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Abnousse Shalmani et Kamel Daoud : «Si vous ne voulez pas de ce pays, on est preneurs !»

  • propos recueillis par Peggy Sastre, pour Le Point - avril 2024
ENTRETIEN. À l’occasion de la sortie de «Laïcité, j’écris ton nom», Abnousse Shalmani dialogue avec Kamel Daoud. Les deux écrivains évoquent leur attachement au pays des Lumières.
 
«Alors ? À quoi bon ?» se demande Abnousse Shalmani dans Laïcité, j'écris ton nom, qui sort mercredi 1er mai aux Éditions de l'Observatoire. «À quoi bon reprendre les mots déjà dits, déjà écrits ? À quoi bon poursuivre la lutte alors que souvent, trop souvent, tout semble déjà perdu ?» À quoi bon combattre pour «la laïcité, la liberté, l'universalisme, la République, la France ?»
 
À quoi bon, après des enfants tués à bout portant dans leur école, des journalistes passés à l'arme automatique dans l'exercice de leurs fonctions, les clients d'une épicerie abattus en venant acheter en vitesse un bout de pain, 130 personnes fusillées parce qu'elles étaient sorties boire un verre ou assister à un concert de rock, 84 autres écrasées par un 19 tonnes en bord de mer où elles étaient venues voir un feu d'artifice, après un prêtre de 85 ans égorgé en pleine messe, un couple de policiers poignardés à mort devant leur fils de 3 ans et demi ? À quoi bon, après un professeur décapité en pleine rue pour un cours d'éducation civique jugé blasphématoire, et dénoncé par des élèves de son collège contre 300 balles à cause d'une de leur camarade mythomane ?
Simplement parce qu'il n'y a pas d'autre option. Car, ce que nous raconte Shalmani, c'est aussi l'histoire d'un modèle, celui de la France, construit comme un asile pour les réprouvés du monde entier. Et que, si nous abdiquons, si nous baissons les bras en croyant pouvoir attendre que cela passe, il n'y aura plus rien, pour personne.
«Plus de refuge nulle part pour les amoureux de la liberté, les persécutés de l'obscurantisme.» Notre chroniqueur Kamel Daoud est de ceux-là. Parce que lui aussi refuse, obstinément, de laisser gagner les obscurantistes, car cela signifierait abandonner le pays où il a pu sauver sa vie quand, en Algérie, «le couteau arrivait à l'os». Les faire dialoguer tenait donc de l'évidence.
Le Point : Kamel, il y a cette phrase que je vous ai souvent entendu dire et qui m'obsède : «Ce n'est pas parce qu'on a raison qu'on gagne.»
Kamel Daoud : Oui, je le dis souvent. Et je le dis souvent en Algérie. Je le disais au début des soulèvements du hirak, en 2019. C'est une des illusions majeures du militantisme, celui qui nous fait confondre le romantisme du selfie – on se fait photographier, ça fait de belles images qui s'étalent dans les grands journaux occidentaux – et l'efficacité, la réalité de l'action politique. Pour moi, c'est de la pensée magique. Cette phrase, j'ai pu la prononcer lors d'un meeting, une rencontre publique en Kabylie.
Aux gens qui me reprochaient mes positions, mon scepticisme face au hirak, j'ai dit : «Est-ce que vous voulez gagner ou est-ce que vous voulez avoir raison ?» Parce que ce sont deux choses différentes. Dans sa fonction, cette pensée magique nous fait croire que, parce qu'on a une position, c'est bon, on a changé le monde. Mais non. Comme je le répète aussi souvent, la politique est l'art de négocier, de créer du consensus. Voilà ce qui nous fait passer de la réaction à l'action. Mais, avoir raison, c'est autre chose. Bien sûr que nous devons avoir raison, que nous devons construire, écrire, déplier, donner des arguments. C'est notre fonction. Mais nous devons aussi gagner.
Cette polarité, je la retrouve ici, en France. D'un côté, il y a ceux qui ont raison. Grosso modo les intellectuels de droite, les déclinistes, ceux qui ont le déclin raffiné, érudit, qui connaissent les meilleurs temps de conjugaison pour dire que tout va mal. Puis il y a ceux qui veulent gagner, l'autre camp, l'autre bout de l'arc narratif. Eux se foutent bien d'avoir raison. Ils recourent aux fake news, à l'intox, à la provocation. Voilà les deux pôles : d'un côté, les intellectuels du néant et, de l'autre, les intellectuels de l'être. Ceux du néant sont très raffinés, mais ceux de l'être sont beaucoup plus barbares. Et donc efficaces.
Abnousse Shalmani : L'humanisme a toujours raison. Ce que nous défendons, concrètement, et tant pis si je me vautre dans le raffinement, c'est la forme la plus subtile de la démocratie. Celle qui n'emprisonne pas, et en premier lieu mentalement. Celle qui permet l'émancipation, l'autonomie, celle qui offre la possibilité du choix. Ce qu'on défend devrait donc être légitimement partagé – et c'est le cas !
C'est ce que réclament les Ukrainiens devant le grand monstre russe, ou les Taïwanais face à la force unificatrice chinoise, ou les Iraniens vis-à-vis des barbus de la mollarchie : la démocratie et le souffle de la liberté. Ce qu'ils désirent, c'est la possibilité du choix qui nous est offert à nous, parce que nous avons la chance de vivre dans une démocratie, en crise certes, mais en démocratie.
Le problème est que cette raison-là ne porte pas, du fait, justement, de cette tragédie des vérités multiples. Avoir raison, on peut se dire que ça aide pour cheminer vers la vérité, sauf que la vérité n'existe plus. Elle a explosé. Plus rien ne tient, même la science ne tient plus. Il faut donc trouver autre chose, convaincre autrement. Je pense toujours qu'on peut davantage convaincre par la littérature, par l'imaginaire, parce que, par là, tu arrives à pénétrer beaucoup plus profondément la psyché des gens. Il ne faut pas se leurrer, quand on sort des essais, tout un tas de gens voient nos noms sur la couverture et fuient dans l'autre sens.
 
