2464- Les relations France-Algérie 4 posts

 Saïd Sadi : «La gauche française nous a toujours combattus»

  • propos recueillis par Franz-Olivier Giesbert, pour Le Point - juillet 2023
ENTRETIEN. Le démocrate algérien, chantre de la laïcité et de la pluralité culturelle, analyse pour nous la situation de son pays et ses relations avec la France.
 
Honni par les islamo-gauchistes de France, interdit de parole dans notre presse bien-pensante, ce médecin qui se définit comme social-démocrate est une légende dans l'Algérie d'aujourd'hui. Ancien président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), emprisonné à plusieurs reprises par le pouvoir algérien, Saïd Sadi s'est battu contre les militaro-léninistes du FLN mais aussi contre les islamistes dans les années 1990.
Né en Kabylie en 1947 dans une famille très pauvre, le Dr Sadi s'est engagé dès son jeune âge pour la laïcité, la démocratie et la culture berbère. Auteur d'une quinzaine d'ouvrages - succès de librairie dans son pays -, il publie des Mémoires passionnants qui comptent déjà trois tomes*, en attendant les suivants : La Guerre comme berceau (1947-1967) ; La Fierté comme viatique (1967-1987) ; La Haine comme rivale (1987-1997). L'occasion de faire le point sur l'état de son pays avec cette grande figure de l'Algérie contemporaine.
Le Point : Avec ses gisements de pétrole et de gaz, l'Algérie semblait voir toutes les fées se pencher sur son berceau en 1962. Comment expliquez-vous que votre pays soit dans un état aussi déplorable soixante et un ans plus tard ?
Saïd Sadi : L'indépendance a été «confisquée», comme l'a dit Ferhat Abbas, l'un des grands Algériens du XXe siècle. Dès l'été 1962, le pouvoir a été accaparé par Ben Bella et par Boumediene, un officier qui entretenait une armée en Tunisie et au Maroc pendant notre guerre d'indépendance. Depuis, la violence et l'imposture se sont imposées comme moyens de conquête et de contrôle du pouvoir dans notre pays.
Selon vous, «l'Algérie est malade de son passé». Parce qu'elle s'est réinventé un passé qui n'a plus rien à voir avec la réalité ?
Le mal dont souffre l'Algérie, c'est la négation d'une histoire multimillénaire, composée de cultures multiples qui ont sédimenté dans notre mémoire. Nous sommes une nation mutilée dont les dirigeants renient tout ce qui n'est pas arabo-islamique : ils veulent imposer au pays une identité d'emprunt. Songez que, pendant très longtemps, la détention d'un alphabet berbère pouvait coûter plusieurs années de prison !
Croyez-vous qu'Emmanuel Macron utilise la bonne méthode pour «réconcilier» la France et l'Algérie ?
Non. L'intention était bonne mais elle partait d'un présupposé faux. Si on prenait la peine de l'écouter, on saurait que le peuple algérien a tourné la page. Cette histoire de guerre mémorielle avec la France, c'est la construction politicienne d'un régime qui compense son illégitimité par la surenchère, les moulinets martiaux. J'ai souvent discuté avec des responsables du FLN qui ont pensé ou conduit la lutte armée. Aucun n'a jamais préconisé devant moi la nécessité de perpétuer la guerre après la guerre. Cette opération a un objectif essentiel pour le pouvoir : faire diversion sur une faillite que rien ne peut justifier.
Le président français sait-il qu'il y a plusieurs Algérie ?
La mise en place d'une commission mixte pour construire une mémoire commune entre la France et l'Algérie est un non-sens. Les relations entre nos deux pays ne peuvent pas faire l'économie d'une rupture avant un éventuel nouveau départ, sur des bases saines et adultes.
Quels sont les plus grands mensonges colportés par le pouvoir algérien sur l'histoire du pays ?
L'histoire algérienne officielle est une somme d'allégations fantaisistes et d'omissions tragiques. Un exemple entre mille : en 1962, Ben Bella s'écrie qu'il y avait 1,5 million de martyrs alors que Krim Belkacem et de Gaulle parlent de 400.000 victimes algériennes, ce qui est déjà énorme pour une communauté de 9 millions de personnes. Autre supercherie dénoncée dans ses écrits par Ferhat Abbas (encore lui) : la seule bataille livrée par Boumediene, toujours célébré comme le «père» de la révolution algérienne, est celle qui lui a permis de liquider 1.009 rescapés de l'ALN, le bras armé du FLN, quand il a lancé à l'été 1962 ses troupes pour prendre la capitale. Un pouvoir construit sur ce genre de contre-vérités ne peut pas promouvoir une nation apaisée, crédible et stable.
L'Algérie indépendante avait de grands dirigeants comme Ferhat Abbas ou Mohamed Boudiaf. Sa tragédie ne fut-elle pas de s'être donnée aux plus extrémistes, les arabo-islamistes Ben Bella et Boumediene ?
Il y a des causes externes et d'autres internes à l'élimination des dirigeants modernistes. La France a imposé Ben Bella, personnage exubérant mais sans épaisseur, comme figure tutélaire de l'insurrection. Nasser avait déjà ouvert la voie, qui en avait fait son proconsul dans le FLN pour conforter ses ambitions panarabistes. La nature plébéienne d'un mouvement national réfractaire aux élites a fait le reste. Cette double contrainte a coûté la vie à Abane et Ben M'hidi, les deux animateurs du congrès du FLN qui s'est tenu dans la vallée de la Soummam, en 1956. C'est l'acte fondateur de la révolution algérienne, où fut énoncée «la primauté du politique sur le militaire» et affirmé le fait «qu'il ne s'agit pas de restaurer une monarchie ou une quelconque théocratie désormais révolues». Abane a été assassiné par ses pairs du FLN et Ben M'hidi par le général Aussaresses, qui dit avoir agi sur instruction de Paris.
 

