Sansal, la prison pour nous intimider : la chronique "Sans filtre" de Mémona Hintermann

  • L’écrivain Boualem Sansal.
    L’écrivain Boualem Sansal. AFP - FRANCOIS GUILLOT
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l'essentiel Sans filtre, la chronique de Mémona Hintermann, grand reporter, ancienne membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Aujourd’hui, l’arrestation et l’incarcération en Algérie de l’écrivain Boualem Sansal.

Quoi, encore une chronique sur Boualem Sansal ? On ne parle que lui depuis une semaine ! Partout sa photo en Une, articles, éditoriaux, dessins de presse, déclarations d’avocat, d’académicien, jusqu’au président de la République… Oui, mais ça ne suffit pas. Il faut continuer.

 

Mémona Hintermann
Mémona Hintermann DDM

 

« Les mots… sont de l’action », disait la philosophe Hannah Arendt. Continuer d’agir dans la droite ligne de ce qu’a fait La Dépêche de Toulouse, dans les années 30, quand le nazisme montait en triomphant. À l’époque, Thomas Mann, Einstein – et d’autres phares de l’humanité – avaient trouvé asile dans les colonnes du journal et écrit pour dénoncer le fanatisme. Quoi de commun entre ces années-là et l’emprisonnement de l’écrivain franco-algérien de 75 ans ? La liberté.

 

La liberté d’expression pour avoir osé dépeindre publiquement les dangers du fanatisme et exposé son point de vue sur les frontières algériennes. L’auteur de « 2084, la fin du monde » ou « Le village de l’Allemand » a aussi écrit « Gouverner au nom d’Allah ». L’ancien ingénieur de Télécom Paris est devenu l’un des romanciers actuels les plus importants, poussé par la nécessité de raconter – à travers la fiction – le péril islamiste des deux côtés de la Méditerranée. Il n’a pas été lu – loin de là – autant que Musso, Lévy ou des auteurs du nouveau filon tendance « new romance » vers qui se précipitent les foules. Néanmoins, partout où il s’exprimait, il attirait énormément de monde.

Partout, il alertait à voix haute, sans peur. En redescendant du festival du livre de Digne-les-Bains vers Marseille, en mai dernier, j’avais eu deux heures pour dialoguer en tête à tête. Un homme de culture éblouissante, espiègle, ironique et humble, très conscient qu’il se mettait en danger, mais sans envie d’édulcorer sa pensée face aux islamistes et au pouvoir algérien. Boualem Sansal ne paraissait pas réellement désireux de prendre la fuite vers l’exil. Par attachement viscéral à sa terre, par idée aussi d’un devoir : Algérien dans toutes ses fibres – français dans son cœur – il pense que c’est sa responsabilité d’ancrer son combat là où il est né. Les yeux dans les yeux.

Quitter son promontoire de Boumerdès aurait enlevé une part de légitimité à son choix d’affronter sur place les ennemis intérieurs de l’Algérie. Les valeurs universelles de la Culture ajoutées à son attachement profond à la laïcité – à la française – sont, par essence, des flambeaux qui irritaient ses contempteurs. En osant dire que le colonisateur français avait rattaché une partie du Sahara marocain aux sables algériens, il n’ignorait pas qu’il avait franchi une ligne rouge. C’est l’argument qui a servi à l’embastiller au motif qu’il a porté atteinte à « l’intégrité nationale » algérienne.

Parler, écrire, témoigner, ces actes devenus naturels en France exposent à l’enfermement en Algérie. Paradoxalement, ce grand pays influent compte une élite intellectuelle vivante, mais amputée du droit à une expression libre – dans l’espace public. C’est ce droit inaliénable que nous défendons en France. Supputer que Boualem Sansal a des affinités avec la droite française – et alors ? – travestir sa pensée en le classant à l’extrême droite, obscurcissent le débat essentiel sur la liberté de conscience et d’expression. Que la gauche radicale ait mis tant de jours à s’élever contre l’arrestation d’un écrivain qui défend notre propre liberté a offusqué.

Ce n’est pas un hasard si les éditions Gallimard ont fait appel à Maître François Zimeray pour défendre l’auteur du « Serment des barbares ». Cet avocat brillant, spécialiste notamment des droits de l’homme et du droit pénal international, fut diplomate. Ambassadeur de France au Danemark, il participait à un débat lorsque le Centre culturel de Copenhague a été criblé de balles. C’était en février 2015. Juste après l’attaque contre Charlie hebdo. Les assaillants étaient « frères ». Entre l’avocat et l’accusé, une longueur d’onde familière. Dans l’affaire Sansal, il y a bien la continuité d’un combat qui ne peut nous échapper, ni nous lasser.