«Il faut arrêter d’être poli. Il faut cogner, tout simplement.» Abnousse Shalmani
 
On ne s'adresse finalement qu'à des convaincus. Ceux qui refusent, ignorent notre raison, ne vont même pas ouvrir le livre. Mais par la littérature il peut y avoir une tentation. Car, même si tu n'aimes pas la personne, elle te propose de te raconter une histoire. Voilà peut-être la seule forme de grand mysticisme que je peux nourrir : un roman peut vraiment bouleverser ta donne intérieure. D'un coup, tu lis, tu ne t'y attends pas du tout, mais cette foutue graine se plante en toi, et c'est trop tard. Il n'y a plus de marche arrière possible. Elle va grandir, renverser tes certitudes, elle va pouvoir donner un autre aspect à la réalité dont tu étais pourtant persuadé. C'est une première méthode.
Ensuite, je pense qu'il faut cogner, tout simplement. Je pense qu'on a été trop polis. C'est là que je rejoins Kamel, on s'est retrouvés entre le déclinisme érudit et la barbarie. Nous, au milieu, on en est venus à se dire : «Bon, on va pouvoir s'arranger. Ce n'est peut-être pas très grave, toutes ces gamines qui portent l'abaya…» Sans savoir d'où vient l'abaya, à quoi elle sert. Et on a laissé faire pour finalement se rendre compte qu'en fait, ben non, non, ça ne va pas du tout. Sauf que c'est déjà trop tard parce que le geste du vêtement s'est déjà installé dans les mentalités.
Il faut arrêter d'être poli. Il faut cogner. Affirmer : «Non, une société saine, c'est une société où personne n'est prisonnier de sa naissance.» Il faut aussi marteler : la liberté, c'est la chienlit. Ce n'est pas facile. On a vendu la liberté comme une panacée alors que c'est dur, c'est très dur, la liberté. C'est plus facile d'avoir ton emploi du temps mental déjà créé et géré par ta religion, par ton ethnie, par ton sexe. D'autant plus qu'il te donne l'impression d'avancer, alors que tu stagnes.
Kamel Daoud : Bien sûr, il y a une facture. La liberté, c'est comme entrer dans un restaurant, choisir son menu, en fonction de ce qu'on peut payer. La liberté, ça se paie. Il n'y a pas de liberté gratuite.
Abnousse Shalmani : Ce n'est pas confortable, la liberté. Du tout, du tout.
Kamel Daoud : Et non seulement la liberté n'est pas confortable, mais, parfois, on n'arrive même plus à la définir pour ce qu'elle est, c'est-à-dire dans son enjeu, dans sa cruauté, dans son risque. Et le fait est qu'on est aussi dans un pays où il y a une sorte de pétrification de la pensée libre. C'est-à-dire qu'il y a tellement de cases, il est difficile de slalomer et de se définir par rapport à ces cases-là.
Quand vous arrivez ici, vous êtes comme moi, algérien d'origine, algérien et français à la fois, et il faut des années pour sortir du décolonial et le déconstruire réellement. Pas par bravade, par enthousiasme ! Ensuite, il faut encore des années pour pouvoir affirmer une singularité qui ne soit pas facilement récupérable par les polarités en France, puis des années de plus pour surmonter le sentiment de trahison.
 
