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«Paysage d’après tempête»

  • par Jacques Julliard, pour Le Figaro - juillet 2023
L’historien et essayiste dresse un portrait du malaise que traverse la vie politique française aujourd’hui.
 
Il va falloir s’y habituer: à propos de toute question qui se pose à l’échelle nationale, la montée aux extrêmes est en France devenue la norme: une taxe sur le carburant, une pandémie, un drame accidentel: tout est bon pour mettre en cause la société tout entière, ses fondements, son fonctionnement, les formes traditionnelles de la vie en commun. Nous sommes le seul pays au monde, je dis bien le seul, où tout incident devient un accident, tout accident un malaise, et tout malaise le révélateur impitoyable d’une malfaçon prétendue rédhibitoire. Dans chaque citoyen, il y a un Fouquier-Tinville qui sommeille, dans chaque journaliste un Bourdieu en puissance, dans chaque politique un Robespierre ou un Saint-Just. Nous sommes décidément trop intelligents pour mener en commun une vie normale.
Dans ces conditions, les acteurs de la vie politique sont nécessairement, mécaniquement, inférieurs à leur fonction, les gouvernements incapables de se saisir de l’essentiel, les partis politiques d’élaborer et de formuler des solutions. De sorte que, dans l’état actuel des choses, la gauche est condamnée au naufrage, le centre à l’impuissance, tandis que la droite goûte aux délices de l’opportunisme.
 
Un parti de déclassés
 
Commençons par la gauche. Qu’est-ce en effet que la gauche? Dans son fondement le plus essentiel, dans sa formule la moins substituable, elle est l’alliance du progrès scientifique et de la justice sociale: le premier symbolisé par la République, la seconde par la classe ouvrière. En abandonnant cette grande alliance, qui longtemps a fait de la France le pays de référence de la démocratie moderne, la gauche s’est tout simplement privée de son identité. Ôtez le progrès, il ne reste au fond de l’alambic que le populisme ; ôtez l’exigence de justice, il ne subsiste que la technocratie.
Si la note du think-tank Terra Nova, en date du 20 mai 2011: «Quelle majorité électorale pour 2012?», a acquis une telle notoriété, c’est qu’elle disait tout haut ce que les états-majors de gauche murmuraient tout bas: qu’il était temps de substituer à la gauche des classes sociales, centrée sur la classe ouvrière, une gauche des valeurs faisant une place particulière à des catégories sociales telles la jeunesse, les femmes, les immigrés. En vérité, ce n’est pas la classe ouvrière qui a quitté la gauche, c’est celle-ci qui a signifié son congé à celle-là. On n’a pas assez souligné que la substitution de catégories sociales hétéroclites à l’axe directeur constitué par le monde ouvrier était déjà présente chez les «néos» de l’avant-guerre, ces socialistes à la Marcel Déat, qui finiront si mal dans la collaboration. L’attachement traditionnel du socialisme à l’égard de la classe ouvrière n’était pas, ou pas seulement, une affaire sociologique, mais bel et bien un axe doctrinal. Un modéré comme Léon Blum, féru de culture française et ouvert au compromis social, l’avait bien compris: «Je redoutais, déclare-t-il en répondant à Déat, qu’on transforme ainsi le socialisme, parti de classe, en un parti de déclassés»(1). Le mot va loin, il conserve, au vocabulaire près, toute sa vérité.
 
Restait la République. Les cinq principales journées d’émeute que nous venons de vivre ont vu la République attaquée dans ses fondements et ses symboles, à commencer par ses mairies, ses écoles, ses dispensaires, l’ensemble des services publics et de la vie civilisée. Et il faudrait éviter de parler de décivilisation, de peur, paraît-il, de donner des arguments à l’extrême droite! Songez que, à Nanterre, des salopards ont tagué le monument de la Résistance et de la Déportation ; mais on est passé très vite: tout cela a été emporté dans le chaos généralisé. Seule la honte est restée.
 
Conclusion: il n’y a pas que le seul Mélenchon pour sembler préférer les «jeunes» à la République. C’est lui, hélas!, qui a donné le ton à toute la gauche Nupes, même si, comme à l’habitude, le communiste Fabien Roussel a sauvé l’honneur, tandis que le socialiste Oliver Faure s’est efforcé de sauver les meubles. Pour une gauche qui s’efforce de retrouver son identité, il y avait là au moins une occasion de retrouver son lien consubstantiel avec la République: occasion manquée.
 
