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������ «Donald Trump n’est pas fou, il incarne le capitalisme de la finitude»
  • par Eugénie Bastié, pour Le Figaro - avril 2025
Pour comprendre que le retour des droits de douane et la prédation impériale de Donald Trump sont loin d’être des lubies, il faut lire Le Monde confisqué, d’Arnaud Orain.
 
Donald Trump est-il fou ? C’est la question que se posent beaucoup de commentateurs après le yo-yo infligé aux Bourses mondiales par la valse des droits de douane, ses prédations affichées sur le Groenland et le Panama, la cruelle indifférence montrée au sort de l’Ukraine et son «deal» cynique sur les minerais. Si on ne veut pas s’en tenir à des explications psychologisantes superficielles, mais comprendre à quel point le dessein trumpiste s’inscrit dans une recomposition structurelle de la mondialisation, il faut absolument lire Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle) (Flammarion) de l’économiste Arnaud Orain. On comprendra en lisant cet essai brillant que ces changements n’ont rien de conjoncturels, et que même l’explication «populiste» d’un alignement électoraliste sur les intérêts des ouvriers déclassés de la Rust Belt n’est pas suffisante, ou du moins trop naïve. Il s’agit d’une mutation beaucoup plus profonde.
Comme l’affirmait Morris Chang, patron du géant taïwanais TSMC en posant la première pierre d’une usine de semi-conducteurs en Arizona : «La mondialisation et le libre-échange sont morts, et je ne pense pas qu’ils reviendront de sitôt.» Le néolibéralisme est terminé. Et vous allez peut-être le regretter, tant ce qui va le remplacer promet de ne pas être une douce utopie. Le libre-échange cède la place à une conception autarcique de l’économie et à une course à l’accaparement des richesses, le dogme de la concurrence au retour des monopoles privés devenus des compagnies-États, le capitalisme financier au capitalisme marchand.
Ce n’est pas la première fois que cela arrive dans l’histoire. L’originalité d’Arnaud Orain est d’adopter une lecture cyclique du capitalisme plutôt qu’évolutionniste comme l’est celle de Marx (au capitalisme marchand succède le capitalisme financier, puis industriel). Depuis le XVIe siècle, le capitalisme a connu deux phases qui se sont succédé : la phase mercantiliste (première colonisation, du XVIIe siècle jusqu’en 1815, deuxième poussée impérialiste de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1945) et la phase libérale (Pax Britannica de 1815 à 1880 et Pax Americana de 1945 aux années 2000). Nous sommes entrés aujourd’hui dans une troisième phase, celle du capitalisme de la finitude, qui se caractérise par trois facteurs structurants : la fermeture des mers, la relégation du marché concurrentiel, la poussée d’empires formels ou informels.

Fermeture des mers

De la conquête du monde émergé, au XVIe siècle, à la poussée coloniale du XIXe, alimentée par la quête d’espace vital et la peur malthusienne d’un manque de ressources pour nourrir la population, jusqu’à la poursuite éperdue des terres rares aujourd’hui, le slogan du capitalisme de la finitude est simple : «Il n’y en aura pas pour tout le monde.» Contrairement à l’utopie libérale d’un enrichissement mutuel par le libre-échange et le doux commerce, le capitalisme de la finitude postule que l’économie est un jeu à somme nulle, que le monde est fini ou finissant et qu’il faut s’accaparer le plus vite possible de ce qui peut l’être. Paradoxalement, souligne Arnaud Orain, les mouvements écologistes, qui ont mis en avant depuis les années 1970 la finitude des ressources, ont précipité la «course à la saisie» en généralisant l’angoisse de la limite.
«La liberté des mers est aujourd’hui en train de progressivement disparaître.» Eugénie Bastié
Arnaud Orain souligne une dimension essentielle du capitalisme de la finitude : la mer. La liberté des mers est aujourd’hui en train de progressivement disparaître. Les flux sont entravés, les stocks privatisés, le commerce maritime se militarise. On assiste même au retour de la piraterie, qui avait quasiment disparu au XXe siècle. On comprend mieux en le lisant pourquoi JD Vance a manifesté, dans une boucle Signal (censée être privée mais révélée par la presse), son agacement quant au bombardement des houthistes par les États-Unis : selon lui, la piraterie houthiste gênant principalement les flux européens, les États-Unis n’avaient pas à s’en mêler. On voit bien là la tentation du repli sur une économie autarcique et le refus d’assurer le coût de l’hegemon sur les mers. Comme le résume Orain : «À quoi bon consacrer des sommes folles à tenter d’assurer une liberté des mers toujours plus menacée sur les océans du globe, alors que ce pays pourrait se contenter de sécuriser sa propre zone impériale, de taille plus réduite ?»

