2892-Palestine, dérives et produits dérivés 1 post
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par Kamel Daoud, pour Le Point - mat 2024 Republié par Jal Rossi
Détournant la «cause palestinienne», le folklore propalestinien, dans la rue ou sur les réseaux sociaux, prend en hold-up une tragédie réelle.
La cause palestinienne, c'est aussi des produits dérivés. Des tee-shirts, des imitations, des keffiehs, des banderoles, des photos de corps ensanglantés, des mains rouges ou des indignations sélectives et des «poses» cadettes. Ce sont encore d'autres produits qui participent au grand malheur de ce peuple sommé d'incarner tout le monde, sauf lui-même.
Ce sont, entre autres, l'antisémitisme, l'islamisme, le populisme, les crises juvéniles, le folklore, les sit-in, les campus bloqués et les chansons, le remake vietnamien, l'antiféminisme, l'antioccidentalisme, l'antidémocratie, la haine de soi et des autres, le discours décliniste sur les démocraties, les candidatures à des élections, les listes électorales et les visibilités médiatiques.
Avec du «Palestinien», on peut tout faire : miniatures, figurines, rancœurs autorisées, wokisme, spectacles de rue et, surtout, de la «bonne conscience». C'est peut-être ce qui fait de la tragédie palestinienne un drame à part : non plus seulement ses morts, mais aussi l'usage qu'on en fait. Un cadavre yézidi, ou kurde, ou soudanais n'a pas cet effet de convocation des ténèbres et des mythologies, il ne justifie jamais cet investissement retentissant.
Juif errant et Palestinien vacant
C'est d'ailleurs ce qui explique cette conséquence médiatique hallucinante et pourtant escamotée : on entend partout les pro-Palestiniens, et très rarement le Palestinien lui-même. Son rôle n'est pas de prendre la parole, mais d'illustrer le «crime» et de prouver la légitimité de la haine, souvent antisémite, dédouanée par une nouvelle épopée décoloniale.
Bien sûr, cela arrive quelquefois – très rarement – et, généralement, le Palestinien qui se réclame de cette nationalité réclame autre chose pour lui-même et ne l'ose – à grands cris – que dans les démocraties, pourtant toujours inculpées de partialité.
Dans les pays «arabes», ceux du soutien inconditionnel, comme on aime s'en targuer, le Palestinien vivant vaudra toujours moins que le Palestinien martyr vu à la télévision. Son cadavre vaut davantage que sa respiration. C'est la belle pièce du mortifère et du messianisme autochtone. Un étrange destin piégé par la nécrophilie : au Juif errant on répond, de l'autre «côté», par le Palestinien vacant. Aujourd'hui, avec la guerre et ses chiffres, la dépossession s'aggrave par le spectacle du pire : les populismes internationaux profitent de l'aubaine qu'est ce cadavre de guerre sans fin.
Folklore et jeux de rôle
Mais d'abord, une question : doit-on se taire sur cette guerre abjecte pour refuser de céder aux courants de fond de l'antisémitisme revitalisé ? Non. Mais faut-il protester contre cette même guerre en minimisant le réveil du monstre antisémite ? Non. Le folklore propalestinien qui, souvent, réduit une tragédie à des jeux de rôle, demeure un aspect du drame moderne de ce peuple.
Autrefois, cette cause était zombifiée par Nasser & Cie, le panarabisme, le nationalisme postcolonial. Nombre de dictatures «arabes» détournaient l’attention sur leurs crises internes par l’appel à la libération d’Al-Qods (Jérusalem). Aujourd’hui, ce dérivatif exclusivement «arabe» s’internationalise : on découvre, dans les courants populistes en concurrence, qu’on peut aussi utiliser la «cause» palestinienne pour vendre ses propres produits.
Il s'agit de son spectacle, de son ego, de sa candidature politique en Europe ou de ses selfies de remake du Vietnam américain, sans le risque de la mort. Les grandes causes échappent-elles à ce hold-up de visibilité ? Non. Cependant, cette fois, l'internationale numérique des réseaux sociaux et leurs effets de scène viralisent la «cause» palestinienne plus encore que ses prétendus «amis» dans le monde dit «arabe»
Le sort atroce des Palestiniens à Gaza interpelle, et personne ne l'ignore. Ce n'est pas une exclusivité mondiale mais une réalité parmi d'autres atrocités. La tragédie n'est pas plus grande que d'autres, ni moindre. Elle n'est pas pire ni meilleure que celle des otages civils du Hamas. Sauf que, si la guerre dépossède le Palestinien de sa terre, les «pro» le profanent par le détournement. À chaque fois, son corps vivant est ignoré et son cadavre servira à l'exhibition. Zombifiée depuis toujours, sa souffrance est recyclée en produits et prétextes. Finalement, ce qui fait de la tragédie palestinienne une tragédie, ce n'est pas seulement le meurtre du Palestinien, mais également l'usage que l'on fait de son cadavre.