«Il faut que j’explique que je ne suis pas un écrivain franco-iranien.» Abnousse Shalmani
 
Parce que, personnellement, je suis né à moitié. Je suis né dans un pays où on a la révolution de l'unanimisme, de la collectivité, où «je» n'existe pas, il n'y a que «nous» qui existons. Il n'y a pas de vie privée, pas de singularité. En 2015, au moment de l'attentat de Charlie Hebdo, ça m'avait frappé. En France, il y a eu «Je suis Charlie», mais, en Algérie, j'ai vu des slogans : «Nous sommes Mohamed». C'est-à-dire que le «je» n'existe pas. Le «je» est une trahison.
Donc, on arrive ici, de là-bas, et d'abord il y a l'injonction, le procès en langue, parce que je pratique la langue française. Après, il y a le procès en communautaire, en appartenance, en trahison, il y a le procès en séduction. Et, à chaque coin de rue, on entend : «Monsieur, venez, nous sommes la bonne église !» Et nous, entre tout ça, on slalome, on veut dire «je suis». Alors, voilà, je suis. Je suis de cette manière-là qui veut revitaliser, raviver ce pays, parce que nous avons eu une chance, incroyable, celle de savoir qu'il y a une vie après la mort. Les exilés comme moi savent qu'il y a une vie après la mort.
Abnousse Shalmani : Le fait est que j'ai échappé à ça, parce que j'ai eu droit à l'exil de l'enfance. Un exil à 8 ans, et en venant d'une famille athée. À titre d'exemple, c'est en France que j'ai compris ce qu'était le ramadan. En Iran, mes parents ne pratiquaient pas et voulaient me préserver d'un islam dominateur. Mais, après, le chemin est le même. Quand, encore aujourd'hui, on me dit «mais quel dommage que tu aies perdu ton accent !», moi je panique. Quel accent ? Je n'en ai jamais eu.
Le français est venu remplacer, concrètement, ma langue maternelle. Il faut que j'explique que je ne suis pas un écrivain franco-iranien. Tout ça, c'est effectivement dans le but d'affirmer une singularité, singularité qui n'est possible qu'en Occident. Telle fut la spécificité de la Renaissance, ce moment où s'est affirmée en Occident cette singularité du «je». Voilà ce qu'il faut absolument que l'on préserve, car c'est vers le refus de cette singularité que tirent les obscurantistes et, en l'occurrence, les islamistes.
Kamel Daoud : Le «je» leur est insupportable. Il veut dire qu'on sort du rang.
Abnousse Shalmani : Parce qu'il est extrêmement difficile d'en sortir ! D'autant plus quand sortir du rang signifie mourir. On ose encore moins. La chance que nous avons, effectivement, c'est qu'on sait. On connaît ce choix, et on le connaît, j'allais dire, profondément, et dans la chair. Parce que des gens sont morts autour de nous, tués par des islamistes, on sait de quoi ils sont capables et, quelque part, on passe notre temps à aller d'un côté et de l'autre du miroir.
Et je pense que c'est cela qui fait de nous des gens irrécupérables. Et qui fait de nous, bien qu'on essaie de nous séduire, des électrons libres. Des gens qui ne sont ni totalement aimés du côté des identitaires déclinistes raffinés ni aimés bien sûr du côté des islamistes, et encore moins aimés, malgré notre métèquerie, par ceux qui les soutiennent, en l'occurrence, cette gauche qui s'est totalement vautrée. Ils voient en nous des traîtres. Moi, je ne me sens pas traître, moi, je me sens libre. Tant qu'on sera mal vus, mal regardés par ces deux pôles, on restera, on est libres.
Kamel DaoudC'est le moment de préciser aux lecteurs que nous avons fait une déclaration commune avant de commencer cet entretien. Abnousse n'est pas une miniature persane. Et moi, je ne suis pas un cadavre de la guerre d'indépendance parlant. Il faut que les choses soient claires. Et nous avons ajouté que ce pays, la France, si vous n'en voulez pas, nous, on le prend. Nous, on est preneurs.
Abnousse Shalmani : C'est ça [rires].
Kamel Daoud : Il est vrai que c'est un parcours revivifiant aussi, pour la littérature, pour la métaphore, pour le style, pour beaucoup de choses. J'allais dire évidemment difficile, mais je ne préfère pas, car je n'aime pas l'auto-martyre.
Abnousse Shalmani : Non ! Nous ne sommes pas des martyrs ! Absolument pas. Nous avons la chance d'avoir un regard de côté. Être un métèque, être un exilé, être d'ailleurs et vivre ici, c'est avoir le regard en biais. Nous ne sommes pas d'ici, et c'est tellement plus facile de voir des choses que les autres ne peuvent pas saisir parce qu'ils ont baigné dedans depuis toujours !
Kamel Daoud : À nous, ça nous saute aux yeux. On a une longueur d'avance. Je ne revendique pas un superpouvoir, mais quand vous êtes l'enfant d'une guerre civile en Algérie, avec les islamistes d'un côté et les militaires de l'autre, et que vous débarquez dans ce pays où vous voyez qu'on refait les mêmes erreurs, qu'on a les mêmes illusions, les mêmes débats… Les Algériens, peut-être pas tous, vous le diront ouvertement, on a cette impression d'un remake français.
Tout ce qui se joue en France, ça s'est passé à Alger. Nous aussi, on a eu Charlie, on a mis à plat ventre des journalistes avec les mains sur la tête pour les abattre les uns après les autres. Ce n'est pas du neuf pour nous, on a vraiment cette impression de choses qui se répètent. Et, parfois, on est comme… peut-être finalement qu'on est comme les morts, on est derrière la vitre, en train de gratter, de taper, en disant : «Attention ne faites pas ça, ne faites surtout pas ça !» Mais on voit que ça se fait, et que ça se reproduit, et qu'on va vers la même chose.
 