Puissance plutôt qu’abondance

La logique de l’abondance cède la place à celle de la puissance. L’ouvrier et le soldat prennent le pas sur le consommateur. «Vous voulez la plus grande abondance de biens au meilleur prix pour vos consommateurs ? Choisissez le libre-échange. Vous voulez ériger un État puissant par un développement autocentré en donnant la priorité à la production sur la consommation ? Évitez-le.» La concurrence, credo officiel de l’OMC, a quasiment disparu. C’est le retour des grandes compagnies-États à tendance monopolistiques. Hier, les compagnies des Indes, aujourd’hui, les Gafam. Google couvre 90 % du marché des moteurs de recherche, Amazon jusqu’à 40 % du commerce en ligne. Le milliardaire Peter Thiel, parrain idéologique de JD Vance, fustige l’idéologie de la concurrence qui serait selon lui hostile au capitalisme, en éliminant la possibilité des bénéfices.
«Loin du rêve d’une économie entièrement virtuelle et financiarisée, c’est le retour d’une approche économique qui confine à la physique ancienne des éléments.» Eugénie Bastié
Enfin, le capitalisme de la finitude entraîne le retour des marchands sur les industriels. Symbole frappant : en France, à Denain, en 2022, un ancien site sidérurgique a été reconverti en entrepôts de 100.000 mètres carrés pour Amazon. Le cœur battant du capitalisme de la finitude, c’est le système des entrepôts. Les marchands règnent en lieu et place des manufacturiers. Aujourd’hui, c’est Amazon qui dicte ses prix et ses conditions aux industriels. Le transport maritime et le commerce de détail deviennent structurants, bien plus que le capitalisme financier.
Le capitalisme de la finitude nous invite à revoir notre logiciel. Loin du rêve d’une économie entièrement virtuelle et financiarisée, c’est le retour d’une approche économique qui confine à la physique ancienne des éléments : l’eau (les océans), la terre (les métaux rares et fossiles, l’agriculture), l’air (l’espace et le cyber), le feu (la guerre). Dans cette configuration schmittienne du monde, où le conflit l’emporte sur la coopération, l’Union européenne est complètement larguée. Elle s’entête seule dans un respect scrupuleux du libre-échange obsolète. Ainsi, alors que les États-Unis sont devenus une économie de monopoles et que la Chine enchaîne les mégafusions, l’Europe a interdit en 2019 la fusion Alstom-Siemens au nom du dogme de la concurrence. Même les populistes européens sont ringards, nous dit Orain, s’entêtant dans des conceptions souverainistes étriquées, au lieu de pousser à la constitution de méga-compagnies européennes.
Ce livre très pessimiste et lucide s’achève sur une conclusion idéaliste. Pour répondre au capitalisme de la finitude, la meilleure porte de sortie pour l’Europe serait, selon Orain, d’adopter une «économie des quatre éléments démocratique, décentralisée et décroissante». Transformer l’Europe en ZAD à l’heure où les prédateurs rodent ne semble pas l’hypothèse la plus rassurante et la plus crédible.�
  • Illustration : Arnaud Orain présente «Le monde confisqué - Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle)», éditions Flammarion, janvier 2025, 368 pages, 23,90 € (papier), 15,99 € (numérique). © Francesca Mantovani
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04/05/2025
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