L’impuissance du centre
Et le centre? C’est ici qu’apparaît le paradoxe qui explique en partie l’impuissance actuelle de la majorité. Elle a pour chef un homme qui dispose de larges pouvoirs, mais qui depuis 2022 n’est plus rééligible. En France, il n’est de formations politiques majeures que celles qui sont dirigées par un candidat potentiel à la présidence de la République. Or l’actuel président est affecté de ce handicap rédhibitoire. Il est le seul de ses pairs à ne pouvoir postuler à sa propre succession. Cette règle est absurde ; on ferait bien de la supprimer. C’est, entre autres, cette particularité qui le prive, dans l’inconscient des Français, du pouvoir de leur proposer un avenir ; c’est elle qui l’empêche dans le contexte émeutier que nous vivons, de dire les mots qu’il faut et d’exercer son autorité.
 
Or l’autorité est la disposition politique implicite mais essentielle, qui domine les institutions de la Ve République, telles que nous les a léguées le général de Gaulle. L’autorité, c’est un supplément de pouvoir purement moral, gratuit et non coercitif (autorité, vient du verbe latin augere, qui signifie «augmenter»), qui permet au dirigeant en place de se faire accepter pour légitime quand il traite, en dehors de toute disposition constitutionnelle, de l’avenir de la nation française. Cette prérogative, qui sous l’Ancien Régime était liée au caractère héréditaire de la monarchie, relève aujourd’hui d’une sorte de compagnonnage entre un homme et un peuple. Elle s’établit au prix d’une inscription progressive dans le temps, entre cet homme et «son cher vieux pays». Par un étrange paradoxe, c’est l’autorité, au sens psychologique et moral que je viens de dire, qui distingue un régime libéral comme le nôtre d’un régime «autoritaire». L’autorité ne se décrète pas, ne se partage pas.
 
C’est elle qui manque à Emmanuel Macron, et ce n’est pas entièrement sa faute. Ne voyez-vous pas que, dans cette vacance inédite dans l’histoire récente de la République, qui n’a duré que quatre ou cinq jours, mais qui a permis de mesurer combien la frontière entre la civilisation et la barbarie est fragile et presque indéfinissable, c’est l’absence d’autorité, non les lacunes de la police, qui explique l’inexplicable?
 
Cette syncope au sein du pouvoir républicain, autrement dit la défaillance de l’autorité légitime, avait pris depuis juin 2022 une forme bien particulière: l’absence de majorité présidentielle au Parlement. Or la Ve République a beau ressembler à un principat à la romaine, elle demeure d’essence parlementaire. Du reste, les partis politiques français, dans leur subconscient, ont conservé la nostalgie de ce régime officiellement honni, la IVe République, qui avait fait du pouvoir exécutif un jouet entre les mains de la représentation nationale, et qui, à la cadence d’une fois tous les sept mois, remettait en jeu la distribution des postes ministériels. Pas étonnant dans ces conditions que cette nostalgie prenne la forme d’une volonté de rétablir la représentation proportionnelle pour l’élection des députés. Puisqu’une fois le mode de scrutin majoritaire a donné un résultat incertain, dangereux, synonyme de paralysie, aussi néfaste que la représentation proportionnelle, faisons de cet accident malheureux la règle de l’avenir! Cette logique du pouvoir est un vrai défi au pouvoir de la logique…
 
Le résultat de cette situation, c’est que le centre, élargi aux Républicains, ne dispose plus d’un leader incontestable. Entre Emmanuel Macron, qui ne l’est plus, et les Philippe, Le Maire, Darmanin, Wauquiez, empêchés de le devenir, il y a comme une vacance dans le leadership, qui le condamne à l’impuissance.
 
