2601-"Sartre et l'URSS" Cécile Vaissié 2 posts

"Sartre et l'URSS"
 
Bon, on en revient à Sartre ou, plus exactement, à "Sartre et l'URSS" (sortie le 23 novembre, aux PUR). Challenge: un texte par jour pendant dix jours.
 
L'idée, c'est de décaler le regard : de regarder Sartre - et, donc, le monde intellectuel français de l'époque, voire d'aujourd'hui - non depuis notre nombril, aussi ravissant soit-il, mais depuis l'extérieur. Et de repérer ainsi les failles, les faiblesses, les insuffisances de cette pensée, qui pèsent aujourd'hui encore, voire aujourd'hui plus que jamais. Il s'agit aussi, à travers Sartre et ses onze voyages en URSS entre 1954 et 1966, d'examiner les intellectuels soviétiques - russes, ukrainiens, géorgiens, arméniens, lituaniens, estoniens - qui l'ont reçu et d'approfondir le fonctionnement de ce monde intellectuel.
Et à travers tout le livre s'est glissée, comme en fil rouge parfois très discret, une comparaison avec le poète polonais Czeslaw Milosz. Donc, cela commence ainsi :
 
"Je suis tombée un peu par hasard sur cette émission de Radio Liberté, réalisée à Moscou en juin 2017 . Elle avait pour thème les essais que Czeslaw Milosz, poète et essayiste polonais né en Lituanie, avait écrits à Varsovie pendant l’occupation allemande et qui venaient d’être traduits en russe. La journaliste Éléna Fanaïlova souhaitait débattre à cette occasion « des stratégies des acteurs de la culture pendant une catastrophe historique », et elle interrogeait entre autres Dmytro Bilyï, un historien qui, à cause de la guerre déclenchée par le Kremlin en Ukraine en 2014, avait quitté Donetsk – ville en plein dans la zone des combats – pour Lvov, à l’autre extrémité de l’Ukraine.
 
Dmytro Bilyï assurait – c’est cela qui m’a accrochée – que les livres de Milosz, en particulier "Une autre Europe" paru en 1959, lui avaient sauvé la vie, et il opposait cet auteur à SARTRE, de six ans plus âgé. Selon lui, ces deux Prix Nobel de littérature avaient, suite à leurs parcours personnels, deux conceptions différentes de la Seconde Guerre mondiale.
 
Plus généralement, Sartre considérait la vie comme « un festival » sur lequel l’intellectuel peut influer, alors que Milosz, ayant vu un monde disparaître sous ses yeux, comprenait que l’intellectuel, impuissant, ne peut qu’observer. Dmytro Bilyï ne rappelait pas que Milosz avait été confronté à plusieurs invasions : celles de la Pologne par l’Allemagne nazie, puis par l’URSS, en 1939 ; celles de la Lituanie par l’URSS en 1940, puis par l’Allemagne nazie en 1941. Mais l’historien ukrainien opposait implicitement la légèreté de Sartre, inconscient des ruptures de l’histoire, à la gravité de Milosz, témoin d’un « cataclysme en Europe de l’Est », et il soulignait être plus proche de la façon qu’avait Milosz de penser la vie, l’histoire et le rôle d’un intellectuel.
 
Éléna Fanaïlova allait dans le même sens : par ses thèmes – l’homme dans l’histoire, l’identité, la dignité, l’exil et l’émigration, la collaboration et la résistance des écrivains et, donc, leur responsabilité –, Milosz restait « un penseur actuel » pour les « intellectuels de Russie et d’Europe de l’Est », confrontés à des défis politiques tels que « les rapports avec les autorités, le populisme de droite et le nationalisme ». Sartre que je relisais alors assez paresseusement avait aussi abordé certains de ces sujets, mais il ne restait pas grand-chose de son œuvre, me semblait-il, et, en tout cas, rien qui puisse, sinon « sauver la vie », du moins aider à vivre cet historien ukrainien forcé par la guerre de quitter sa région natale.
 