«S’il faut une tranchée de résistance, elle est là, avec les enseignants, dès le CP.» Kamel Daoud
 
Personnellement, à mon humble niveau, ça fait des années que j'écris dans Le Point que l'enjeu sera l'école, et que, s'il faut une tranchée de résistance, elle est là, avec les enseignants, dès le CP. Mais avec la prolétarisation du corps enseignant, on ne fait qu'attirer des gens qui n'ont pas la bonne charpente, qui ne sont pas consolidés.
On en revient à la Première Guerre mondiale. On prend les plus dépourvus, les moins puissants, les plus faibles, on les arme le moins, et on les pousse en première ligne. Si on ne solidifie pas la première ligne, la première tranchée de cette guerre-là, c'est-à-dire l'enseignant devant des enfants, on perdra. Et, encore une fois, je viens avec cette érudition de fantôme, vers ce pays-là, avec l'envie de leur dire «Ne faites pas ça, faites ceci, faites cela». Sauf qu'il y a la vitre et que je suis un revenant.
Abnousse Shalmani : Et on gratte, on gratte, on gratte. En Iran, en 1979, la gauche, le Parti communiste iranien, s'est associée aux islamistes. On a vu ses militants dire : «On va faire la révolution, et comme les religieux ne savent pas gouverner, on va se servir d'eux.» Parce que la gauche, comme d'habitude, ne parvenait pas à trouver son leader et se perdait en guerres intestines. Elle a donc trouvé son leader charismatique avec Khomeyni et s'est alignée sur lui et l'a aidé à arriver au pouvoir.
Et ensuite ? Tous les communistes que les islamistes avaient fait sortir de prison ont été exécutés, autour de cette même prison d'Evin, et ont été enterrés sur place. Et tout le monde succombant à la même illusion – croire qu'on peut se servir des islamistes comme d'un marchepied – a suivi et va suivre ce même chemin. Cette histoire est inscrite dans nos histoires personnelles, intimes. Nous avons beau répéter l'évidence historique, cela recommence.
En 1989, à 12 ans, je me suis pris en même temps l'affaire du voile à Creil et la fatwa contre Salman Rushdie. D'un côté, la mise à mort d'un écrivain parce qu'il avait osé l'imagination, l'interprétation personnelle, et, de l'autre, le voile sur des têtes d'adolescentes. Comme on m'avait fait porter le voile à moi, quand j'étais petite. J'en ai encore un souvenir physique ! Il me démange, là, dans le cou. Je ne m'en suis toujours pas remise, parce que, ce jour-là, j'ai su que les barbus me courraient toujours au cul et continueraient à me mordre les fesses en hurlant «on ne te lâchera pas !». Avec ce sentiment de culpabilité de les avoir amenés avec nous, dans nos bagages, de les avoir fuis là-bas pour les retrouver en France, à Paris.
Kamel Daoud : Moi, je n'ai pas de culpabilité, j'ai de la colère. Quand tu es algérien, on te met beaucoup sur le dos. Quand tu arrives ici, on te demande soit de t'inscrire dans le rang des culpabilisateurs – regardez tout ce que la France a fait de mal –, soit d'être un instrument du sentiment d'innocence. Mais je ne suis ni l'un ni l'autre. Moi, je suis la France d'Apollinaire, j'ai un «je» qui brille autour de la tête comme un anneau, comme les auréoles des saints.
Sauf que je suis soumis, parfois par bienveillance, à un procès d'appartenance. Je dois appartenir à une guerre. C'est pour cela que je parlais, tout à l'heure, d'être sommé d'être un cadavre parlant. Et tout le monde me le fait. Tous s'intéressent à moi quand il y a une déclaration à faire sur la mémoire en France. Comme si je venais de déposer les armes. Sauf que je suis un enfant né libre, bien après cette histoire-là. Je ne suis pas un cadavre ambulant et parlant, je suis quelqu'un d’autre.
 
