement actuel peut-il, selon vous, résister ?

 
On peut avoir en effet le sentiment que cette coalition de circonstances, c’est le cas de le dire, constitue la dernière tentative dont l’échec favoriserait grandement la victoire populiste, c’est-à-dire celle du RN. Le gouvernement de Michel Barnier peut tenir, en premier lieu, parce qu’une élection présidentielle est prévue en 2027.
«Le fonctionnement de l’Assemblée nationale depuis quelques mois ne permet pas d’exclure qu’une partie de nos élus déclenche une crise majeure, par inconscience, par mauvais calcul ou par accident.»
Les principaux acteurs, réels ou supposés, devraient réfléchir avant de risquer d’endosser la responsabilité d’une crise politique qui serait d’une gravité extrême, en particulier par ses effets dévastateurs sur nos finances publiques. Mais le fonctionnement de l’Assemblée nationale depuis quelques mois ne permet pas d’exclure qu’une partie de nos élus déclenche une crise majeure, par inconscience, par mauvais calcul ou par accident.
 

L’absence d’alternance n’est-elle pas plus préoccupante pour la démocratie que l’arrivée au pouvoir éventuelle du Rassemblement national ?

 
Il y a deux formes d’alternance, celle des équipes dirigeantes et celle des politiques menées. Depuis longtemps déjà les Français ont le sentiment que l’alternance, principalement entre la gauche et la droite, ne change rien aux politiques menées. Ce ne sont pas les mêmes qui gouvernent mais ils gouvernent de la même façon — entendez : aussi mal les uns que les autres. Les Français pourraient s’interroger sur leurs propres responsabilités dans cette situation, mais ils en sont dissuadés par l’élection présidentielle qui leur promet régulièrement que «la rencontre entre un homme et le peuple» accomplira, cette fois c’est sûr, les prodiges promis.
Or, la crise de l’alternance est en réalité une crise de l’alternative. Nous n’avons pas d’autres choix que la rigueur comptable, et nous ne l’avons toujours pas engagée. Le paradoxe est qu’aujourd’hui, alors que la victoire d’une candidature protestataire est devenue possible, parce que notre situation politique et financière est très dégradée, l’inéligibilité de Marine Le Pen, même de droit, n’en sera pas moins perçue comme un dernier «barrage», et comme une opération pernicieuse dressée pour contraindre les électeurs à choisir à nouveau parmi ceux qui les ont déjà déçus depuis bien longtemps. La crise démocratique n’est pas loin. L’analyse des différentes dimensions de cette crise et de ses conséquences possibles traverse les travaux de la Fondapol et le livre que nous publions à l’occasion de ses vingt ans.�
  • Illustration : Dominique Reynié est professeur des universités et directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, un think-tank libéral qui fête ses vingt ans cette année. À cette occasion il présente «Fondapol. Des idées pour la Cité, l’aventure d’un think tank», éditions du Cerf, novembre 2024, 304 pages, 29 € (papier).
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18/12/2024
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