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La chronique du dimanche dans La Dépêche du Midi du 14 mai
UNE ÎLE
Une île. C’est un monde hors du monde, comme si la mer qui l’entoure étouffait les fureurs et les banalités de nos trop vastes continents. Un monde à part où les bruits sont atténués, parfois même imperceptibles, où, dans ce silence du sable et de l’eau, nous oublierions volontiers les chamailleries et les guerres qui font la vie belle de l’autre côté de l’horizon, la grande bataille du tous contre tous à laquelle nous serions conviés et qui, le temps d’une île, disparaît presque spontanément, comme un petit miracle de quelques jours.
Autant dire qu’une île rassure et assagit, qu’elle nous convie à ce petit bonheur d’être à l’écart de tout.
Ça dépend bien sûr des îles, certaines ont la vie dure, elles ressemblent au pays d’où on vient, ses habitants sont les mêmes, avec leur part de jalousies et leurs mâchoires closes. Il est des îles d’exil pour de petits Napoléon, des îles prisons comme sous Franco, et des îles peuplées comme des centres commerciaux.
Mais celle-là, celle où j’ai posé mes pas, est un autre pays, un autre soleil, une petite terre au-delà de la vie courante, une terre qui sourit sans obligation ni exubérance, un sursis, un repos, une absence.
Un lézard d’un vert éclatant accélère sous nos pas, sa tête s’est tournée, il dévisage notre présence puis rampe se réfugier vers un creux de broussailles – a-t-il ressenti la peur de sa vie ou joue-t-il son rôle de lézard à s’enfuir ainsi sous les pas des passants qui lézardent le nez au ciel ? Le lézard est l’un des autochtones – ici, c’est son île, son sable, sa vie –, son corps, longiligne ou tordu, est un symbole de tranquillité, il s’étale sur les maigres souvenirs, des assiettes peu ragoûtantes, des t-shirts immettables, des cartes postales qui ne disent rien de la beauté des lieux. On s’en passe, on préfère la présence des lézards vivants mais aussi des « lubina » cuites au sel.
Car, disons-le vite, le dépaysement vient à la bouche, et, sur une île – question pratique –, on cuisine en priorité le poisson de mer, le loup au sel, la grosse rascasse, les sardines et la seriole grillée au thym, les pêches y sont toujours miraculeuses.
Une dizaine de jours entre le va-et-vient des vagues, les lézards effarouchés et les assiettes de riz noir à l’encre de seiche, ça nous fait perdre de vue l’actualité d’ailleurs, puisqu’ici il n’y a plus d’ailleurs.
Pour un chroniqueur qui vaque sur l’actualité, ce pourrait être une faute professionnelle, mais l’absence totale de poste de télévision et quelques regards hâtifs sur le smartphone m’ont persuadé que l’actualité, pour un temps, ne m’était plus essentielle, qu’il fallait s’en passer, que l’île et ses plaisirs tranquilles me suffisaient.
Il y a plus d’un demi-siècle, Peter Sinfield allait écrire pour le groupe de rock King Crimson, une chanson à la mélodie tourmentée et qui commençait ainsi : « Des maisons glacées à la chaux gardent un rivage pâle encaissé par le cactus et le pin. Ici, je me promène là où la sauge douce et les herbes étranges poussent sur une route pierreuse froissée et brûlée par le soleil… Ici, je suis ombragé par l’éventail d’un figuier dragon entouré de fourmis et méditant sur l’homme… » Le jazz se mêle au rock, le violoncelle, la flûte, le saxophone et le piano font une déroutante symphonie. Est-ce la peine d’écouter « Formentera Lady » pour restituer l’âme de l’île, la longue langue de sable de la Platja Migjorn, le soleil incandescent qui se couche doucement sur la Cala Saona, et les pas qui nous mènent à travers les sentiers de terre bordés de murs de pierres sèches, perdus entre oliviers, vignes et champs de blé, du côté du cap Barbaria, 100 mètres au-dessus de la mer ? En regardant au loin, on se dit qu’on a enfin atteint le bout de la Terre et que l’autre monde, notre monde, s’est peut-être englouti.
Jean-Claude Souléry


22/05/2023
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