«C’est beau d’être français avec l’histoire contradictoire de ce pays, ses grandeurs et ses hontes.» Abnousse Shalmani
 
D'autant plus que, en Algérie, l'universel, c'est qui ? L'autre, c'est qui ? C'est le Français. Le monde entier, pour les Algériens, c'est la France. Les Japonais ? C'est des Français qui parlent japonais. L'altérité est coincée, elle est pétrifiée à ce rang. Et, en face, en France, voilà que ce pays a une tradition consistant à se penser toujours par le biais adjuvant, comme un adjuvant alimentaire, de l'autre. Je l'ai découvert depuis longtemps maintenant : les Français ont une pensée sur eux-mêmes qui a les apparences de l'exotisme.
Quand, chez Monsieur François Defromage, on veut faire de l'opposition, on devient pro-Hamas. Quand on veut faire du Sartre, on devient pro-Mao. Quand on veut être anti-Macron, on devient pro-Poutine. Mais cette appréhension de l'autre, elle révèle un mépris profond. C'est-à-dire que l'autre est coincé dans cet acte soi-disant d'amour ou de contrition pour te demander pardon de t'avoir tué avant ta naissance ! Mais non, je n'ai pas envie de ce genre d'amour. Ce dont j'ai envie, c'est d'être là, d'écrire ce que je veux, de respirer, de trouver des rimes, de réciter des poèmes, de regarder des tableaux. Et puis de pouvoir dire ce que je pense et habiter mes métaphores au lieu de me cloisonner dedans pour fuir. C'est aussi pour ça que j'ai de la colère.
Abnousse Shalmani : Bien sûr, maintenant, c'est devenu de la colère. Contrairement à Kamel, je n'ai pas à porter l'histoire de la colonisation. Je viens d'un empire, l'Empire perse, qui a créé le principe des satrapes, soit les gouverneurs envoyés dans les pays colonisés, que la France, grand empire colonial, a ensuite repris. Je n'ai aucun chemin de croix à faire, j'ai simplement à connaître l'Histoire, à la comprendre. Pour le reste, je suis fière d'être française. C'est beau d'être français avec l'histoire contradictoire de ce pays, ses grandeurs et ses hontes. Et si la France n'est pas capable de cette fierté, c'est effectivement à nous de faire le boulot.�
Illustration :
  • Abnousse Shalmani présente «Laïcité, j’écris ton nom», éditions de l’Observatoire, mai 2024, 64 pages, 10 € (papier), 7,49 € (numérique).
  •  - Laïcité : le discours flamboyant et courageux d’Abnousse Shalmani - - Le 8 novembre, pour la remise du Prix de la laïcité 2023, la présidente du jury, Abnousse Shalmani, Française d’origine iranienne, a livré un discours courageux et flamboyant , qui a marqué les esprits et fait se lever la salle. Avec l’aimable autorisation du Comité Laïcité République, Le Point vous propose de revivre ce moment marquant.
 
 
 
 
 
 


14/05/2024
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