Sartre s’était laissé séduire, de loin, par ce que Milosz avait fui, et sans doute n’avait-il su penser ni le totalitarisme, ni l’impérialisme soviétiques, que le Polonais avait vus à l’œuvre, analysés et dénoncés.
La critique, voire le rejet, de Sartre par des intellectuels d’Europe centrale et orientale n’est pas un phénomène nouveau. L’éditeur François Maspero a ainsi raconté comment, en 1992, un philosophe roumain lui avait demandé de faire une conférence à Bucarest, et lui avait précisé :
« Ce qui compte pour nous, c’est que vous nous expliquiez comment, tandis qu’ici nous souffrions sous le totalitarisme, vous, en France, vous pouviez éditer des théoriciens totalitaires comme Che Guevara et Althusser, ou admirer des complices du totalitarisme comme Jean-Paul Sartre.’’ Gloup ! »
Maspero n’a pas vraiment précisé le sens de son « gloup » qui accompagnait un double renversement de statut : des intellectuels français se pensant progressistes se retrouvaient accusés d’avoir soutenu un « totalitarisme » ; Sartre, longtemps vu comme un modèle, était désigné comme « complice » de ce « totalitarisme ». L’éditeur s’est montré plus précis quelques pages plus loin, en remarquant qu’à Bucarest « il arrivait toujours un moment où Sartre, comme le raton laveur, revenait dans la conversation pour tout gâcher » :
 
« Sartre, pour nos amis roumains [...], était celui qui avait écrit qu’‘’un anticommuniste est un chien’’. Donc celui qui, forcément, les avait traités, eux les victimes du communisme, de chiens. Pour moi, [...], le Sartre de mes vingt ans était celui qui m’avait appris à réfléchir à la liberté, la nôtre et celle des autres : celui que L’Humanité traitait de ‘’hyène dactylographe’’, à l’époque des procès staliniens . »
La formulation pourrait laisser entendre que Sartre s’est opposé aux procès staliniens ; il n’en a rien été.
Quelques décennies plus tôt, le philosophe français suscitait déjà une ironie mêlée de mépris chez certains intellectuels d’Europe centrale et orientale. Ainsi, l’écrivain hongrois Sándor Márai note froidement que, « dans l’année qui suivit la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’innombrables ouvrages consacrés à l’‘’engagement’’ de l’écrivain virent le jour dans les pays occidentaux » :
« La plupart d’entre eux envisageaient d’un point de vue marxiste la littérature et la tâche de l’artiste au sein de la lutte des classes. L’un de ces livres parvint même jusqu’à Budapest. Écrit par Sartre, il m’apprit que je n’étais pas libre – tout simplement parce que l’ère de la société sans classes n’était pas encore arrivée. Lecture fort instructive par les temps qui couraient . »
Au même moment, les communistes hongrois décrétaient que la majorité des œuvres littéraires était bourgeoise, donc « nuisible ».
Un rejet similaire, certes plus tardif, se remarque chez d’anciens Soviétiques. Le pianiste russe Mikhaïl Rudy avait vingt-trois ans lorsque, le 15 décembre 1976, il a demandé l’asile politique à la France. Il y a poursuivi une carrière brillante, tout en fréquentant des dissidents émigrés. En 2018, il se rappellera que Sartre « venait souvent en Union soviétique, et nous, on ne comprenait pas » : « Il nous donnait des leçons, qu’on devait être très heureux dans le pays du socialisme. Parmi les contestataires, on ne l’aimait pas du tout. C’était comme un décalage culturel . »
Une rupture essentielle entre les deux Europes s’affiche dans ce rapport à Sartre, c’est-à-dire aussi dans le rapport à l’URSS et au projet communiste."
Vous commencez à voir pourquoi c'est d'une actualité criante ?
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23/11/2023
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