«Sur l'Algérie et, plus généralement, sur le monde musulman, la gauche française a toujours laissé prévaloir l'opportunisme, le cynisme et, pour tout dire, une certaine lâcheté.»

 

Comment expliquez-vous que les intellectuels français aient occulté à ce point la dimension islamiste du FLN qui a mené la bataille pour l'indépendance ?
Au départ, le courant islamiste était hostile à la lutte pour l'indépendance, qu'il n'a d'ailleurs rejointe que tardivement, contraint et forcé. Ce n'est qu'avec l'appui de l'Égypte de Nasser qu'il s'est progressivement imposé. Je m'étonne que, plus de soixante ans plus tard, des intellectuels français encensent le fondamentalisme islamiste au Sud alors qu'ils affichent leur allergie contre ce qu'ils appellent l'extrême droite en France. Comment ne pas voir là une forme de racisme en creux, où ce qui est indigne du Blanc est conseillé sinon recommandé pour l'indigène ?
Pourquoi, en France, les intellectuels, les médias et une partie de la gauche sont-ils aujourd'hui si complaisants avec les islamistes ? Pourquoi cet aveuglement ?
 
La guerre d'Algérie pèse toujours. Or la gauche française s'est toujours fourvoyée sur l'Algérie. En 1954, le ministre de l'Intérieur Mitterrand n'avait pas vu arriver la décolonisation. «L'Algérie, c'est la France», déclarait-il. Les socialistes ont été longtemps sur cette ligne, et, après l'indépendance, ils ont cherché à faire oublier leurs errements en soutenant mordicus le FLN d'après guerre, devenu la devanture d'un militarisme prédateur et corrompu. La connivence dura jusqu'aux émeutes d'octobre 1988, réprimées dans un bain de sang. Les socialistes volèrent alors au secours de la victoire islamiste annoncée, qu'ils considéraient comme inéluctable. Sur l'Algérie et, plus généralement, sur le monde musulman, la gauche française a toujours laissé prévaloir l'opportunisme, le cynisme et, pour tout dire, une certaine lâcheté.
À qui en voulez-vous particulièrement dans cette gauche française qui vous a lâchés ?
À de rares exceptions près, la gauche française nous a toujours combattus. C'est elle qui a conceptualisé l'ignominie désignant en Algérie les démocrates comme des «éradicateurs» et les islamistes ou leurs affidés comme des «réconciliateurs». Elle a même soutenu la plate-forme de Rome, en janvier 1995, un acte d'abdication du projet républicain algérien au profit de l'islamo-conservatisme. Ce fut, pour nous, la pire des compromissions des socialistes français.
Votre père, qui était cantonnier, avait tout vu, comme vous le rapportez dans votre tome I, «La Guerre comme berceau ». « Ben Bella, disait-il, ce sera le règne du bâton.» Des décennies plus tard, c'est toujours le règne du bâton !
Dès 1962, on pouvait savoir qu'on entrait dans un tunnel dont nous ne sommes toujours pas sortis. La paysannerie l'a compris. Les élites s'en sont accommodées.
Dans le tome III, «La Haine comme rivale», vous brossez un portrait saisissant de Mohamed Boudiaf, chef historique de la guerre d'indépendance rapidement emprisonné par Ben Bella. Après un long exil, il a été porté à la présidence par le FLN en 1992 avant d'être assassiné cinq mois plus tard. C'était votre «de Gaulle», un moderne et un visionnaire. Il voulait redonner leur place aux femmes…
Quand il est arrivé à la présidence, il a créé un élan incroyable en s'adressant aux jeunes et aux femmes. C'est pourquoi il a été assassiné.
Un jour que vous évoquiez devant lui le triptyque qui fonde l'identité de l'Algérie - l'arabité, l'amazighité (ou berbérité) et l'islamité -, Boudiaf vous répondit, racontez-vous : «Et qu'est-ce que tu fais de la francité ? Il faut en finir avec les hypocrisies.» Selon lui, il ne fallait pas «effacer tout ce que la France a fait»…
Oui. Pour lui, la culture française était consubstantielle à notre identité. Beaucoup d'Algériens le pensent en privé, mais lui pouvait oser le dire car nul n'osait contester son patriotisme. L'éradication de la langue française entreprise par l'équipe actuelle est un crime commis contre le peuple. La progéniture des dirigeants constitue l'écrasante majorité des élèves du lycée français d'Alger.
Qui a assassiné Boudiaf ?
Je connais bien les deux professeurs de psychiatrie qui ont expertisé l'assassin. Et j'ai pris connaissance de leurs diagnostics. Le tueur est un idéaliste passionné, un malade suggestible et manipulable. La question est : qui l'a manipulé et programmé pour être le 29 juin 1992 dans la garde du président Boudiaf alors qu'il n'était pas prévu qu'il y soit ?
La Kabylie est l'un des personnages principaux de vos Mémoires. Quelles valeurs avez-vous retenues de votre enfance dans cette région ?
Quand on a assisté enfant à des assemblées de village où les disparités sociales s'effacent le temps des débats, ça vous marque, même si, dans ces réunions, il n'y avait que des hommes. Lorsque vous découvrez très tôt que, dans une assemblée, le responsable du culte ne siège pas et que c'est elle qui le nomme ou le révoque, ça éclaire votre spiritualité. Et puis la pauvreté partagée aide à construire la vie et permet de relativiser ensuite les manques, les frustrations.
Par quel miracle la Kabylie a-t-elle survécu après avoir passé des siècles sous la meule que l'arabisme faisait rouler sur elle ?
La Kabylie a pu préserver des structures de médiation sociale qui existent moins dans les autres régions. En plus, l'émigration a contribué à ouvrir les esprits sur les évolutions du monde. Quand le pouvoir veut hystériser le climat politique, il stigmatise d'abord cette région. Avec de moins en moins de succès. Lors de l'insurrection citoyenne de 2019, on a vu flotter un peu partout dans le pays le drapeau amazigh [berbère, NDLR].