Glissement de terrain: les droites européennes
Reste la situation de la droite française, ou plutôt des droites, puisque la période récente a vu les droites extrêmes se diviser en deux partis d’inégale importance: le Rassemblement national, de Marine Le Pen, et Reconquête!, d’Éric Zemmour. Loin d’avoir nui à la croissance du premier, le second lui a permis de se recentrer, sans rien perdre de son attractivité sur la partie la plus radicale de l’électorat de droite. Cette situation est pour partie le résultat d’un véritable chiasme avec l’extrême gauche des Insoumis. Sur fond d’appartenance organique à la gauche républicaine, le parti de Jean-Luc Mélenchon fait tout, dit tout pour démériter. On l’a vu refuser de condamner les émeutes récentes, directement dirigées contre les bâtiments et les symboles de l’ordre républicain. C’est à juste titre que la première ministre a accusé LFI d’instrumentaliser la mort du jeune Nahel et de «sortir du champ républicain». Comment lui donner tort? À l’inverse, le Rassemblement national, notamment son leader, Marine Le Pen, considérée comme antirépublicaine, sinon fasciste, s’en est toujours tenue à un discours strictement républicain, respectueux de l’ordre et des institutions, qui, dans son esprit et dans celui du flot croissant de ses électeurs, devrait la conduire au pouvoir. Nous avons longtemps cru, à cause de la personnalité provocatrice d’un Jean-Marie Le Pen, que la vitalité de l’extrême droite était une particularité française. Nous voyons aujourd’hui qu’il n’en est rien: il y a désormais à l’occasion de chaque élection générale dans un pays européen, une «course à la droite», comme il y eut, en 1914, dans les débuts de la Grande Guerre, une «course à la mer», c’est une lame de fond qui s’explique moins par les qualités et les programmes des nouveaux arrivants que par la déliquescence de la gauche, telle qu’on l’a décrite plus haut. En Méditerranée, c’est tout l’arc septentrional de la Grèce à l’Espagne en passant par l’Italie, c’est-à-dire la destination première de l’immigration africaine, qui est tombée ou qui va tomber entre les mains de l’extrême droite. A fortiori, les pays scandinaves, Finlande, Danemark et Suède en tête, longtemps largement ouverts sur l’immigration, qui suivent le même chemin. En Allemagne même, ce conservatoire de la social-démocratie, les progrès du parti d’extrême droite AfD (Alternativ für Deutschland), sont spectaculaires dans les élections partielles, comme tout récemment en Thuringe.

«Dans toute l’Europe, il y a, au-delà des circonstances particulières, un facteur commun à cet énorme glissement de terrain vers la droite : l’immigration, ou plutôt l’immense difficulté à la contrôler.»

 

On pourrait continuer longtemps, mais il est inutile de se cacher la vérité. Dans toute l’Europe, il y a, au-delà des circonstances particulières, un facteur commun à cet énorme glissement de terrain vers la droite: l’immigration, ou plutôt l’immense difficulté à la contrôler.
 
Réflexions sur la violence
Le plus remarquable, c’est qu’une évolution aussi considérable et aussi généralisée, comparable seulement au tropisme vers la gauche de progrès des lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, mais en sens inverse, s’opère dans le calme et même la sérénité. En Italie, Giorgia Meloni, héritière du néofascisme, mais sagement conseillée par l’ancien président du Conseil (2021-2022) Mario Draghi, et ralliée à l’idée européenne, bat des records de popularité.
Une seule exception: la France, où le désordre dans les choses et la haine dans les esprits se traduisent régulièrement par des bouffées de violence, comme on vient de le voir au lendemain de la mort injuste d’un «jeune» qui refusait d’obtempérer, des mains d’un policier. Du jour au lendemain, la France se met à flamber jusqu’aux plus tranquilles bourgades de province. Si j’étais complotiste, je me demanderais quel est le chef d’orchestre clandestin…
 
Il y a certainement une corrélation - mais de quelle nature? - entre une violence d’extrême gauche, qui désormais accompagne toute manifestation publique, et la progression des partis d’extrême droite. La faute aux black blocs, bien sûr. Mais pourquoi prospèrent-ils en France beaucoup plus qu’ailleurs? Ailleurs, la politique est un moyen d’organiser la vie en collectivité, en France c’est un sport de combat, mais aussi un exercice insignifiant aux yeux de la plupart de nos concitoyens. Rien n’est plus urgent aujourd’hui, si l’on veut éviter l’aventure, que de réhabiliter la politique.
Or les Français ne s’aiment plus, voilà le vice fondamental du régime. Dès qu’il est question de cette politique qu’ils jugent pourtant insignifiante, les Français se mettent à se haïr furieusement: le bruit et la fureur, aime à dire Mélenchon. Et moi je crois entendre: le bruit et le Führer.
 
Est-ce parce que le mot de fraternité figure, aux côtés de liberté et d’égalité, au fronton de toutes les mairies de France que les émeutiers en ont fait leurs cibles privilégiées? S’attaquer aux mairies, et même parfois aux maires et à leurs familles, comme à L’Haÿ-les-Roses, excède de beaucoup l’ordre du politique, c’est bel et bien de la France qu’il s’agit. Il est temps de retrouver cet esprit de communion nationale que notre grand historien Marc Bloch découvrait tout autant dans le baptême de Clovis que dans la fête de la Fédération. Sinon, la France continuera de donner de la gîte ; les Français continueront de remettre en cause tout ce qui assure leur unité, et il ne nous restera qu’à porter le deuil de tout ce que nous avons bâti ensemble et que nous avions mérité d’aimer.�
 
 
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21/07/2023
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