Repères

  • 1947 Naissance de Saïd Sadi à Aghribs, région de Tizi Ouzou.
  • 1980 Devenu docteur en médecine et psychiatre, il organise les grandes manifestations du Printemps berbère.
  • 1985 Fonde la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme.
  • 1989 Crée le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), parti libéral et laïque défendant la minorité berbère.
  • 1995 Recueille 9 % des voix à l'élection présidentielle.
  • 2018 Se retire du RCD.
Malgré tout, quelles sont les raisons d'être encore optimiste pour l'Algérie ?
L'Algérie est entrée dans une ère de glaciation que la récente accentuation du tropisme russe va rendre encore plus sévère. Les élites restées au pays sont muselées quand elles ne sont pas clientélisées. Une fois de plus, c'est dans la diaspora que se joue le destin algérien. Encore faudrait-il que les cadres qui s'y trouvent s'organisent au niveau nord-africain et rejettent le communautarisme islamiste. Le démocrate nord-africain doit avoir le courage de dire sans rougir qu'il est plus proche d'un président européen démocrate que d'Erdogan. Dans le même temps, les démocraties occidentales doivent, elles aussi, se libérer des culpabilités postcoloniales qui inhibent leur engagement avec les peuples en lutte pour la citoyenneté dans le tiers-monde.
Lors des dernières émeutes des banlieues françaises, le pouvoir algérien a rappelé le «devoir de protection de la France» à l'égard de ses ressortissants. Comment jugez-vous cette mise en garde ?
Un régime qui a tué par balles réelles 129 jeunes manifestants kabyles aux mains nues, en 2001, devrait montrer un peu plus de retenue. Cette intrusion est d'autant plus malvenue que le pouvoir algérien a de tout temps considéré la diaspora comme la source de la contamination morale et politique d'une société qu'il entend asservir. Cette «mise en garde» montre encore l'instrumentalisation par le pouvoir algérien de tout ce qui peut nourrir le fonds de commerce antifrançais.�
*Éditions Frantz Fanon (tomes I et II) et Altava (tome III).
Illustration :
  • Saïd Sadi, médecin et homme politique algérien
  Algérie.jpg
 
 
 
 
 


03/08/2023
4 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 355 autres membres

blog search directory
Recommander ce blog | Contact | Signaler un contenu | Confidentialité | RSS | Créez votre blog | Espace de gestion